Depuis une trentaine d’année la thématique du « développement durable » s’est imposée dans l’agenda politique et économique. « Elle compte désormais au nombre des valeurs que la société française, les peuples européens et la communauté internationale désirent promouvoir pour organiser leur développement dans la paix et préserver l’existence d’un monde viable, y compris dans sa dimension environnementale » (Godard & Hubert, 2002, p. 3). Le secteur de la mobilité apparaît comme particulièrement impacté, même si ce n’est pas le seul. La mobilité des personnes semble avoir certaines conséquences négatives (i.e. consommation d’énergie non renouvelable, émission de gaz à effet de serre) sur la durabilité environnementale (ADEME, 2014). Simultanément, la mobilité est questionnée sur le thème de l’égalité des chances au travers de l’accessibilité pour tous à la chaîne de déplacement (Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 ). De ce point de vue, on peut penser que l’accessibilité à la chaîne de déplacement peut contribuer d’une certaine manière à réduire l’impact écologique de la mobilité en offrant plus d’opportunités de se déplacer. Autrement dit, l’accessibilité serait un facteur qui pourrait participer au report modal de la voiture vers les transports en communs, par exemple. En effet, des auteurs (Bamberg, Ajzen, & Schmidt, 2003; Rubens, Gosling, & Moch, 2011; Brisbois, 2010) défendent l’idée selon laquelle favoriser l’utilisation de modes alternatifs tels que les transports en commun ou des modes plus doux (i.e. la marche et le vélo) permet de réduire l’impact écologique, mais aussi de diminuer les nuisances sonores, de faciliter le trafic et de limiter les problèmes liés au stationnement. Au-delà des problèmes soulevés par la pollution liée à la mobilité et les questions de l’accessibilité de la chaîne du déplacement, apparaît la nécessité du maintien de la mobilité des personnes vieillissantes et de favoriser celle-ci pour contribuer à l’autonomie, la participation à la vie sociale et collective et au développement de ces personnes.
En ce sens, une connaissance approfondie des modes de déplacements de tout segment de la population est nécessaire pour la conception de transports propres et économes et d’outils d’aides au déplacement. La connaissance des modes et des besoins de déplacements des personnes vieillissantes est essentielle, si on tient compte des phénomènes liés à l’allongement de l’espérance de vie et au vieillissement de la population. Comme le souligne le Groupement des Autorités Responsables de Transport (GART) dans l’introduction de son rapport sur la mobilité des seniors, « il est indispensable de se poser aujourd’hui les bonnes questions, de réfléchir aux solutions les mieux adaptées et les plus équitables » afin de structurer, d’une manière optimale, les activités économiques et sociales correspondantes telles que les systèmes de soins, l’adaptation des logements, les services publics et les transports en commun (GART, 2009).
L’approche par les capabilités
L’approche par les capabilités (AC) est une approche sociétale qui s’inscrit à un niveau d’analyse générique de l’activité (ex. : dimensions socio-économique, la question des droits individuels). Néanmoins elle est intéressante en ergonomie parce qu’elle offre de nouvelles perspectives d’évolution et d’enrichissement de la discipline. C’est à partir de cette approche que l’ergonomie « constructive » (Falzon, 2013) a été développée. Avant de présenter l’ergonomie constructive dans laquelle ce travail s’insère, l’AC sera décrite ainsi que les différents concepts qu’elle fait intervenir. Lorsque cela sera nécessaire, un élargissement des concepts sera proposé notamment en s’appuyant sur des recherches en ergonomie. Il permettra de positionner progressivement l’ergonomie constructive qui sera présentée à la fin de ce chapitre. Par ailleurs, la définition de ces concepts sera utile à la compréhension de l’approche par les capabilités mais aussi plus généralement de ce travail de recherche.
