L’approche historique du génocide
Origine, étymologie et définition
Le terme « génocide » est un néologisme employé pour la première fois dans l’ouvrage de Raphael Lemkin, professeur de droit américain d’origine juive polonaise, intitulé Alexis Rule in Occupied Europe (1944). Le mot se situe plus précisément dans le chapitre IX de son ouvrage qui porte le titre de « Génocide ». Lemkin l’a inventé pour tenter de définir les crimes dont furent victimes les Arméniens, sous l’Empire Ottoman, pendant la Première Guerre mondiale, ceux perpétrés contre les Assyriens chrétiens en Irak en 1933, enfin ceux contre les Juifs, les Tziganes et les Slaves par les Nazis, en Europe, lors de la Seconde Guerre mondiale.
Le mot a été forgé à partir du radical grec y voç génos, signifiant « naissance » ou «genre », et du suffixe cide qui vient du latin caedre, c’est à dire « tuer » ou « massacrer ». Le génocide peut être défini comme un crime extrême, fondé sur l’extermination méthodique ou tentative d’extermination d’un groupe de personnes (voire le rendre incapable de procréer) considéré généralement comme une minorité, au nom d’une idéologie religieuse, ethnique ou raciste. Selon le Grand Robert (édition 2017), le génocide est donc la « destruction méthodique d’une ethnie ».
Le génocide dans l’histoire du monde
Le vingtième siècle est qualifié de siècle de génocides, par excellence. On y dénombre essentiellement : le génocide des Arméniens, celui des Juifs et des Tutsi qui sont reconnus comme relevant du génocide par la majorité des juristes, des historiens et certaines institutions internationales comme l’Union européenne et l’ONU. Mais le génocide arménien suscite une controverse entre l’Union européenne qui le reconnaît et l’ONU qui le nie. En termes de statistique, un million cinq cent mille(1.500.000) Arméniens ont été exterminés sous les ordres du gouvernement des Jeunes Turcs pendant la Première Guerre mondiale ; les Nazis ont exterminé six millions(6.000.000) de Juifs grâce à « la solution finale » de la « question juive» (Die Endlösung der Judenfrage) ; enfin, sous les coups de machettes des Hutu extrémistes, huit cent mille(800.000) Tutsi et Hutu modérés ont été tués au Rwanda en 1994. Tous ces crimes sont présentés comme ayant été planifiés et exécutés par des groupes politiques au nom d’une idéologie raciste. Ce siècle a aussi enregistré d’autres crimes qui, de par leurs formes et leurs ampleurs, sont reconnus (ou du moins partiellement) de nos jours comme des cas de génocide. Par exemple, au tout début du siècle (1904), sous les ordres de Lothar Ron Thotha, l’armée coloniale allemande a exterminé 80% des « Hereros et des Namas », habitants de la Namibie actuelle. Ce crime colonial est considéré d’ailleurs par certains comme « le premier génocide du XXe siècle ». Les faits ont été consignés pour la première fois en 1917 dans un rapport à but politique, commandé par les Britanniques, plus connu sous le nom de «Le Livre Bleu». [Gewald Jan Bart, Silvester Jeremy (2003), Les mots ne peuvent être trouvés, Règle coloniale allemande en Namibie: une réimpression annotée du Livre bleu de 1918, Coll. sources for African History, Vol. I, Leiden] .
C’est seulement en 2015 que les autorités allemandes ont reconnu le caractère génocidaire de ce massacre colonial. De même, « Le massacre de Srebrenica » (1995), perpétré par les unités de l’armée de la République serbe de Bosnie contre la minorité musulmane de ce pays, lors de la guerre consécutive à la dislocation de la République fédérale socialiste de Yougoslavie, est reconnu par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie comme un cas de génocide. Par contre, le « Holodomor ukrainien », le « Génocide Cambodgien », ainsi que les persécutions et massacres des minorités « Roms ou Tziganes » (peuples nomades originaires d’Inde qui continuent de nos jours encore à souffrir de la discrimination des Européens) soulèvent des polémiques quant à leur reconnaissance.
