L’apprentissage en philosophie: tenants et aboutissants
Quelques réflexions autour d’un lieu commun
Au registre des lieux communs de la philosophie on trouve le suivant: philosopher consiste à penser par soi-même. Kant n’a-t-il pas dit qu’il fallait avoir le courage d’user de sa propre raison ? Montaigne n’a-t-il pas dit qu’il valait mieux avoir une tête bien faite qu’une tête bien pleine ? Ils l’ont dit en effet. Ce qu’ils ont omis de dire, c’est qu’avant de produire des réflexions personnelles puissantes et novatrices, ils ont passé des années à étudier les réflexions de leurs prédécesseurs. La carrière de Kant ne commence pas à la Critique de la raison pure, et Montaigne n’a pas écrit ses Essais en partant de rien. Aristote est sans doute plus lucide quant à sa pratique philosophique quand il commence systématiquement ses recherches par l’étude, l’analyse, l’évaluation, et éventuellement la critique des travaux de ses prédécesseurs. Tenter de repartir de zéro, de découvrir les problèmes philosophiques et leurs solutions par soimême serait une forme incroyable de gâchis intellectuel. Pour produire des réflexions originales et de qualité sur un sujet donné, le mieux à faire est évidemment de se renseigner sur ce qui a déjà été dit sur le sujet. Penser par soi-même revient donc toujours à penser à partir des autres.
Des connaissances philosophiques
Nous soutenons donc que l’apprentissage et la compréhension d’un certain nombre d’éléments doctrinaux sont des conditions nécessaires à la capacité de penser par soi-même, c’est-à-dire à philosopher. Mais, pourrait-on nous dire: ne sommes-nous pas en train d’essayer de résoudre un paradoxe en en proposant un autre ? Ne serions nous pas en train d’essayer de faire passer l’idée hautement improbable que si certains élèves se sentent peu concernés et intéressés par la philosophie c’est parce que l’on ne leur fait pas apprendre par cœur suffisamment d’idées philosophiques ?
Si la philosophie grand public est si populaire c’est justement parce qu’elle n’exige pas de posséder une grande culture philosophique. Mais si elle est aussi creuse et banale c’est aussi justement parce qu’elle ne s’appuie pas sur une culture philosophique solide. Les « cafés philo », qui ont le vent en poupe, ne sont rien que cela: des cafés. Les participants y sont invités à dire ce qui leur passe par l’esprit. Quand on ouvre un best-seller philosophique, on y trouve: au mieux, des trivialités, la plupart du temps des propos confus, et assez fréquemment des choses fausses. Et c’est justement parce qu’ils sont faibles que les livres de philosophie grand public se vendent bien: ils sont très insatisfaisants d’un point de vue intellectuel; on en demande encore. Ils ne répondent jamais vraiment aux questions réelles que se posent leurs lecteurs. Quand on achète un livre ayant pour titre La Voie du bonheur, et qu’on y trouve des propos du type: « le meilleur moyen pour accéder au bonheur c’est d’être heureux », ou « il faut voir le bon côté des choses », on reste dubitatif.
Comment se fait-il donc que des arguments philosophiques classiques, autrement plus solides, passionnent moins les élèves que des trivialités ? Nous soutiendrons que c’est parce que ces arguments sont trop peu maîtrisés pour pouvoir faire leur effet.
De la maîtrise des arguments philosophiques
Le jugement s’exerce avec discernement quand il s’appuie sur des connaissances maîtrisées ; une culture philosophique initiale est nécessaire pour poser, formuler et tenter de résoudre des problèmes philosophiques. BO spécial n° 8 du 25 juillet 2019 .