L’AC est native du champ de l’économie. Elle a été introduite par Amartya Sen, à la fin des années 80. L’AC s’est construite sur la critique constructive de deux courants de pensée en économie, le ressourcisme issu notamment des travaux de Ronald Dworkin et de John Rawls et l’utilitarisme issu des travaux de Jeremy Bentham (Pierik & Robeyns, 2007; Ferraton, 2008 ; Morris, 2009). Les critiques sous-jacentes à ces deux dernières approches sont les suivantes :
1) Vis-à-vis du ressourcisme, l’AC défend l’idée qu’il ne suffit pas de mettre à disposition des ressources pour que les individus puissent se développer et atteindre un bien-être équivalent (Sen, 1993) ; le ressourcisme place les ressources à la base des comparaisons interpersonnelles (Ferraton, 2008), plutôt que les caractéristiques de vies humaines et les libertés fondamentales (Sen, 2000) ;
2) Vis-à-vis de l’utilitarisme, l’AC défend l’idée que la recherche de l’utilité (i.e. du bien-être et du bonheur), focalisée sur l’étude du seul résultat de l’action, ne permet pas d’appréhender les inégalités interindividuelles ; et que les personnes ne cherchent pas toujours à agir selon leurs préférences de telle manière à maximiser l’utilité. En effet, il ne suffit pas de dire que deux personnes qui réalisent la même action, atteignent de fait, un bien-être équivalent. La vision utilitariste néglige la relation plus complexe qui existe entre les individus, les ressources et les résultats ; l’utilitarisme se focalise uniquement sur les résultats des actions (Ferraton, 2008), plutôt que sur la question du mécontentement, de l’insatisfaction produite (Sen, 2000), et sur la capacité des individus à transformer les ressources en réalisation (Gilardone, 2010).
Sen développe donc l’AC, qui n’est pas en opposition avec ces deux approches, mais qui s’appuie sur une démarche critique venant les compléter. Sen propose de déplacer le centre d’intérêt, initialement porté sur les ressources et les utilités, vers les potentialités individuelles à transformer les ressources en capabilité. Sen suggère « une nouvelle dimension pour juger de l’avantage individuel, ayant une portée programmatique plutôt que définitive » (Gilardone, 2010, p. 13). Suite à ses travaux, contribuant notamment à l’économie du bienêtre et sa théorie sur le développement humain, il a reçu le prix Nobel en 1998.
Les capabilités selon Sen
Les capabilités, selon Sen, constituent une base objective pour l’analyse et l’évaluation du bien-être et de la liberté réelle que les individus ont de pouvoir choisir leurs accomplissements. Ce cadre conceptuel pose que le développement des individus n’est pas uniquement économique, mais il dépend aussi des opportunités et de l’espace de liberté dont dispose un individu pour mener la vie choisie (Bryson & Merritt, 2007). Les opportunités et l’espace de liberté (permettant de choisir parmi ces opportunités) constituent ce que Sen nomme la « capability », traduite par le néologisme français « capabilité », ou parfois « capacité ». Une capabilité c’est l’ensemble des alternatives de fonctionnements (n-uplets) parmi lesquelles la personne peut choisir pour atteindre sa réalisation (Sen, 1988). Un fonctionnement c’est la capacité réelle à faire certaines choses et à atteindre certaines formes d’ « être ». Les capabilités sont l’ensemble des fonctionnements (faire et être) que l’on peut atteindre. Une capabilité est un fonctionnement mais pas forcément le seul possible. Dire qu’il y a une capabilité c’est dire implicitement que la personne a plusieurs alternatives parmi lesquelles elle peut faire un choix. Autrement dit, la capabilité n’est pas seulement un fonctionnement, elle comprend également les directions non choisies pour atteindre ce fonctionnement (Alkire, 2008). Une capabilité exprime la liberté, pour un individu, de choisir entre différentes conditions de vie (Monnet, 2007).
Pour évaluer le développement il est donc important de s’intéresser à la réalisation (i.e. au résultat), mais aussi à l’ensemble des capabilités (i.e. les manières d’atteindre le résultat) parmi lesquelles on peut choisir pour atteindre cette réalisation. L’ensemble des capabilités est obtenu en appliquant toutes les utilisations possibles (i.e. modes opératoires) pour tous les ensembles de ressources accessibles (Sen, 1985; Saith, 2001; Comim, 2001; Clark, 2005). Robeyns (2000) a proposé un schéma permettant de faciliter la compréhension de cette approche . Cette représentation illustre le processus complexe qui permet aux individus, à partir des ressources dont ils disposent, de les convertir grâce aux facteurs de conversion en capabilité. Ensuite, parmi l’ensemble des alternatives de fonctionnements réels qu’ils ont acquis (ou développer), ils peuvent choisir le fonctionnement qui leur permettront d’atteindre leurs réalisations.
