Lors de mes deux années de stage dans différentes écoles, j’ai pu observer, en particulier au cycle 3, le développement de stratégies afin de mémoriser l’orthographe (lexicale) des mots. L’orthographe lexicale échappe aux règles, et se distingue ainsi de l’orthographe grammaticale. C’est pourquoi les enseignants procèdent différemment : ils considèrent bien souvent qu’il faut apprendre l’orthographe des mots, tandis qu’il faut pratiquer les règles d’orthographe grammaticales. Ils conçoivent ainsi des méthodes d’apprentissage adaptées à leurs élèves. Pour la plupart, ces stratégies sont proposées, parfois imposées, aux élèves par les enseignants : bien que pertinentes, elles n’émanent donc pas des apprenants. L’efficacité de ces méthodes peut s’avérer limitée lorsque les élèves ne s’approprient pas ces stratégies, parce qu’elles viennent interférer avec des stratégies spontanées. Ainsi, lors de séances d’apprentissages, certains élèves appliquent une stratégie qui ne leur correspond pas (comme recopier le mot une dizaine de fois) sans s’interroger sur leur faible performance lors des tests. Ils estiment avoir rempli un contrat didactique, c’est-à-dire avoir fait ce que l’enseignant attendait d’eux, et ne sont pas conscients de l’inadéquation de la stratégie : ils semblent ne pas percevoir la finalité de l’apprentissage et agir pour satisfaire leur professeur.
L’apprentissage de l’orthographe par les enfants
Les enfants n’apprennent pas l’orthographe qu’à l’école. Dans la mesure où ils sont déjà confrontés à l’écrit avant d’apprendre à lire et à écrire, ils repèrent des caractéristiques liées à l’écrit qui font l’objet d’apprentissages implicites. De plus, après l’acquisition du code, les enfants sont aussi en mesure de repérer des régularités orthographiques et donc de produire des orthographes plausibles pour des pseudo-mots.
Littératie précoce et apprentissages implicites relatifs à l’écrit
Joigneaux (2013) reprend le terme de littératie précoce, déjà présent dans la littérature anglaise depuis une quarantaine d’années, (l’expression est attribuée à Marie Clay, en 1966) pour parler de compétences émergentes autour de l’écrit, qui précèdent l’enseignement explicite et systématique de l’institution scolaire. Ainsi, pour cet auteur, « prendre conscience que l’écrit est porteur d’une signification autonome, c’est également commencer à apprendre à lire » (Joigneaux, 2013, p.119). Or, il s’agit bien là d’un apprentissage qui peut précéder l’apprentissage du code et donc du déchiffrage.
Ces apprentissages pré-scolaires ne concernent pas que la lecture, mais aussi l’écriture. Le langage écrit se développe précocement, des premiers mois de vie jusqu’aux enseignements conventionnels, et même au-delà, en fonction de l’utilisation de l’écrit de l’individu. Les enfants de moins de 6 ans développent donc des connaissances sur l’écrit, et ce d’autant plus qu’ils y sont exposés. D’après Gombert et Fayol (1992), les enfants dès 3 ans sont capables de différencier un écrit d’un dessin (du moins dans l’alphabet latin). De plus, lorsqu’on leur demande d’écrire, leurs productions présentent des caractéristiques de l’écrit : écriture linéaire, orientée gauche-droite, avec une section entre les « mots ». Enfin, lorsqu’on leur demande de choisir parmi différentes représentations, leur choix révèle des connaissances déjà pertinentes sur l’écrit, et ce bien avant qu’ils n’aient reçu d’enseignement explicite. Ces expériences ont été menées sur des enfants de 3 à 6 ans, tous pré-lecteurs/pré-rédacteurs. Suite à cette étude, Gombert et Fayol décrivent quatre phases de l’évolution de l’écriture :
– conception non-linguistique de l’écrit : l’écrit n’a pas de lien avec le langage, ils sont perçus comme deux systèmes autonomes
– conception grapho-sémantique de l’écrit : la production écrite est d’autant plus longue que l’énoncé apporte d’information, et les graphismes utilisés se rapprochent des lettres
– conception grapho-phonologique de l’écrit : la longueur des suites commence à varier selon la longueur phonologique du modèle, et certaines lettres font leur apparition dans la production
– prise de conscience des lacunes : certains enfants refusent de produire parce qu’ils ont conscience qu’il leur manque le code .
