Machiavel et l’égocentrisme de l’homme
Témoin de beaucoup de bouleversements politiques dans son Italie, Machiavel ne va pas tarder à se lancer dans les réflexions politiques. La majeure partie de ses traités avaient pour objectif de donner au prince les moyens de protéger son état. Ce qui ne peut se faire sans une connaissance de l’élément essentiel de la société à savoir l’homme. Dans ses réflexions, Machiavel présente ce dernier comme un être qui ne vise que son propre intérêt, un être enclin à faire du mal s’il n y a pas un pouvoir qui puisse le contraindre. Et c’est pourquoi il n’a pas manqué de faire le constat suivant :
« Des hommes, en effet, on peut dire généralement ceci : qu’ils sont ingrats, changeants, simulateurs, ennemis des dangers, avides de gains ». D’ailleurs Machiavel souligne que la validation de ces préceptes ne dépend que cette détermination de la nature humaine :
« Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et ne te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux » .
Cette situation fait que la société est toujours dans une tension inédite. C’est là dire que nous nous trouvons dans un état d’hostilité dans lequel ce qui importe pour les individus, ce n’est pas la cohésion sociale mais la sauvegarde des intérêts personnels. Cette situation délétère est décrite par Axel Honneth : « Les hommes, poussés par l’orgueil à trouver toujours de nouvelles stratégies de succès, ont conscience du caractère égocentrique de leurs intérêts respectifs, et sont donc constamment unis par une relation de méfiance et de crainte mutuelles ».
Voilà en effet ce qui montre que nous sommes éloignés de la conception antique qui voyait l’homme comme un être prédestiné à la vie sociale comme le souligne Honneth : « Nicolas Machiavel, rédigeait des traités politiques qui rompent radicalement et sans cérémonies avec toutes les prémisses anthropologiques de la tradition philosophique, en présentant l’homme comme un être égocentrique, uniquement préoccupé de son propre intérêt » .
Il va de soi que Machiavel ouvre ainsi une période nouvelle dans l’histoire de la pensée politique. Il n’a pas manqué de souligner la particularité de sa pensée par rapport aux qui ont été développées dans l’antiquité : « Et comme je sais que beaucoup ont écrit là-dessus, écrit-il, je crains, en écrivant moi aussi, d’être tenu pour présomptueux parce que je m’écarte, surtout dans la discussion de cette manière, du chemin suivi par les autres. Mais mon intention étant d’écrire chose utile à qui veut l’entendre, il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective qu’aux imaginations qu’on fait » .
Pour Machiavel donc les pensées politiques de l’antiquité se sont représentées tant de républiques et de principautés que l’on a pourtant jamais vu dans la réalité. Et comme il y a une différence entre la façon de vivre et celle qu’on devrait vivre, il s’est intéressé à ce qui est. La société est dés lors conçue par lui comme une « jungle » car on voit aisément que c’est le lieu ou chacun cherche à faire prévaloir ses intérêts. Cette « lutte pour l’existence » met les individus dans un état de méfiance réciproque. On se rend compte que pour Machiavel ce qui importe c’est la manière dont le prince doit se comporter pour que son Etat ne soit pas nuit. C’est ainsi qu’il lance des mises en gardes au prince pour la sauvegarde de son état. Les conseils qu’il lui donne montrent clairement que la tension est perpétuelle, et c’est pourquoi il prépare le prince à toutes les éventualités pour qu’il ne soit pas pris au piège :
« Puis donc qu’un prince est obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi elle prendre le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des rets, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les rets et le lion pour effrayer les loups. » .
La convocation de la bestialité, là où nous avons que des hommes, montre que pour Machiavel la société est en réalité le lieu où sommeillent des « monstres » prêts à jaillir dés que l’occasion se présente. Ceci n’est rien d’autre qu’une manière de dire que c’est la tension qui est à l’origine des différentes interactions sociales. C’est la raison pour laquelle Machiavel demande au prince de se dérober des fois de la morale pour pouvoir garantir la stabilité sociale. S’il en est ainsi ; si la société est le lieu d’un combat entre les hommes, il est évident que le seul moyen d’y faire régner l’ordre demeure la mise en place d’un Etat puissant.
Cet Etat qui, de son avis doit supposer les hommes méchants doit être contraignant comme l’attestent ces mots de Johann Gottlieb Fichte : « L’Etat en tant qu’institution contraignante, présuppose la guerre de tous contre tous, et son but est de produire au moins l’apparence extérieure de la paix, et, au cas même d’aventure la haine et cette envie ne percent dans les faits. » .
Il y a donc une guerre qui est là et cette guerre reste celle de la survie, celle de conservation de l’intégrité physique de chacun. Ce qui nous permet d’avoir une autre lecture de l’action sociale comme le note Honneth : « Ainsi s’impose pour la première fois, jusque dans la peinture des évolutions historiques mais indépendamment de toute base théorique profonde, la conviction que l’action sociale se déroule sur un fond de lutte permanente » .