Que demandons-nous aux élèves d’apprendre dans le cadre du cours de philosophie ? Dit brièvement: des définitions, des couples de notions, mais surtout: des arguments. Et non pas, par exemple, les dates de vie et de mort de tel ou tel philosophe. Il est sans doute utile de savoir que Descartes est un philosophe du XVIIème siècle, non de l’Antiquité. Il paraît par contre de peu d’intérêt pour la réflexion philosophique de savoir qu’il est mort à Stockholm le 11 février 1650. Les élèves ne pourraient-ils pas produire des définitions ou des arguments philosophiques par eux-mêmes ? Pour les définitions, la réponse courte est non. Les mots ont un sens qui a été déterminé collectivement, on ne peut pas créer par soi-même ce sens ; plutôt que d’essayer de « retrouver » ce sens par soi-même, autant l’avoir appris directement. Pourquoi la maîtrise des définitions est-elle importante ? Pour la simple raison que connaître le sens précis des mots est la condition de possibilité d’une réflexion précise.
Concernant les arguments, la réponse doit être plus nuancée. En droit, les élèves pourraient produire par eux-mêmes des raisonnements très solides. En fait, ce n’est pas le cas. Et c’est justement pourquoi les philosophes classiques sont devenus classiques: ils ont été les seuls à produire des arguments puissants et novateurs. Il y a eu beaucoup de penseurs très intelligents dans l’histoire. Seulement une très petite minorité d’entre eux a réussi à produire des raisonnements si solides qu’on a jugé qu’il fallait conserver et étudier leurs œuvres. Demander à des élèves de terminale de produire par eux-mêmes des arguments philosophiques convaincants revient à leur demander d’égaler les plus grands esprits. L’intention est sans doute louable, mais elle est irréaliste. N’est pas Descartes qui veut.
Certains arguments de la tradition philosophique sont parfois peu clairs – ou du moins écrits dans un langage, parfois technique, parfois vieilli, qui les rend obscurs aux élèves de terminale. Il nous a donc paru important, quand cela nous a semblé nécessaire, de tenter de les formaliser ou de les schématiser pour les rendre plus compréhensibles par les élèves .
Une idée courante consiste à dire qu’il faut non seulement comprendre les arguments philosophiques, mais aussi être en mesure de les dépasser, des les améliorer, ou de les réfuter. Là encore, les élèves de terminale sont en théorie capables de le faire par eux-mêmes. Dans la pratique, il en va différemment. Si les arguments classiques sont devenus classiques c’est justement car ils ont passé pendant très longtemps pour irréfutables. Demander aux élèves de réfuter un argument de Descartes qui a convaincu les meilleurs esprits pendant des siècles paraît un peu irréaliste. La plupart du temps, quand un élève est en désaccord avec un argument, c’est qu’il ne l’a pas compris. Le rôle du professeur sera donc dans un premier temps de faire comprendre les arguments, et dans un second temps de présenter certains contre-arguments.
Il nous semble donc important dans le cadre de notre enseignement d’essayer de faire en sorte que les élèves de terminales aient une bonne maîtrise des arguments philosophiques. Mais nous n’avons toujours pas expliqué en quoi notre approche pouvait éventuellement permettre de résoudre le paradoxe lycéens grand public évoqué précédemment. En quoi le fait de connaître des arguments peutil rendre la philosophie scolaire plus attrayante et moins abstraite ?
Utiliser ses connaissances philosophiques
Nous l’avons vu en introduction, les questions philosophiques classiques rencontrent un certain intérêt au sein du grand public. Comment se fait-il que ces mêmes questions (le bonheur, la vérité, la conscience, etc.), abordées dans le cadre d’un cours de terminale, passent pour abstraites ? Comment se fait-il que malgré l’étude d’arguments philosophiques classiques qui répondent précisément à ces questions, les élèves de lycée semblent souvent désemparés devant leurs sujets de dissertation ? Comment comprendre que certains des propos que l’on trouve dans des copies d’élèves sont parfois de moins bonne facture que si l’élève n’avait jamais assisté à un cours de philosophie ?
Le problème vient généralement du fait que les élèves savent que les grands philosophes ont dit des choses puissantes, mais qu’ils ne maîtrisent pas assez ces choses pour pouvoir les utiliser dans leurs travaux de dissertation. Ce qui fait que le professeur se retrouve souvent devant des productions d’élèves qui tentent de faire usage d’idées classiques, mais que ces idées sont si peu assimilées que les travaux en question sont moins bons que si l’élève avait juste tenté de penser par lui-même. A tout prendre – et c’est sans doute l’opinion majoritaire chez les professeurs de la discipline -, mieux vaut une copie remplie de propos banals pré philosophiques, mais plutôt sérieux, qu’une copie remplie de pseudo-références philosophiques classiques qui ont pour seul but de masquer l’absence de réflexion de l’élève.