A titre de précision, le mot « Holodomor » ou, littéralement, « l’extermination par la faim », qualifie la grande famine qui a décimé deux à cinq millions d’Ukrainiens entre 1932 et 1933, sous le régime de Staline, du temps de la grande Union soviétique. Les dirigeants de ce régime sont accusés d’avoir intentionnellement provoqué cette tragédie « à travers la politique de la collectivisation, les campagnes de « dékoulakisation » [opération d’expropriation des Koulaks de leurs terres], les réquisitions excessives de denrées alimentaires auprès des paysans et les limitations aux déplacements imposées en pleine famine » [Hryshko Vasyl, Graziosi Andrea (2005) , the Ukrainian Holocaust of 1933 –PDF- Les famines soviétiques de 1931-1933 et le Holodomor ukrainien –archive-, Cahiers du monde russe, no 46/3] La responsabilité des autorités russes dans ces crimes est reconnue mais la qualification de l’ « Holodomor » en tant que génocide divise les opinions. Le « Génocide cambodgien » qualifie l’ensemble des exterminations, exécutions et persécutions ethniques, religieuses et politiques commises sous la dictature des « Khmers rouges », entre 1975 et 1979. Selon les estimations, 21% la population cambodgienne de l’époque ont été victimes de cette dictature, d’une violence très rare. [Crochet, Soizick (1997) : Le Cambodge, Paris : Karthala, p 97] .
Enfin, dans la foulée de l’extermination des Juifs, les Roms ou Tziganes ont été massacrés et persécutés par les Nazi, pendant la Seconde Guerre mondiale. Considérés comme « des êtres inférieurs », ils ont connu, de même que les Juifs, les travaux forcés et les camps de concentration.
Par ailleurs, le concept pourrait s’élargir à d’autres crimes similaires ayant lieu au cours des siècles antérieurs. Par exemple, dans la conquête de l’Amérique (1492), les colonisateurs espagnols, appelés les Conquistadors, ont anéanti des milliers d’Amérindiens (autochtones) et ont soumis les survivants à des travaux forcés, appelés encomienda, puis leur ont infligé toutes sortes de mauvais traitements. En guise d’éclaircissement, toute la tragédie des indigènes ne découle pas de la seule violence physique du colonisateur blanc, vu que bon nombre d’entre eux ont péri à cause de l’alcool et des épidémies (surtout la variole) importés par les envahisseurs, ou souvent dans des guerres tribales. Les ethnies victimes de ce choc sont principalement les « Tainos », les « Arawaks » et les « Karibs ». [Chaunu, Pierre (2010) : Conquête et exploitation des nouveaux mondes, Paris : P.U.F, (6e édition)] .
Bien que le terme « génocide » n’ait été requis pour qualifier ces crimes, dans la littérature, en référence aux atrocités des colonisateurs espagnols sur les Indiens, on emploie le vocable de génocide des Tainos, ou de génocide des Arawaks. Peu avant sa mort, Lemkin (l’inventeur du terme génocide) travaillait même sur les massacres des Amérindiens, et il n’était pas hostile qu’on leur applique le terme. [Michael A. McDonnell et A. Dirk Moses (2005), << Raphael Lemkin en tant qu’historien [Duverger, Christian (2007), EspagnolsIndiens: le choc des civilisations, L’Histoire, no 322 pp. 14-21] Quelques empires indiens, tels que ceux des « Aztèque » et des « Inca », ont même disparu, au contact avec le colonisateur espagnol. Pourtant, au début, les indigènes ont opposé une résistance farouche à l’ennemi qui n’a dû son salut qu’à l’emploi d’une technologie d’armes efficace ou, indirectement, à la faveur des rivalités intertribales qui décimaient alors les Indiens. C’est pourquoi, l’historien Ben Kiernan, Directeur d’un programme d’études sur les génocides à l’Université de Yale, qui a consacré le deuxième chapitre de son ouvrage, intitulé Blood an soil, à la conquête du Nouveau Monde, estime que la cruauté de certaines pratiques coloniales, bien qu’ayant un caractère génocidaire, était légitime. Dans les années 1600, les Anglais, dans la continuité des