L’appropriation culturelle : une question encore floue à l’histoire négative
Lors d’entretiens menés auprès de professionnels des secteurs de la mode et de la haute couture, deux caractéristiques relatives à la question de l’« appropriation culturelle » ont été mises en avant. D’une part, cette question renverrait à l’utilisation d’éléments d’une culture par une autre jugée « dominante ». D’autre part, si l’appréciation d’une culture a pour but d’honorer celle-ci en connaissance de cause, il y aurait appropriation lorsqu’il y a absence d’une forme de reconnaissance entre les deux parties. Cette question serait alors relative à une forme de pouvoir, de rapport dominant/dominé et de violence symbolique typiquement bourdieusienne.
L’« appropriation culturelle » : une ligne de fracture difficile à situer
Si le concept d’appropriation est déjà en lui-même complexe à définir, celui d’« appropriation culturelle » est encore plus flou et sa frontière est difficile à tracer. Tandis que certains réfutent et contestent le concept en lui-même, avec l’idée que la culture est par nature libre, universelle et souveraine et que rien ne saurait l’entraver, la contraindre ou la limiter, d’autres, au contraire, font de ce nouvel outil conceptuel l’arme militante et sonore de revendications anciennes . De plus, dans un contexte social où les identités sont de plus en plus fragmentées, le débat sur cette question, autrefois marginal, est désormais public. Sujet à controverse depuis une dizaine d’années, ce concept intègre dans sa définition l’appropriation d’éléments matériels et immatériels tels que des symboles, des objets, des idées et/ou différents aspects d’une ou plusieurs cultures par un tiers.
Une notion qui s’est développée dans le cadre des études postcoloniales et des revendications des peuples autochtones
Cette notion s’est développée dans le sillage de deux mouvements. Tout d’abord, dans celui des études postcoloniales à la fin des années 70, alors émergentes et portées par de grandes figures intellectuelles comme Edward Saïd, Hélène Cixous, ou bell hooks. Ensuite, dans le cadre des revendications de peuples autochtones, notamment aux États-Unis, au Canada et en Australie. Ces revendications, qui ont été exprimées dès les années 1980, ont mis en lumière les spoliations, tant matérielles que culturelles, dont ces peuples font l’objet. D’après le philosophe James O. Young, auteur en 2007 de l’ouvrage Cultural Appropriation and the Arts, il y a appropriation culturelle quand « les membres d’une culture – que l’on appellera les ‘outsiders’ – s’approprient ou font usage d’éléments produits par un ou des membres d’une autre culture – les ‘insiders’ » .
Par ailleurs, les partisans du concept d’appropriation culturelle considèrent souvent que l’emprunt est insensible, malintentionné ou ignorant quand la culture qui subit l’emprunt est celle d’une minorité culturelle, soumise ou non à une culture dominante sur un plan économique, social, politique ou militaire. Selon le journaliste Emmanuel Tellier, il faudrait ainsi compléter la définition proposée par James O. Young en ajoutant que les appropriations sont généralement le fait d’un groupe dominant et qu’elles sont associées au concept de « micro-agression », une forme ordinaire et ambiguë de dévaluation des minorités, voire de racisme.
L’appropriation culturelle peut alors faire écho à d’autres types de griefs tels que la réminiscence de conflits historiques à caractère raciste. La distinction devient cependant plus claire entre l’échange culturel qui se construit sur un « terrain commun » et l’appropriation qui implique l’emprunt déplacé, non autorisé ou indésirable d’éléments de la culture d’une minorité dite opprimée : on parle alors de « pillage culturel ». « Ce qui pose problème n’est pas l’emprunt, mais l’absence de redistribution, de sincérité, d’engagement », affirme le philosophe Richard Mèmeteau. C’est pourquoi ce terme est également très polémique car il renvoie systématiquement à des questionnements sur les formes culturelles de la domination raciale et économique ainsi qu’à des accusations de néocolonialisme.
La question de l’appropriation culturelle renvoie à des enjeux de pouvoir, de domination et de violence symbolique
D’après Philip Fimmano , la question de l’appropriation culturelle fait historiquement écho à des questions de domination et de violence symbolique, du fait qu’elle prend « ses racines dans la colonisation des siècles passés [si bien que] l’histoire liée à cette notion est très négative ». En outre, l’appropriation culturelle, qui fait référence à l’utilisation de codes, traditions et éléments esthétiques d’une autre culture que la sienne sans qu’il n’y ait de logiques de reconnaissance, d’échange ou de compensation, s’inscrit souvent dans un contexte colonialiste. L’appropriation culturelle se nourrit de clichés et participe à un processus d’essentialisation Comme cela a été le cas lorsque, pour son défilé Printemps-Été 2017, le créateur de mode Marc Jacobs a orné la tête de ses mannequins, majoritairement blancs de peau, de dreadlocks de couleur empruntées à la communauté noire, l’utilisation de ces codes repose sur des clichés souvent racistes et cette utilisation vide souvent ces codes de leur sens originel tout en bafouant la mémoire des communautés « racisées », lesquelles se sont battues par le passé et se battent encore aujourd’hui pour arborer ces mêmes codes. Certains individus peuvent en effet librement s’approprier un élément qui, sur une personne dite « racisée », pose problème et alimente la discrimination .
