L’anthropologie de Thomas Hobbes

Contexte de la pensée morale moderne: état de la question

« Tout le XVIIe siècle a la passion des moeursl », pour reprendre la fonnule de Bérengère Pannentier. Cet intérêt témoigne de la profonde transformation de la réflexion morale tout au long du siècle, transformation incontestablement liée aux bouleversements amorcés au siècle précédent. Devant la complexité d’un réel désormais sans cohérence ni signification, l’homme seul, suivant le mot de Montaigne, engage une réflexion sur la possibilité même de la morale. Le courant moraliste, qui prend au premier chef pour objet d’étude les moeurs , rend compte de cette instabilité. Marqués par une forme de pessimisme issu d’une remise en question des valeurs et du sens, les moralistes mènent une investigation sur les limites du discours moral. Aussi proposent-ils des réflexions « en archipels3 » sur les moeurs, les usages et coutumes, les caractères humains.

Contestant toute posture d’autorité et de savoir, ces auteurs «qui parle[nt] à hauteur d’homme\> rendent compte d’une vérité mouvante et ondoyante, d’un réel dont l’assiette, pour reprendre une expression de Montaigne, n’est plus stable l2. Morale descriptive plus que prescriptive, morale négative plus précisément, la morale proposée par ces moralistes se veut critique des morales admises, voire de la valeur même de la morale. Du latin mores, moeurs, habitudes de vie, le moraliste est observateur, spectateur des moeurs, des habitudes, «spectateur de la vie» selon Montaigne. Muni de son scalpel, il se propose de faire «l’anatomie du coeur humainl \>, soucieux de ne pas se laisser berner par les apparences. P,\isant de l’amour-propre le principe ultime à l’oeuvre derrière toute action humaine, les moralistes rendent compte et participent d’une «destruction du hérosl 4» qu’opère le règne de Louis XIV. Aussi, développent-ils une anthropologie pessimiste où l’homme déchu, «étant possédé par l’amour-propre [ … ], cherchait ou la gloire ou le plaisir, et dans toutes ses actions, il ne s’élevait point plus haut que ses intérêts. Ainsi, la tyrannie de l’amour-propre, qui rend les hommes avides de richesses, les empêche d’entrer en société et en communication avec le prochain, si ce n’est que pour en recueillir du plaisir ou de l’utilité I5».

Pour expliquer cette transformation de la pensée morale, on a souvent évoquél6 les bouleversements provoqués par les nouvelles découvertes et inventions de la science et par la diversité des moeurs rapportée par les voyageurs du Nouveau Monde. Ces événements sont évidemment essentiels. Au surplus, d’autres facteurs semblent encore plus directement liés au courant moraliste car ils suscitent, comme l’a fait remarquer B. Parmentier, une interrogation sur les formes et les effets de la croyance et sur les conditions d’énonciation du discours moral 17 • Qu’il s’agisse, comme on le verra, de la crise de la croyance, du déclin de l’éloquence politique ou du processus d’individualisation de l’énonciation morale et de ses interprétations, la pensée morale subit, au cours du XVIIe siècle, une profonde mutation. Au moment où écrivent les moralistes, le christianisme, sa morale et ses. valeurs, sont toujours omniprésents dans la vie quotidienne des hommes et ce n’est que par un petit nombre d’ individus, « esprits forts » ou « libertins », qu’en sont critiqués les principes. Toutefois, bien que le rejet des principes du christianisme reste marginal, la méfiance envers les systèmes de valeurs fondés sur une transcendance constitue un trait déterminant du XVIIe siècle. De fait, les guerres de religion du siècle précédent ont non seulement témoigné de la division de la chrétienté, mais elles ont aussi montré que le christianisme pouvait justifier meurtres, massacres et autres atrocités, si bien qu’elles ont suggéré qu’invoquer des principes transcendants dépassant la mesure de l’homme pouvait conduire à légitimer une violence inhumaine. C’ est donc en ce sens que B. Parmentier parle d’une crise de la croyance qui secoue tout le XVIIe siècle