Espagnols, toujours dans le contexte colonial, ont fait un grand carnage des Indiens. Ils ont planifié l’extermination, par le feu et les armes, des habitants du grand village de « Missituck », et ravagé, à cette occasion, les Pequots lors de « la guerre des Pequots » en 1637, en Nouvelle Angleterre. Ailleurs, en Amérique latine, d’autres tribus indiennes ont connu la même épuration ethnique, telles que les « Selknams » en Argentine et au Chili (1880) et les « Mayas » au Guatemala (1982-1983). Après les Indiens, les Européens se sont tournés vers le continent noir en vue de valoriser le nouveau monde (Amérique) : c’est l’ère de la traite et l’esclavage des Nègres qui a duré plusieurs siècles (XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles). En termes du nombre de victimes, les chiffres fluctuent, mais selon les estimations de David Eltis, dans The TransAtlantic Slave Trade Database (2008), douze millions cinq cent vingt et un mille trois cent trente-six (12.521.336) Nègres furent arrachés à l’Afrique, entre 1519 et 1866. Beaucoup d’entre eux ont péri au cours des vagues de déportation ou à la suite des rebellions, avant même leur départ d’Afrique. De nos jours encore, l’esclavage des Noirs ainsi que les crimes perpétrés contre les Amérindiens sont niés sur la base des critères juridiques définissant le génocide. Ce qui n’est pas sans susciter des polémiques dans la communauté des intellectuels. Par exemple, le génocide des Indiens est moins médiatisé parce que les données sur cette tragédie sont rares ou souvent peu sûres. Il a quand même retenu l’attention de quelques militants anticolonialistes, des partisans de l’indigénisme, voire de quelques chercheurs en Amérique et ailleurs. Face à ceux (les partisans des colonisateurs) qui le nient, l’analyse de Tzvetan Todorov se révèle comme un démenti :
Si le mot génocide ne s’est jamais appliqué avec précision à un cas, c’est bien à celuilà. C’est un record, me semble-t-il, non seulement en termes relatifs (une destruction de l’ordre de 90 % et plus), mais aussi absolus, puisqu’on parle d’une diminution de la population estimée à 70 millions d’êtres humains. Aucun des grands massacres du vingtième siècle ne peut être comparé à cette hécatombe. [Todorov, Tzvetan (1982), La conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris : Seuil, p170] .
Au XXIe siècle encore, on continue de parler de génocides, en référence aux crimes du Darfour (Soudan) dont on accuse le Président soudanais, Omar El-Béchir, d’en être l’instigateur. Ce dernier est actuellement sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis par la Cour pénale internationale. [Duhem, Vincent(2016), « Soudan : pourquoi la CPI en veut à Omar El-Béchir ?», revue www. Jeune Afrique.com/237419/]. La guerre du Darfour qui a éclaté en 2003, avec des antécédents (1987-1989 ; 1996- 1998), a opposé d’abord les Zaghawas (ethnie éclatée entre le Soudan et le Tchad) aux Arabes pro-gouvernementaux, ensuite s’est ramifiée aux autres ethnies que sont les Fours et les Massalits. Le gouvernement d’Oumar El- Béchir est accusé d’avoir armé les milices arabes, les Janjawids, contre la population du Darfour. Les raisons de ce conflit sont complexes : elles sont d’ordre ethnique et économique. Certains ont vu dans cette guerre la main invisible des puissances industrielles (Chine, USA, etc.) attirées par la découverte du pétrole dans la région du Darfour. Le gouvernement soudanais a estimé le nombre de morts aux environs de dix mille (10.000), mais ce chiffre est rejeté par les Etats-Unis, Israël et le Canada. Ces pays estiment qu’un soupçon de génocide pèse sur ce conflit : environ trois cent mille (300 000) morts et 2,7 millions de déplacés dont deux cent trente mille (230.000) réfugiés au Tchad. [BrissetFoucault Florence, Tubiana Jérôme ( 2008) , Darfour : La MINUAD a un an et 12 374 soldats déployés -archive-; centre de nouvelles de l’ONU.] .