C’est dans ce contexte que l’on peut parler d’une forme d’« exotisation », car l’utilisation de ces clichés reposerait, pour la plupart d’entre eux, sur un imaginaire colonial et une idée simplifiée de la culture appropriée. De plus, le fait que les personnes « racisées » d’une culture donnée soient vues comme un bloc monolithique participe à un processus d’essentialisation dans lequel toutes les personnes issues d’une culture similaire sont vues comme identiques, uniformisées, sans personnalité propre et sans possibilité d’évolution vis-à-vis de cette image fantasmée qui leur est attribuée.
Une dimension sociohistorique et coloniale intrinsèque à la question de l’appropriation culturelle
Selon le sociologue français Éric Fassin , cette dimension sociohistorique et coloniale est intrinsèque à la question de l’appropriation culturelle. En effet, cette expression serait d’abord apparue en anglais, dans le domaine artistique de la fin du XXe siècle, pour parler de « colonialisme culturel ». Au début des années 1990, la critique bell hooks, figure importante du Black feminism, développe ainsi ce concept qu’elle résume d’une métaphore : « manger l’Autre ». Cette métaphore traduit alors une approche qui articule dimensions raciale et sexuelle interprétées dans le cadre d’une exploitation capitaliste. De même, pour l’ethnologue Monique Jeudy-Ballini , les tenants du concept d’appropriation culturelle dénoncent l’usage par « des membres de la société dominante occidentale des biens matériels et immatériels issus de pays anciennement colonisés ou de minorités historiquement opprimées », à l’instar des Afro-Américains ou des Amérindiens. « En ce sens, les appropriations culturelles assimilées à des spoliations passent pour une forme de néocolonialisme».
La question de l’appropriation culturelle fait écho aux notions de propriété et d’interculturalité
Lorsqu’il s’agit, pour les professionnels issus du secteur de la haute couture, de définir la question de l’appropriation culturelle, la dimension juridique, corrélée à celle de « propriété », est souvent mise en avant. L’appropriation culturelle, c’est « s’approprier quelque chose, prendre la propriété de quelque chose en cherchant à capitaliser sur des référents culturels » D’après B. qui travaille au pôle Parfums de la Maison Christian Dior , l’appropriation culturelle fait référence à la « propriété intellectuelle » ou au « copyright culturel ». De même, selon Élodie Myr , Responsable de la Communication Interne au sein de la Maison Chloé, « l’appropriation a une connotation assez négative de prime abord car on s’approprie quelque chose, on prend la propriété de quelque chose en cherchant à capitaliser sur des référents culturels, qu’ils soient esthétiques, religieux ou politiques. C’est reprendre tout cela au profit d’une collection, c’est donc extrêmement opportuniste et donc très négatif. ». En outre, est-il finalement question d’identité ou de confusion des identités ? Nous pourrions même nous demander si s’interroger sur cette question ne reconduit pas finalement à imposer une sorte d’essence de l’appropriation, supposée dans tous les cas témoigner de la porosité des frontières, de la mutabilité des identités, de la vitalité des échanges entre les cultures, les langues, les musiques, les architectures et tous les autres arts.
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Table des matières
Introduction
I- La question de l’appropriation culturelle, encore récente et difficile à définir, est porteuse de rapports de domination et est globalement mal perçue par les professionnels et experts du secteur de la haute couture
1- L’appropriation culturelle dans le secteur de la haute couture : une question perçue négativement
1.a. L’appropriation culturelle : une question encore floue à l’histoire négative
1.b. La question de l’appropriation culturelle renvoie à des enjeux de pouvoir, de domination et de violence symbolique
1.c. La question de l’appropriation culturelle fait écho aux notions de propriété et d’interculturalité
2- L’appropriation culturelle dans le secteur de la haute couture : une question encore floue qui doit être distinguée d’autres notions pour éviter les amalgames
2.a. Les points de vue divergents de trois créateurs de la haute couture sur la question de l’appropriation culturelle
2.b. La question de l’appropriation culturelle, connotée négativement à la notion de « vol », se distingue de l’emprunt et de l’inspiration
2.c. L’appropriation culturelle doit être différenciée de l’appréciation culturelle et de la collaboration artistique
3- La question de l’appropriation culturelle a souvent visé les subcultures urbaines, et en particulier le streetwear, comme en témoigne la reprise de la claquette-chaussette par la Maison Dior
3.a. La question de l’appropriation culturelle doit être abordée à travers le prisme des Cultural Studies
3.b. Dans de nombreux cas, la question de l’appropriation culturelle a trait aux subcultures urbaines, comme le streetwear
3.c. L’exemple d’un cas d’appropriation culturelle propre à la culture streetwear : l’appropriation de la claquette-chaussette par la Maison Dior