Une sympathie impensable: le triomphe de l’amour-propre. Si la première moitié du XVIIe siècle fut marquée par un dynamisme optimiste, la seconde moitié fait place à un pessimisme auquel Jansénius apporte une justification fondamentale. En effet, l’affirmation de la monarchie absolue transforme « les héros en sujets25 », de sorte que le brusque affaiblissement du pouvoir, engendré par la mort de Richelieu et de Louis XIII, fait éclater une crise qu’incarne la figure de Mazarin26 . Cette crise révèle la veulerie de l’opposition nobiliaire: on s’engage dans La Fronde, révolte «sans sens et sans but », non par idéal héroïque, mais par ambition et cette « multitude d’ intérêts différents» en fait un « chaos inexplicable d’intentions et d’intrigues non pas seulement distinctes, mais opposées27». Que reste-t-il de l’héroïsme, dont l’aristocratie était le support social? Rien qu »une parade dérisoire et souvent odieuse: massacres, destructions et famines accablent la région parisienne. La vertu qui était vigueur devient, sous l’absolutisme, soumission. L’honneur n’est plus de s’affirmer mais de servir. Vaincue dans l’action politique, la noblesse se replie sur une lucidité critique, seule vengeance possible. L’idéalisme moral de la première moitié du siècle est déjà loin des réalités nouvelles: les tempéraments, la Fortune et surtout l’amour-propre et l’intérêt mènent le monde. « Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger28», conclut ainsi La Rochefoucauld.

L’augustinisme: une anthropologie pessimiste Au moment où l’élite française bascule dans le pessimisme, un traité fondamental vient le justifier. En août 1640, paraît à Louvain l’Augustinus, où Jansénius expose la pensée de saint Augustin, accentuant son antihumanisme. L’ouvrage est aussitôt réimprimé à Paris puis à Rouen: le nom de Jansénius triomphe parmi les honnêtes gens. La querelle « partageait non seulement les écoles, mais les ruelles et la ville aussi bien que la cour}) (Mme de Motteville, 1647). Plusieurs ouvrages d’Arnauld propagent cet augustinisme qui ruine toutes les affirmations de l’humanisme: notre nature est radicalement corrompue, le monde est un lieu de perdition, la grâce est aussi rare que nécessaire. Notre « nature corrompue n’a point de liberté à faire le bien}) et ne peut que « faire le mal volontairement}), entramée par la concupiscence, qui est irrésistible à moins que la délectation ne soit surmontée par celle de la grâce, « nécessaire pour chaque bonne action}). Cela nous conduit tous à « une très juste damnation }). Toutefois, par une pure miséricorde, « Dieu en délivre quelques-uns }), arbitrairement choisis (Arnauld, 1645 et 1644).29 Condamné par la Sorbonne, par Rome et par le roi, le jansénisme diffuse la vision pessimiste d’un homme avide et corrompu par le péché originel, relativement lucide mais incapable de bien agir, n’ayant «pas assez de force pour suivre toute [sa] raison30». Aussi, de Pascal et La Rochefoucauld à La Bruyère, en passant par Racine, Mme de Lafayette,

La Fontaine, Molière et Boileau, l’anthropologie pessimiste du jansénisme domine la littérature de la seconde moitié du siècle; Port-Royal est le haut lieu de l’esprit, de la vertu et de la liberté. Si la pensée humaniste et la littérature héroïque des années trente laissaient croire que l’homme maîtrisait sa condition, voilà maintenant qu’elle lui échappe. L’argent, l’absolutisme, un Dieu inaccessible l’asservissent et le réduisent à la recherche avide du profit, des honneurs ou du bonheur. Ce que l’homme croyait solidement acquis devient « inutile et incertain », de sorte qu’« il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne3 )>> en multipliant les divertissements. L’antihumanisme augustinien s’en prend particulièrement à l’idée de vertus purement humaines. Le stoïcisme est particulièrement visé: « La constance des sages n’est que l’art de renfermer leur agitation dans le coeur32», observe encore La Rochefoucauld. De fait, la philosophie chrétienne, qui a pour fondement l’abnégation, est opposée à celle des païens, qui repose sur la confiance en soi-même. En croyant l ‘homme suffisamment fort pour accomplir ses devoirs, le stoïcien fait acte de superbe et, en proposant une philosophie de l’autonomie, il réitère ainsi en philosophie le péché originel33