Ce qu’il faut dire c’est que Machiavel vient d’inaugurer une nouvelle manière de voir les interactions sociales. Désormais la société est le lieu où règne l’hostilité, la rivalité etc. Cette lutte a pour principal objectif la sauvegarde de l’intégrité physique de chacun. C’est d’ailleurs cette manière de présenter l’homme comme étant un être méchant que Hobbes va reprendre lorsqu’il présente l’individu dans un état qu’il appelle état de nature, qui a la particularité de nous présenter les individus dans une situation de guerre pour la préservation de leur vie.
Hobbes et la guerre de tous contre tous
Comme l’a fait Machiavel, Hobbes également va mener une réflexion sur la nature individuelle de l’être humain. Il va en effet reprendre l’idée de Machiavel d’une lutte entre les hommes. Mais ce qu’il faut dire c’est que cette lutte que nous présente Hobbes est utilisée pour bâtir sa théorie de la souveraineté de l’Etat. L’homme que Hobbes nous décrit est imaginé dans une situation où il n’y a aucun pouvoir qui puisse le contraindre ; il est présenté comme « un automate livré à lui-même », c’est dire que nous sommes en présence d’individus solitaires. La situation dans laquelle ils se trouvent est d’ailleurs favorable pour la rivalité et l’hostilité puisqu’il y a une égalité entre eux :
« La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l’esprit, écrit-il que, bien qu’on puisse parfois trouver un homme plus fort, corporellement, ou d’un esprit plus prompt qu’un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d’un homme à un autre n’est pas considérable qu’un homme puisse réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. » .
Ce qui est remarquable ici, c’est que tous les hommes se trouvent dans les mêmes dispositions et que donc il n’y a aucun avantage qui serait la propriété d’une personne particulière. En outre s’il y a une chose qui est récurrente dans cet état que décrit Hobbes c’est bien l’insécurité. Celle-ci est due au fait que chacun court le même le risque de voir sa vie menacée, personne n’est donc à l’abri du danger :
« En effet, écrit Hobbes, pour ce qui est de la force corporelle, l’homme le plus faible en assez pour tuer l’homme le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s’alliant à d’autres qui courent le même danger que lui . » .
Le problème c’est que nous sommes en présence d’individus qui se croient supérieurs aux autres. Cette croyance, loin d’être une source d’inégalité, montre en réalité une égalité entre les hommes comme le souligne encore Hobbes : «car telle est la nature des hommes, que, quelque soit la supériorité qu’il puisse reconnaître à beaucoup d’autres (…), néanmoins, ils auront du mal à croire qu’il existe beaucoup de gens aussi sages que eux-mêmes ».
Si chacun vit dans l’idée qu’il possède plus que les autres, il va de soi que personne ne dira que naturellement telle personne bénéficie plus que lui. Cela veut dire aussi que chacun est satisfait de ce que la nature lui a donné et donc il est en mesure de pouvoir atteindre ses objectifs comme tout un chacun :
« de cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l’espoir d’atteindre nos objectifs » .
Cette égalité entre les hommes aura pour conséquence la défiance perpétuelle d’une part et d’autre celle-ci va placer les hommes dans une situation de guerre. Comme chaque individu aura pour objectif premier la sauvegarde de son intégrité physique, il est évident que le meilleur moyen de le faire reste l’anticipation pour ne pas tomber dans des surprises désagréables. C’est d’ailleurs ce qui justifie ces mots de Hobbes lorsqu’il soutient que « Du fait de cette défiance de l’un à l’égard de l’autre, il n’existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit de se rendre maître, par la violence ou par la ruse ».
Ceci nous permet alors de dire que les individus se livrent une lutte dont l’objectif principale demeure la sauvegarde de l’intégrité physique. C’est dire aussi que nous nous trouvons dans une doctrine contraire à celle développée par Aristote. La disposition naturelle à la vie sociale dégagée et soutenue par ce dernier est remise en cause par Hobbes qui parle d’état de guerre de chacun contre tous. « Il apparaît clairement, écrit-il, qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre et guerre de chacun contre chacun ».
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Table des matières
Introduction générale
Première partie De la lutte pour l’existence aux premières formes de la lutte pour la reconnaissance
Introduction
Chapitre1 : L’approche nouvelle de Hegel à partir de la lutte pour L’existence
1 : Machiavel et l’égocentrisme de l’homme
2 : Hobbes et la guerre de tous contre tous
3 : L’approche nouvelle de Hegel
Chapitre2 Les premières formes de la lutte pour la reconnaissance chez Hegel
1 : La reconnaissance dans la vie éthique naturelle
2 : La reconnaissance par le crime
3 : Passage de la vie éthique naturelle à la vie éthique absolue
Conclusion
Deuxième partie Les théories hégéliennes de la lutte pour la reconnaissance
Introduction
Chapitre1 : Le processus pratique de la formation individuelle
1 : Processus pratique de la formation de l’esprit subjectif
2 : De l’expérience instrumentale du sujet à la reconnaissance par l’amour
3 : La reconnaissance dans la sphère sociale
Chapitre 2 : Le maître et l’esclave : la recherche de la reconnaissance
1 : De la conscience à la conscience de soi
2 : La lutte pour la vie et la mort
3 : La reconnaissance par le travail
Conclusion
Conclusion générale
BIBLIOGRAPHIE
WEBOGRAPHIE