II- Du fait qu’elle s’inscrit dans un contexte mondialisé et interconnecté, l’appropriation culturelle, lorsqu’elle fait l’objet d’accusations, engendre au sein des maisons de haute couture des situations de crise difficiles à gérer
1- Dans l’économie de la mode actuelle, les maisons de haute couture, soumises au poids de la temporalité, doivent faire face à la difficulté de rester connectées à l’air du temps tout en évitant l’écueil de l’appropriation culturelle
1.a. Les maisons de haute couture sont soumises au poids de la temporalité
1.b. Les maisons de haute couture se confrontent à la difficulté de conserver leurs codes historiques tout en restant connectées à l’air du temps
1.c. Un équilibre angoissant et difficile à trouver pour les acteurs de la haute couture qui s’accompagne des risques de l’appropriation et de l’opportunisme culturels
2- La question de l’appropriation culturelle s’inscrit dans l’ère actuelle de l’hyperconnectivité et du règne des réseaux sociaux
2.a. À l’ère de l’instantanéité et des réseaux sociaux, la question de l’appropriation culturelle peut engendrer des situations de crise difficiles à gérer au sein des maisons de haute couture
2.b. Les « watchdogs », ou « justiciers de la mode », font partie intégrante de cette nouvelle société de la surveillance régie par les réseaux sociaux
2.c. Les réseaux sociaux peuvent aussi avoir un effet positif sur les maisons de haute couture lorsqu’ils encourageant les marques à adopter des démarches plus éthiques et socialement responsables
3- La campagne de parfum « Sauvage » accusée d’appropriation culturelle : une situation de crise difficile à gérer pour la Maison Christian Dior
3.a. La campagne publicitaire du parfum masculin « Sauvage » : analyse sémiolinguistique d’un spot publicitaire dont l’esthétique s’inspire des minorités culturelles amérindiennes
3.b. Un rendez-vous manqué avec le public et les consommateurs de la marque
3.c. Un spot publicitaire pourtant conçu et produit par la marque selon une stratégie de communication globale pensée pour éviter l’écueil de l’appropriation culturelle
III- Depuis une décennie, les maisons de haute couture cherchent à s’adapter aux nouvelles attentes et revendications socioculturelles tout en minimisant les risques d’accusation
1- Les maisons de haute couture font face à de nouvelles attentes socioculturelles qui les encouragent à se repenser en interne pour adopter les bonnes démarches et mieux anticiper les risques d’accusation
1.a. De nouvelles attentes et revendications socioculturelles de la part du public, de plus en plus méfiant et sceptique envers les marques de haute couture
1.b. Appartenant à un secteur fortement touché par la révolution numérique, ces revendications socioculturelles sont pleinement considérées par les professionnels de la haute couture qui doivent parvenir à anticiper au mieux les éventuels risques d’accusation
1.c. Si les maisons de haute couture sont de plus en plus sensibilisées à la question de l’appropriation culturelle, elles doivent approfondir leurs efforts de communication sur cette question en interne
1.d. Face à la question de l’appropriation culturelle, les maisons de haute couture doivent s’inscrire dans des démarches plus éthiques
2- Pour s’adapter aux nouvelles attentes et revendications socioculturelles du public et de leurs consommateurs, les maisons de haute couture, en quête de sens, doivent instaurer de nouveaux leviers stratégiques et communicationnels axés sur la diversité, l’inclusion et la transparence
2.a. Face aux nouvelles exigences socioculturelles, les maisons de haute couture doivent incarner la diversité et l’inclusion tout en éduquant le public et leurs consommateurs en toute transparence
2.b. Les maisons de haute couture doivent aussi entreprendre de nouvelles démarches de recherche, plus éthiques, pour éviter de tomber dans la stéréotypisation des minorités culturelles et mieux connaître les cultures dont elles s’inspirent ou les communautés avec lesquelles elles sont amenées à collaborer
2.c. Les marques de haute couture doivent parvenir à restaurer et entretenir un lien de confiance avec leurs consommateurs et collaborer davantage avec le public
3- De la conception de la collection Dior Femme 2020 jusqu’à sa monstration à Marrakech : une stratégie de communication globale pensée pour éviter l’écueil de l’appropriation culturelle en mettant en avant les collaborations artistiques qui ont permis la création, conception et réalisation de la collection
3.a. De la conception de la collection Dior Femme 2020 jusqu’à sa monstration à Marrakech : un cas de collaboration artistique dans le secteur de la haute couture qui est réceptif aux nouvelles attentes socioculturelles et échappe à l’écueil de l’appropriation culturelle
3.b. L’instauration d’un dialogue interculturel qui fait mention de manière transparente des recherches et sources des éléments culturels empruntés ainsi que de la participation d’artistes et de détenteurs d’expressions culturelles traditionnelles dans la création, conception et réalisation de la collection
3.c. Une compréhension et une réinterprétation respectueuses d’une forme d’expression culturelle traditionnelle en Afrique par la Maison Christian Dior moyennant une reconnaissance symbolique et financière : le wax
Conclusion