Ces considérations portent sur les enfants qui n’ont pas encore appris à lire. Voyons ensuite ce qu’il en est des connaissances implicites des élèves au cours de leur apprentissage de la lecture.
Construction d’un répertoire lexical
Frith (1985) identifie trois stades dans l’identification des mots:
– le stade logographique : l’enfant se sert d’indices visuels pour reconnaître un mot qu’il a déjà rencontré. Cette technique n’est efficace qu’en contexte : par exemple, un enfant est capable de « lire » le nom de ses céréales préférées sur le paquet mais serait incapable de le reconnaître une fois écrit sur la liste de courses.
– le stade alphabétique : cette phase correspond à l’apprentissage du principe alphabétique, qui fait correspondre à un son une lettre ou un groupe de lettres. L’enfant a recours à la médiation phonologique. À ce stade, les productions d’écrit de l’enfant ne tiennent pas compte des irrégularités orthographiques mais observent une certaine cohérence avec le code.
– le stade orthographique : le mot est récupéré dans le lexique orthographique, ce qui permet une reconnaissance immédiate. De plus, le stade alphabétique a permis la mise en place d’« engrammations », des séquences de lettres fréquentes telles que les préfixes et les suffixes qui représentent des régularités de la langue. C’est en cela que lecture et écriture se trouvent étroitement liées.
Durant le stade alphabétique, les enfants sont capables de produire des orthographes plausibles sur le plan phonologique. Dyslexies ou handicaps mis à part, ce stade ne pose pas de difficulté car la logique du code s’applique, tandis que dans le stade orthographique, c’est la mémoire orthographique qui entre en jeu : les élèves se construisent un répertoire lexical sur lequel ils peuvent ensuite s’appuyer afin d’orthographier des mots inconnus. Selon Read (1970) et Chomsky (1972) ; cités par Gombert et Fayol), les enfants prennent conscience de phénomènes grapho-phonologiques entre deux ans et demi et quatre ans, sans pour autant respecter l’orthographe convenue : on est encore loin de l’orthographe conventionnelle. Ils développent donc des connaissances logiques qui respectent la structure sonore des mots. On peut alors parler d’une orthographe préconventionnelle.
Repérage intuitif des régularités orthographiques
Grâce à l’observation d’écritures spontanées d’enfants de 2 à 4 ans, Ferreiro et Teberosky (1982) ont relevé que des enfants très jeunes repéraient déjà le « principe de variation des caractères » : ils considèrent comme invalide une orthographe qui comporte la même lettre plus de deux fois consécutives. Les élèves de cycle 2 développent ensuite une bonne capacité à repérer les régularités orthographiques, ce qui génère des connaissances qu’ils sont capables de réinvestir. Cela se remarque lorsque les élèves ajoutent naturellement un d, un s ou un t à la fin d’un mot. Ces connaissances ont même parfois tendance à les desservir. Par exemple, mes élèves qui écrivaient correctement « joli », (mot simple sans lettre muette) en début d’année, ont eu tendance, après observation systématique des lettres finales dans d’autres mots, à ajouter des lettres inutiles (s ou t). Joigneaux écrit à ce sujet que « dès 5-6 ans les enfants maîtrisent d’abord les règles de morphologie dérivationnelle qui, d’une part, conduisent à des structures phonologiques et/ou orthographiques et sémantiques transparentes et, d’autre part, sont productives car elles permettent la création de nombreux mots dérivés ». Dès le CP, les enfants sont capables de procéder à des analogies lors d’une production d’écrit. Par exemple, un élève sera capable de produire des mots réguliers en réemployant des graphèmes déjà rencontrés auparavant (« bien s’écrit avec -ien parce qu’il se termine comme chien »). Colé & Fayol (2000) ; cités par Joigneaux, 2013) se sont aussi intéressés aux performances d’élèves de cycle 3 par rapport à l’utilisation de suffixes dérivationnels (par exemple, -ette de maisonnette). Ils en ont conclu que, lorsque le sens et la structure phonologique leurs sont accessibles, les élèves de CE2 réussissent à orthographier correctement des mots suffixés dans 75% des cas (90% pour les CM1). Cependant, les performances chutent lorsque la structure phonologique et/ou sémantique ne sont pas transparentes (seulement 16% de réussite pour les CE2, et 42% pour les CM1). Ainsi, les élèves ont besoin de mettre du sens derrière l’apprentissage de l’orthographe des mots suffixés.
