Que dire de l’apprentissage du calcul mental des élèves du CP dans l’académie de Guadeloupe, plus particulièrement dans les quatre circonscriptions de la Grande-Terre, soit quatre-vingts (80) écoles, cent vingt-cinq classes (125) et deux mille neuf cent soixante-six (2 966) élèves ? Diffèrent-ils des autres circonscriptions ayant des classes similaires ? Peut-on caractériser les difficultés en mathématiques de ces élèves ? Observe-t-on des similitudes ou des écarts dans les pratiques enseignantes ?
Suite à ce questionnement, selon une majorité de professeurs, il est question ici de difficultés de compréhension ou de disponibilité pour comprendre. Difficultés qui, de façon bien évidente, vont gêner la rentabilité dans les activités mathématiques, sans pour cela mettre en cause une organisation cognitive spécifique. De manière précise, le sujet de notre recherche porte avant tout sur la problématique du sens et de l’automatisation construit simultanément, nécessitant une compréhension pour l’élaboration de savoirs solides que les élèves devraient réinvestir et l’automatisation de certains savoir-faire afin qu’ils puissent libérer des ressources cognitives dans le but d’accéder à des opérations plus élaborées et à la compréhension. C’est une manière de dire que les connaissances immédiatement disponibles (comme les résultats des tables d’addition) devraient améliorer considérablement les capacités de calcul intelligent où les élèves comprennent ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Mais ce n’est pas toujours le cas, et parallèlement, cela laisse à penser également que les élèves devraient construire des connaissances pour mémoriser progressivement :
– Des faits numériques (décompositions / recompositions additives) dès le début du cycle 2 y compris les tables d’addition et de multiplication dans la suite du cycle ;
– Des procédures de calcul élémentaires en s’appuyant sur des connaissances pour développer des procédures de calcul adaptées aux nombres en jeu pour les additions et les soustractions, ainsi que pour obtenir le quotient et le reste d’une division euclidienne par un nombre à un chiffre et par des nombres comme 10, 25, 50 et 100 en fin de cycle).
SITUATION DANS LE CHAMP D’ÉTUDE
Orientation de la recherche en Sciences de l’éducation
Nous distinguons deux phases dans notre recherche :
– Une phase exploratoire nous permettant de cerner les points importants et de construire des outils d’étude. En effet, lectures et entretiens en complément de l’observation et l’analyse des publications (programmes scolaires, recherches en didactique des mathématiques, brochure à l’intention des enseignants et manuels scolaires) vont nous aider à constituer notre problématique de recherche et à faire le point sur les connaissances concernant le problème de départ.
– Une phase d’approfondissement visant à décrire et analyser les pratiques enseignantes pour mieux les comprendre et en apprécier les effets auprès des élèves en difficulté.
Une approche suggérée
Les travaux francophones en didactiques des mathématiques se caractérisent par une grande diversité d’orientations avec, depuis les années 1990, une plus large ouverture vers les sciences de l’éducation. En effet, la multitude de travaux qui ont vu le jour sur les pratiques enseignantes montre qu’un tel sujet peut être étudié sous des angles de recherches aussi bien épistémologiques (focalisées sur les savoirs mathématiques, l’organisation de leur enseignement et leur apprentissage par les élèves) et psychologiques, que praxéologiques dans le paradigme élargi de la TSD et de la TAD (elles produisent des ressources pour les enseignants, construisent des outils conceptuels, des repères pour l’action, créent et diffusent des ingénieries « deuxième génération » communicables à « des enseignants ordinaires » pour des « classes ordinaires », Margolinas et al., 2011, p.57-78), psychanalytiques (Blanchard-Laville, 1997) ou encore ergonomiques, qui sont centrées sur le discours de l’enseignant, entrent dans le cadre de la « double approche » (Robert et Rogalski, 2002 ; 2005) et empruntent des outils du champ de l’ergonomie cognitive pour analyser le travail de l’enseignant.
En fait, en y regardant de plus près, nous avons choisi de conduire notre recherche en nous inscrivant objectivement lato sensu à la croisée des recherches en didactique des mathématiques et des recherches sur l’enseignant dans trois approches complémentaires : la première, épistémologique, indispensable à toute analyse didactique de ce qui se joue dans la classe, fait référence à la spécificité de l’enseignement du calcul mental quant aux savoirs à transmettre et à acquérir, la seconde, praxéologique, porte sur les manières réelles de faire travailler les élèves en calcul mental (la pédagogie) et l’appréciation de leurs effets sur les apprentissages des élèves, et la troisième, ergonomique, vise la compréhension du travail enseignant y compris du point de vue de l’enseignant lui-même pour mieux cerner ce qui est possible en classe, en fonction des enseignants et en fonction des élèves.