Un nouveau principe: l’amour-propre La notion de générosité, expression de la domination d’une noblesse de naissance puis de l’humanisme héroïque d’une époque militante, s’effondre donc sous les coups de la critique janséniste. Comme le souligne Jean Rohou, La Fronde l’a brandie tout en la vidant de sens. Saint-Évremond dénonce cette inflation de « faux généreux» : « Jamais tant d’entretiens de générosité sans honneur42». Les moralistes expliquent nos sentiments et comportements par un tout autre principe. Ce qui semblait être générosité « n’est souvent qu’une ambition déguisée qui méprise de petits intérêts, pour aller à de plus grands43». À un sujet plein de vigueur, capable de réaliser ses idéaux par l’action, succède un sujet hanté par le sentiment de son propre vide, travaillé par un égocentrisme intéressé, c’est-à-dire par un intense besoin allant de l’avidité de profit à l’avidité de bonheur dont parlent Pascal, Bossuet ou Malebranche et dont Racine et Mme de Lafayette montrent la tragique impossibilité. « Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception. [ … ].

C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se perdre.44». Cet égocentrisme, qui caractérise aussi les personnages de Molière et de La Fontaine, les nouveaux moralistes l’appellent l’amour-propre. Afm de désigner ce qu’ils considèrent comme le ressort ultime de l’action, les moralistes des années 1650 empruntent à l’anthropologie chrétienne la notion d’amourpropre ou d’amour de soi, mais, comme certains l’ont fait remarquer4S , en l’infléchissant vers une perspective sociale. La tyrannie de l’amour-propre n’est plus dénoncée uniquement « contre Dieu» mais aussi « contre son prochain », puisqu’ il empêche les hommes d’entrer en société et en communication avec autrui si ce n’est que pour en recueillir du plaisir ou de l’utilité46 • Ainsi, Pascal, pour qui la nature de l’amour-propre « est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi47 », dénonce aussi l’égocentrisme intéressé dans cette perspective: « Il n’y a personne qui ne se mette au-dessus de tout le reste du monde et qui n’aime mieux son propre bien-être et la durée de son bonheur et de sa vie que celle de tout le reste du monde48 », de sorte que « Chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres49 ». Bien que les Pensées soient l’oeuvre d’un chrétien, c’est en tant qu’égoïsme nuisible à la vie sociale que cette motivation est considérée. .

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Table des matières

REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
CHAPITRE 1: L’intérêt: moteur de l’action
1.1 Contexte de la pensée morale moderne: état de la question
1.2 Une sympathie impensable: le triomphe de l’amour-propre
1.2.1 L’augustinisme: une anthropologie pessimiste
1.2.2 Un nouveau principe: l’amour-propre
1.2.3 Le remède: l’honnêteté
1.3 La sympathie: un concept inopérant
1.3.1 L’anthropologie de Thomas Hobbes: l’homo oeconomicus ou la version positive de l’égoïsme intéressé
1.3.2 Les enseignements de cette comparaison
1.4 L’anthropologie du dix-septième siècle: étrangère à la sympathie
CHAPITRE II : Une inclination naturelle au bien
2.1 Shaftesbury: l’oeil intérieur
2.2 Hutcheson et le sens moral.
2.3 Hume: du sens moral à la sympathie
2.4 Adam Smith et le spectateur intérieur
2.5 Des Lumières écossaises au matérialisme français
CHAPITRE III: L’empathie au coeur des rapports sociaux: la théorie de l’action d’Alain Caillé
3.1 Sortir des discours de l’intérêt
3.2 Cartographie des ressorts de l’action: une boussole conceptuelle
3.3 Vers une théorie de l’action
3.3.1 Intérêt pour soi et intérêt pour autrui
3.3.2 À la source du. processus de socialisation: l’imitation
3.4 L’empathie: fondement des rapports sociaux
CONCLUSION
BIBLIOGRAPIDE
1. Sources primaires
2. Sources secondaires

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