Au-delà du sens, les enfants sont également sensibles à d’autres phénomènes, qui ne sont pas nécessairement enseignés explicitement. Pacton & Afonso Jaco (2015) expliquent que les connaissances mobilisées sont : « des connaissances orthographiques, relatives à l’orthographe de mots spécifiques (on parle d’« orthographe lexicale »), à des régularités du système orthographique (on parle alors de « régularités graphotactiques ») ou à des connaissances sur les morphèmes (les unités minimales de sens) constituant les mots. » (Pacton & Afonso Jaco, 2015, p. 52). Les enfants sont donc déjà capables d’appréhender plusieurs aspects de l’orthographe. De plus, il a été démontré (Ferreiro et Teberosky, 1982) que les élèves de 7 à 11 ans étaient sensibles à des régularités graphotactiques, qui leur permettent, dans des tâches de choix d’orthographe de pseudo-mots, de choisir la version la plus plausible. Ainsi, ils utilisent la graphie «eau » lorsque le son /o/ intervient en fin de mot, et la graphie « o » lorsqu’il intervient en début de mot. De même, ils éliminent les doubles consonnes situées en début de mot (« ffomir ») mais les conservent en milieu de mot (« immose »), et ce, dès le CP. Les graphies comprenant une double consonne à la suite d’une autre consonne (« aprrulir ») ne sont, elles, significativement évitées qu’en CE2. Cependant, selon Fayol (2008), peu d’élèves découvrent les règles morphologiques de façon intuitive. C’est pourquoi les connaissances et les stratégies liées à la morphologie pourraient faire l’objet d’un enseignement systématique. À ces apprentissages implicites s’ajoutent les apprentissages explicites rencontrés lors de la scolarisation. Ces apprentissages s’effectuent selon différentes modalités, dans le cadre de l’école élémentaire.
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Table des matières
Introduction
1 Cadre théorique
1.1 L’apprentissage de l’orthographe par les enfants
1.1.1 Littératie précoce et apprentissages implicites relatifs à l’écrit
1.1.2 Construction d’un répertoire lexical
1.1.3 Repérage intuitif des régularités orthographiques
1.2 L’enseignement de l’orthographe dans le cadre scolaire
1.2.1 Instructions officielles
1.2.2 Les stratégies disponibles pour apprendre l’orthographe des mots
1.2.2.1 Copie systématique
1.2.2.2 Moyens mnémotechniques
1.2.2.3 Silhouettes, orthographe illustrée ou méthode visuo-sémantique
1.2.2.4 Analyse de la morphologie
1.2.2.5 Le chantier d’orthographe
1.2.2.6 Orthographe approchée en maternelle
1.3 L’activité des élèves
1.3.1 Théories naïves
1.3.2 Contrat didactique
2 Problématique et hypothèse générale
3 Méthode
3.1 Exploration préliminaire
3.2 Procédure
3.3 Conception des séances
3.3.1 Groupe test : chantier d’orthographe
3.3.2 Groupe contrôle : mémorisation d’une liste de mots
3.4 Participants
3.5 Hypothèses opérationnelles
4 Résultats
4.1 Déroulement de l’activité « chantier d’orthographe »
4.2 Déroulement de l’activité « apprentissage d’une liste de mots »
4.3 Relevé des scores en fonction des catégories de mots
5 Discussion
Bibliographie