Peu importe le contexte, l’élaboration d’un cadre conceptuel (cernant l’ensemble des outils théoriques, idées, lois, concepts, spécifiques à la recherche qui permettra de l’orienter, de définir la question de recherche et d’en déduire les hypothèses) et méthodologique (pour recueillir et analyser les données) reste indispensable à toute recherche empirique. Prise au sens large, la recherche en éducation peut être, selon nous, définie comme « une activité complexe systématiquement originale » (Tomamichel, 2003) ou une démarche entreprise par une ou plusieurs personnes, qui recueillent et analysent des matériaux conceptuels et empiriques, pour produire des avancées par extension des espaces de compréhension en répondant aux questions soulevées par une problématique portant sur un ou plusieurs aspects d’une pratique d’éducation et de formation (Charlot, 2017). En somme, nous l’aurons compris, la recherche en éducation, issue d’une discipline (histoire de l’éducation), ancrée dans la didactique des disciplines (contenus, méthodes spécifiques) ou encore définie par un objet déterminé d’ampleur variable (inégalités liées à l’hétérogénéité sociale des élèves), couvre des dimensions multiples que Tomamichel (2005) regroupe en quatre champs renvoyant à ses caractéristiques fondamentales : « le champ du chercheur dans son environnement (la recherche est une pratique sociale), le champ de l’objet (la recherche porte sur des pratiques d’éducation et de formation), le champ de la finalité (la recherche vise un but) et le champ méthodologique (la recherche est une activité rationnelle) » (p.8).
Plus précisément, la recherche est considérée comme une pratique sociale dans le sens où « les enquêtes internationales placent la France parmi les pays les plus inégalitaires en matière de réussite scolaire corrélée à la situation sociale et familiale d’origine » (Saillot, 2020, p.21). Sans doute, la complexité de la difficulté scolaire soulève des tensions, des malentendus et des dissonances entre les institutions (famille, école, collectivité territoriale…), les acteurs (élèves, enseignants professeurs, décideurs) et les partenaires de l’école (parents, éducateurs, animateurs du monde péri-éducatif, chercheurs, formateurs…), pris dans un contexte où l’éducation se trouve devant une crise des modèles éducatifs et philosophiques, qui jusque-là, lui servaient de référence (Delalande, Dupont et Filisetti, 2015). D’ailleurs, la société contemporaine est de plus en plus consciente que les conditions (politiques, sociales, économiques et culturelles) requises pour que l’École puisse jouer son rôle de de démocratisation dépendent des autres institutions sociales. En effet, la mise en œuvre de certaines « garanties pré scolaires » et en particulier « le travail d’éducation des tout petits enfants ne peut être assuré par l’Éducation nationale parce qu’il repose sur la relation avec la mère et le père, où se forme ce que Freud nomme l’identification primaire et Winnicott l’espace transitionnel » (Stiegler, 2010, p.178).
Ensuite, la recherche porte aussi sur les pratiques d’éducation car nous imbriquons des analyses des activités possibles des élèves à celles des activités observables de l’enseignant. En fait, il s’agit d’identifier les stratégies d’enseignement mises en œuvre d’un professeur à un autre et d’une classe à une autre dans le but de comprendre la complexité des pratiques enseignantes en calcul mental. En clair, la pratique ne peut être abordée ici comme la simple application d’une méthode car chaque enseignant investi des marges de manœuvre, qui peuvent elles-mêmes varier dans le temps, pour s’adapter aux contraintes de la gestion didactique, par delà les directives de l’institution scolaire et les exigences inhérentes à son métier. Pour preuve, la comparaison des pratiques de professeurs de collèges socialement homogènes et sur un même chapitre de mathématiques, réalisée par Roditi (2001, 2005) a mis en exergue des régularités globales chez tous les enseignants, liés aux contraintes institutionnelles, laissant place à des variabilités à un niveau plus local, celui de la classe au quotidien.
D’autre part, au niveau de notre travail, nous prétendons à une certaine scientificité car il concilie l’aspiration scientifique qui traverse le champ des sciences de l’éducation et la diversité des recherches possibles. Plus concrètement, nous étudions les activités des enseignants et leurs prises de décision en tenant compte d’une part de leur contexte d’enseignement, de ses contraintes et d’autre part, de leurs expériences, savoirs, représentations et croyances recueillis par des entretiens et analysés pour apprécier leurs effets sur le travail en classe et les apprentissages des élèves.