L’AC offre une contribution originale pour l’ergonomie parce qu’elle place les opportunités réelles d’atteindre des réalisations (i.e. les capabilités) au centre des comparaisons interindividuelles et fournit des éléments pour aller vers le développement des personnes. En effet, en questionnant les directions non-choisies elle permet de mettre à jour le pouvoir d’agir réel des individus. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’une personne ne réalise pas une activité qu’elle n’en n’est pas réellement capable. Ces fonctionnements font partie du réservoir dans lequel la personne peut puiser pour faire face aux situations. Ces fonctionnements sont élaborés à partir d’un agencement des ressources qui est effectué par la personne. Cet agencement est réalisé en fonction de la configuration particulière de la situation qui elle-même est induite par les facteurs de conversion et la personne (i.e. avec ses propres ressources et facteurs de conversion personnels).
Après avoir présenté l’approche dans ces grandes lignes, les concepts de ressources, de facteurs de conversion et de facteurs de choix vont être étudiés plus précisément. Dans l’AC développée par Sen, ces concepts sont cruciaux mais difficilement appréhendables, parce que peu définis notamment pour des recherches en ergonomie.
Les ressources
Dans cette thèse, les ressources ont une place importante parce qu’elles constituent un des déterminants des capabilités. Cependant, la ressource est un concept difficile à définir. Selon les auteurs ou les champs disciplinaires elle peut revêtir différentes significations. L’objectif ici est de proposer une définition des ressources pour mieux comprendre le processus qui consiste à les convertir en capabilité, et pour pouvoir clairement les différencier des facteurs de conversion. Dans l’AC, les ressources ou les droits d’accès (i.e. entitlements) sont définis comme étant les moyens ou les instruments permettant d’améliorer le bien-être et les avantages individuels, comme par exemple le revenu, la richesse, et les biens primaires (Sen, 2005; Robeyns, 2003). Les ressources permettent aux individus de poursuivre leur but, et de générer la capabilité de faire ou être (Sen, 2000). Autrement dit, elles englobent les biens et les services qu’une personne peut disposer pour agir (Robeyns, 2000). Selon Sen, les ressources sont externes à la personne. Les ressources internes étant appréhendées comme des facteurs de conversion personnels (Pierik & Robeyns, 2007). Sen les classe dans le facteur «hétérogénéité des personnes » . Toutefois cet aspect est critiquable si on cherche à utiliser l’AC pour des recherches en ergonomie. En effet, il est nécessaire de distinguer les ressources internes et les facteurs de conversion personnels, d’une part pour mettre à jour le processus de conversion des ressources individuelles, et d’autre part, pour ne pas confondre les ressources avec les facteurs de conversion. Cette distinction pour être approfondie nécessite d’éclaircir la définition de ces deux concepts.
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Table des matières
Introduction
Contexte et problématique générale de la thèse
1.1. Contexte de la recherche
1.2. Problématique de la thèse
1.3. Structure du document
Première partie. Cadre théorique
Chapitre 1. L’approche par les capabilités
1.1. Les capabilités selon Sen
1.2. Les ressources
1.3. Les facteurs d’usages
1.3.1. Les facteurs de conversion d’après les travaux de Sen
1.3.2. Le choix et les facteurs de choix
1.4. Approche par les capabilités, ergonomie constructive et environnements capacitants
1.5. Limites et intérêts de l’AC pour l’analyse de l’activité en ergonomie
1.6. Conclusion
Chapitre 2. L’accessibilité
2.1. Les définitions du principe d’accessibilité
2.2. L’histoire législative de l’accessibilité témoin d’une insuffisance de sa mise en application
2.2.1. Contexte historique (1900-1959)