Les élèves ressentent parfois un décalage et une inadéquation entre ce qu’ils apprennent en cours et ce qui leur est demandé de faire lors des évaluations. Ici encore, et au risque de nous répéter, nous pensons que l’aspect parfois abstrait que peut revêtir la discipline philosophique provient du fait que les arguments classiques ne sont pas assez maîtrisés pour pouvoir être utilisés pour répondre à des sujets de dissertation. Les élèves ont donc l’impression qu’on leur pose des questions hautement improbables, abstraites et difficiles sans se rendre compte que les éléments doctrinaux étudiés en cours sont précisément des réponses à ces questions. Comme l’écrivaient déjà Bouveresse et Derrida il y a plus de trente ans, la dissertation « apparaît aux candidats comme mystérieuse et aléatoire; son caractère non maîtrisable suscite l’angoisse, le bachotage, ou l’abandon […] ».
Il ne s’agit pas pour nous de dire que l’épreuve de dissertation consiste en une simple récitation d’arguments appris par cœur. Notre point consiste plutôt de dire que l’aspect effrayant de la dissertation de philosophie pourrait être largement atténué si les élèves se rendaient compte qu’ils possèdent déjà un certain nombre de réponses aux sujets proposés en dissertation: non pas des réponses « toutes faites », mais au moins des réponses possibles. Cette idée peut choquer. L’élève ne doit-il pas penser par luimême ? Découvrir par lui-même les problèmes et les réponses ? etc. Nous avons déjà proposé une analyse de ce genre de propos.
Comme le disait déjà le rapport mentionné ci-dessus: « un élève n’a pas à être original, ni à tirer de son propre fonds ce qu’on ne lui a jamais appris; il n’est pas un philosophe en herbe ou un penseur en germe. » Il faut se rendre à l’évidence: ce qu’on trouve dans des copies d’élèves c’est, d’un point de vue philosophique, au mieux des (bonnes) banalités, au pire des choses absurdes. Nous devons abandonner l’espoir d’originalité au profit de celui de solidité de la pensée: les lycéens sont censés apprendre à produire des raisonnements corrects – fussent-ils assez basiques -, et non pas des raisonnements novateurs, originaux ou exotiques. A tort ou à raison, la philosophie en classe de terminale est une discipline assez codifiée, et un élève qui produit un travail laborieux, « scolaire », banal mais sérieux se sera mieux conformé aux exigences de l’enseignement qu’un élève qui produit sporadiquement des aphorismes nietzschéens aussi fulgurants que brefs.
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Table des matières
Introduction
I) L’apprentissage en philosophie: tenants et aboutissants
1) Quelques réflexions autour d’un lieu commun
2) Des connaissances philosophiques
3) De la maîtrise des arguments philosophiques
4) Utiliser ses connaissances philosophiques
5) Philosophie et histoire de la philosophie
6) De l’usage des exemples en classe de philosophie: culture générale et culture commune
II) Exercices courts et contrôles de connaissance en classe de philosophie
1) Comment passe-t-on du savoir philosophique au savoir-faire philosophique ?
2) Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
3) Les contrôles de connaissances: analyse de cas pratiques
a) Annexes 1 à 4
b) Annexes 5 à 7
Conclusion générale
Bibliographie indicative
Annexe 1: Copie Anaïs
Annexe 2: Copie Vincent
Annexe 3: Copie Coralia
Annexe 4: Copie Leyla
Annexe 5: Copie Bastien
Annexe 6: Copie Yolan
Annexe 7: Copie Nolwenn
Annexe 8: Polycopiés de correction des contrôles de connaissances
Annexe 9: Deux exemples de semi-formalisation logique d’arguments philosophiques (extraits de polycopiés de cours)