En outre, notre recherche est aussi praxéologique : elle est à visée compréhensive et porte essentiellement sur le sens que les enseignants donnent à leur travail. En d’autres termes, elle rompt avec la dualité de la pensée et de la pratique, prend en considération la pensée de l’enseignant avant, pendant et après la classe et envisage la réflexion que le « praticien » développe sur sa pratique et sur ses propres pensées, en particulier celles qu’il élabore dans l’action mais qui demeurent implicites dans l’action (Schön, 1994). À vrai dire, dans la lignée de Leontiev (1975, 1984), nous considérons l’activité comme étant co-déterminée par le sujet et le contexte et comme source de développement du sujet. Autrement dit, nous sommes d’avis que pour comprendre les pratiques enseignantes telles qu’elles se font plutôt que telles qu’elles sont préconisées, il faut tenir compte du point de vue de l’enseignant. De ce fait, notre intérêt porte moins sur la profession et son organisation que sur l’activité de l’enseignant dans son historicité et son contexte, dans ses dimensions personnelle et collective, en lien avec les orientations politiques et les valeurs qui les sous-tendent. Cependant, « les enseignants ne font pas toujours ce qu’ils disent, ou ne disent pas ce qu’ils font » (Clanet, 1998). Par conséquent, nous optons également pour des observations de pratiques de terrain à l’aide de protocoles et d’instruments clairement spécifiés et adaptés, de manière à réaliser, par la suite des comparaisons entre pratiques déclarées et pratiques observées. En somme, l’étude des pratiques enseignantes nécessite un double regard : celui du praticien et celui du chercheur extérieur. Toutefois, ce dernier doit rester conscient de l’écart irréductible entre les pratiques enseignantes et l’intelligibilité ou le savoir acquis dans le domaine de la recherche (Bru, 2002) mais également du risque de confusion des rôles que peut entraîner la proximité enseignants-chercheurs.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
1- Définition du sujet
2- Historique du contexte actuel
3- Les problèmes auxquels répond notre thèse
4- La méthodologie pour répondre au problème
5- L’annonce de la structure du développement
PREMIERE PARTIE – ORIENTATION ET AXE DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 1 : SITUATION DANS LE CHAMP D’ÉTUDE
1. Orientation de la recherche en Sciences de l’éducation
2. La question des acquis des élèves dans le domaine des nombres et du calcul
à l’école primaire
3. État des lieux de la recherche sur l’enseignement-apprentissage du calcul mental
CHAPITRE 2 : PRATIQUES PRÉCONISÉES EN CALCUL MENTAL
1. Le constat des approches pédagogiques
2. Les dispositifs d’accompagnement du système éducatif
DEUXIÈME PARTIE – QUESTION CENTRALE ET CADRE THÉORIQUE
CHAPITRE 3 : QUESTIONS DE RECHERCHE ET HYPOTHÈSES
1. Les fondements de notre question de recherche
2. De la question centrale aux hypothèses
CHAPITRE 4 : ANALYSE DES CONCEPTS
1. Le concept de nombre
2. Le concept de calcul mental
3. Calcul mental et connaissance des nombres
4. Calcul mental et résolution de problèmes
5. Calcul mental et élèves en difficulté
CHAPITRE 5 : NOS PARTIS PRIS THÉORIQUES
1. La Théorie de l’Activité finalisée : un cadre unificateur pour l’articulation des pratiques enseignantes et des apprentissages des élèves
2. Emprunts et articulations des théories de Piaget et de Vygotski : conceptualisation médiations et zone proximale de développement
3. Des références à la didactique professionnelle et à la psychologie ergonomique
TROISIÈME PARTIE – LES PRATIQUES ORDINAIRES DES ENSEIGNANTS AU CP : INVESTIGATIONS ET ANALYSE DES DONNÉES
CHAPITRE 6 : L’ENSEIGNEMENT ET L’APPRENTISSAGE DU CALCUL MENTAL DE SOMMES AVEC LE FRANCHISSEMENT DE LA DIZAINE AU CP
1. De la maternelle au cours préparatoire : Apprendre à quantifier
2. Du comptage au calcul mental des additions
3. Les obstacles à l’apprentissage du calcul mental de l’addition au CP et les conséquences sur son enseignement
4. Bilan intermédiaire sur l’étude de la notion
5. Les projets d’enseignement possibles : Une étude comparative des manuels
CHAPITRE 7 : UNE ÉTUDE DE CAS DANS L’ACADÉMIE DE GUADELOUPE
1. Méthodologie d’analyse des pratiques enseignantes
2. Analyses et interprétations des résultats
CHAPITRE 8 : RÉPONSE À LA QUESTION DE RECHERCHE
CONCLUSION GÉNÉRALE
1- Rappel de la question centrale
2- La spécificité de notre démarche
3- Réponse à la question centrale de la recherche
4- Limites de la recherche
5- Mise en perspective de la recherche
BIBLIOGRAPHIE