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Table des matières
Introduction
L’approche historique du génocide
1 Origine, étymologie et définition
2 Le génocide dans l’histoire du monde
3 Le contexte du génocide rwandais
Prémière partie : la focalisation dans les œuvres du corpus
Chapitre I : la focalisation interne variable dans Murambi le livre des ossements (Boubacar Boris Diop)
1 Définition du concept ‘’focalisation’’
2-La subjectivité des personnages dans Murambi, le livre des ossements
3- Les indicateurs de lieux dans Murambi, le livre des ossements
3-1 Point de vue et espace de chaos
3-2 Point de vue et espace de pèlerinage
4 Les indicateurs de temps dans Murambi, le livre des ossements
4-1 Point de vue sur l’histoire : rétrospection et justification
4-1-1- La rétrospection des événements du génocide
4-1-2 La justification du génocide
4-2 Point de vue et temps métaphorique : le hors-temps
Chapitre II :la focalisation interne fixe dans L’Aîné des orphelins (Tierno Monénembo)
1-La subjectivité du héros-narrateur : un témoignage oblique
1-1Subjectivité et spatialité
1-1-1 Point de vue et espace de chaos (Kigali, QG, Cité des Anges bleus)
1-1-2 Point de vue et espace de violence (prison, bar)
1-1-3 Point de vue et espace de sentence (salle de procès)
1-2- Subjectivité et temporalité
1-2-1 Point de vue sur le génocide
1-2-2 Point de vue sur les mésaventures
1-2-2-1 La réminiscence de l’errance
1-2-2-2 La réminiscence de l’emprisonnement
2-Des symboles comme moyen d’expression de la subjectivité
2-1- Le rocher de la Kagera
2-2 Le cerf-volant
2-3 La symbolique de l’eau
Deuxième partie : les ambiguïtes ou cas de glissements de focalisation
Chapitre III : les ambiguïtés ou cas de glissements de focalisation dans Murambi, le livre des ossements
1-Ambiguïtés et narration homo-diégétique (‘’Je narrant’’)
2-Ambiguités et narration hétéro-diégétique (il)
2-1-De l’objectivité (focalisation externe) vers la subjectivité (focalisation interne)
2-2 La variabilité des points de vue comme un signe de l’omniscience du narrateur ?
2-3- Des intrusions comme un signe de l’omniscience du narrateur
Chapitre IV :les ambiguïtés ou cas de glissements de focalisation dans L’Aîné des orphelins
1-La focalisation sur le narrateur : vers une tendance à l’omniscience
2- La focalisation sur le héros ou la focalisation interne fixe
3- Des personnages opaques comme une forme d’expression de l’ambiguïté
4- Alternance des pronoms et enchevêtrement des points de vue
Troisième partie : le style et la portée des messages des auteurs
Chapitre V : le style des auteurs
1- Le style et son implication dans la perspective narrative
2- Etude stylistique et subjectivité à travers le mode « je »
3- Etude stylistique et subjectivité à travers le cadre spatio-temporel
3-1 Stylistique et spatialité
3-2-Stylistique et temporalité
4-Etude stylistique et subjectivité à travers les styles de discours : cas du style direct
5-Etude stylistique et subjectivité à travers le fragmentaire : une hybridité générique
5-1- Style de l’oralité ou indices de l’oralité dans les textes du corpus
5-2 Style journalistique ou écriture médiatique
Chapitre VI : la portée des messages dans les deux récits
1-La dénonciation du silence coupable de l’élite africaine et mondiale
2-La dénonciation des complicités (active et passive) de l’Occident et de l’Eglise
2-1- Le procès de l’Occident
2-2- Le procès de l’Eglise
3-‘’ Ecrire par devoir de mémoire’’ ou’’ Ecrire contre l’oubli ‘’
Conclusion
Bibliographie générale