2.2.2. L’émergence du concept d’accessibilité (1960-1979)
2.2.2.1. En Amérique du Nord
2.2.2.2. En Europe
2.2.3. Evolution et extension du concept d’accessibilité (1980-2014)
2.2.3.1. Au niveau mondial
2.2.3.2. En Amérique du Nord
2.2.3.3. En Europe
2.2.4. Une accessibilité « non-suffisante »
2.3. Les cadres théoriques universalistes centrés sur la conception accessible
2.3.1. La conception universelle et la conception pour tous
2.3.2. La conception intégrée
2.3.3. L’accessibilité universelle ou l’accessibilité pour tous
2.3.4. Des cadres théoriques universalistes semblables
2.4. Vers une accessibilité capacitante
Chapitre 3. Contexte de la recherche : la mobilité des personnes vieillissantes
3.1. Le vieillissement et la mobilité
3.1.1. L’approche déficitaire du vieillissement
3.1.1.1. Les fonctions mentales
3.1.1.2. Les fonctions sensorielles
3.1.1.3. Les fonctions physiques
3.1.2. Une approche positive du vieillissement
3.1.2.1. Influence des ressources individuelles
3.1.2.2. Influence de l’environnement
3.1.3. La mobilité : une capabilité vitale tout au long de la vie
Deuxième partie. Problématique et stratégie de recherche
Chapitre 4. Problématique et stratégie de recherche
4.1. Définir et appréhender l’accessibilité capacitante
4.2. Stratégie de recherche
4.2.1. Motivations des choix méthodologiques
4.2.2. Méthodologie de recherche
Troisième partie. Partie empirique
Chapitre 5. Les ressources en mobilité et leurs facteurs d’usage
5.1. Etude 1 : Les ressources et les facteurs de conversion en déplacement extérieur
5.1.1. Procédure
5.1.2. Sujets
5.1.3. Traitement et analyses des données
5.1.4. Résultats et discussion
5.1.4.1. Les ressources
5.1.4.2. Les facteurs de conversion
5.1.5. Limites
5.2. Etude 2 : Les facteurs de conversion en déplacement intérieur
5.2.1. Procédure
5.2.2. Traitement et analyses des données
5.2.3. Résultats et discussion
5.2.4. Limites
5.3. Etudes 3 et 4 : Enquêtes en ligne sur la mobilité quotidienne
5.3.1. Ressources et facteurs d’usage : questionnaire 1
5.3.1.1. Procédure
5.3.1.2. Sujets
5.3.1.3. Traitement et analyses des données
5.3.1.4. Résultats et discussion
5.3.1.5. Limites
5.3.2. Ressources et facteurs d’usage : questionnaire 2
5.3.2.1. Procédure
5.3.2.2. Sujets
5.3.2.3. Traitement et analyses des données
5.3.2.4. Résultats et discussion
5.3.2.5. Limites
5.4. Conclusion générale
Chapitre 6. « L’accessibilité capacitante réelle » et « l’accessibilité capacitante perçue »
6.1. Procédure
6.2. Sujets
6.3. Traitement des données et codage
6.4. Choix de la grille de codage
6.5. Validation de la grille de codage
6.6. Analyses statistiques
6.7. Résultats et discussion
6.7.1. Analyse de l’activité de mobilité
6.7.1.1. Les facteurs d’usage
6.7.1.2. Capabilité et réalisations
6.8. Limites de l’étude
6.9. Conclusion générale : formalisation d’un modèle pour l’analyse de l’accessibilité capacitante dans l’activité
Chapitre 7. L’accessibilité incapacitante et l’inaccessibilité facteurs de l’activité contrainte et empêchée
7.1. Procédure
7.2. Sujets
7.3. Traitement des données et codage
7.4. Choix de la grille de codage
7.5. Analyses statistiques
7.6. Résultats et discussion
7.6.1. Analyse de l’activité de mobilité
7.6.1.1. Les facteurs de conversion
7.6.1.2. Nature des réalisations en mobilité
7.7. Limites de l’étude
7.8. Conclusion générale : formalisation d’un modèle pour l’analyse de l’accessibilité capacitante, incapacitante et l’inaccessibilité dans l’activité
Conclusion
Chapitre 8. Contributions et perspectives de recherche
8.1. Contributions de la recherche
8.1.1. Apports pour l’analyse de l’accessibilité capacitante en ergonomie
8.1.2. Définition de l’accessibilité capacitante pour des recherches en ergonomie
8.2. Perspectives
8.2.1. Contrôler l’effet de circularité de l’approche par les capabilités
8.2.2. Perspectives pour la conception
8.2.3. Un autre apport de l’ergonomie constructive à explorer
8.2.4. Conclusion
Bibliographie