L’anophèle hôte et vecteur de Plasmodium : Contrôle génétique de la susceptibilité
Dès 1880, année de la découverte du parasite Plasmodium, Laveran émettait l’hypothèse que ce parasite était transmis par les moustiques. Dix-sept ans plus tard, Ross confirmait cette hypothèse en apportant la démonstration définitive du développement de Plasmodium chez l’anophèle femelle. Parmi les 400 espèces d’anophèles décrites, près de 65 peuvent assurer la transmission du parasite de manière plus ou moins efficace. Cette efficacité est dépendante de la capacité vectorielle des moustiques, qui reflète le fonctionnement du système parasite vecteur dans un environnement donné (Failloux et al., 1999 ; Vazeille et al., 2001). La capacité vectorielle est déterminée à la fois par des facteurs environnementaux (la température, l’humidité, les contacts homme-vecteur) et par des facteurs intrinsèques propres au moustique, qui reflètent le degré de coadaptation entre le vecteur et le parasite. Ces derniers facteurs représentent la compétence vectorielle de l’insecte, c’est-à-dire son aptitude à s’infecter, à assurer le développement du parasite et à le transmettre. En d’autres termes, la compétence vectorielle est conditionnée par la compatibilité des interactions entre le parasite et son vecteur.
L’infection expérimentale des anophèles par les plasmodies est une technique difficile, mais ce n’est pas une fin en soi (Robert et al., 2000). Il s’agit d’un outil mis au point dans plusieurs buts : évaluer la susceptibilité des espèces d’anophèles aux différentes espèces plasmodiales (Klein et al., 1991), estimer l’infectivité d’une population humaine pour une souche de moustiques (Boudin et al., 1993 ; Githeko et al., 1992 ; Graves et al., 1988) ou étudier les facteurs qui contrôlent la transmission homme-vecteur du parasite (Gamage-Mendis et al., 1992 ; Mulder et al., 1994, Boudin et al. 2005). La susceptibilité des vecteurs aux souches plasmodiales est un indice épidémiologique important dans la transmission homme-vecteur du paludisme. Cet indice peut être résumé et exprimé par un seul paramètre, la probabilité K qu’a un moustique de s’infecter en prenant un repas de sang sur un membre quelconque de la population (Graves et al. 1988). Deux méthodes permettent de déterminer expérimentalement ce facteur. La méthode directe qui consiste à gorger des moustiques sur un échantillon représentatif de la population générale sans s’intéresser au préalable à la parasitémie. L’autre méthode consiste à rechercher d’abord les porteurs de gamétocytes, à déterminer ainsi le réservoir infectant potentiel, puis à infecter expérimentalement les moustiques d’élevage avec le sang de ces porteurs pour déterminer la susceptibilité des anophèles (Bonnet et al., 2003; Boudin et al., 1993 ). Le facteur K est défini comme le produit de la prévalence gamétocytaire ou mieux le pourcentage de sujets infectants par le taux moyen de moustiques infestés sur sujet infectant .
On sait qu’une souche géographique d’An. gambiae est susceptible à une ou plusieurs souches locales de P. falciparum. Par contre cette même souche de moustique peut être beaucoup moins susceptible à une souche géographiquement étrangère du parasite. C’est ainsi que nous avons pu estimer que la susceptibilité de An. gambiae s.s (cytotype forêt) du Cameroun était 4 fois plus élevée pour une souche camerounaise de P. falciparum que pour une souche sénégalaise (Boudin et al. 2005). On sait aussi que certains mécanismes de protections « immunitaires » peuvent être développés par le moustique pour lutter contre l’infection parasitaire. Deux mécanismes sont actuellement bien connus (Lambrechts et al., 2007): la mélanisation des oocystes, qui pourrait ne pas être un mécanisme naturel et la lyse du parasite. Ces mécanismes sont contrôlés génétiquement. Dans le système Plasmodium-Anopheles, les interactions parasite-vecteur font intervenir principalement deux fonctions biologiques du moustique impliquant le système digestif et le système immunitaire.
la digestion chez les anophèles
Les anophèles mâles et femelles se nourrissent de jus sucrés, nectars et autres exsudats végétaux. Cependant, pour induire la vitellogenèse et assurer la production des œufs, la femelle doit également se nourrir de sang. En effet, les protéines abondantes dans le sang sont dégradées par les enzymes digestives du moustique en acides aminés nécessaire à la constitution des œufs. Le corps de l’anophèle femelle adulte est occupé en grande partie par l’appareil digestif, responsable de la digestion du sang et de sucs d’origine végétale (Rhodain, 1985). Cet appareil est constitué dans sa partie antérieure d’une pompe pharyngienne, puis se prolonge par un œsophage auquel sont annexés trois ventricules où viennent s’accumuler les sucs végétaux . Un proventricule relie l’œsophage au mésenteron (que l’on appellera tube digestif dans ce manuscrit),N en arrière duquel commence l’intestin postérieur qui aboutit à l’anus.
A chaque piqûre sur un vertébré, l’anophèle femelle peut absorber une quantité de sang variant de un à trois microlitres, qui va être digérée durant une quarantaine d’heures. Le processus de digestion va impliquer plusieurs protéases secrétées par l’épithélium du moustique et va être accompagné de la formation d’une structure chitineuse entourant le repas de sang : La matrice péritrophique .
La formation de la matrice péritrophique
La matrice péritrophique est une enveloppe membraneuse produite et secrétée par les cellules épithéliales du mésentéron de nombreux insectes. Elle isole le contenu alimentaire du pôle apical des cellules de l’épithélium intestinal. Chez le moustique adulte, sa synthèse est induite par la distension de l’épithélium digestif à la suite de la prise d’un repas de sang (Richards & Richards, 1977 ; Shao et al., 2001). Chez les anophèles, elle est stockée dans des vésicules qui sont accumulées au niveau du pôle apical des cellules épithéliales puis sécrétées dans la lumière du tube digestif durant l’ingestion du sang (Billingsley & Rudin, 1992). La matrice devient mature entre 24h et 36h après le repas, puis disparaît après la digestion du sang (Rudin et al., 1991). Cette matrice est constituée de chitine, de proteines glycosylées (protéoglycanes) et de nombreuses protéines dont les péritrophines (Elvin et al., 1996 ; Tellam et al., 1999). Un gène codant pour une péritrophine, nommée Ag-Aper 1, a été identifié chez An. gambiae (Shen & JacobsLorena, 1998). Cette protéine présente deux domaines de liaison à la chitine sous forme d’un réseau tridimensionnel chitino-proteique.
Plusieurs rôles ont été attribués à la matrice péritrophique. Tout d’abord, elle pourrait avoir une fonction de barrière protectrice contre les éventuelles abrasions causées par certaines toxines et macromolécules contenues dans le bol alimentaire. Ce rôle préventif s’étendrait jusqu’à une protection plus ou moins efficace contre une infection virale, bactérienne ou causée par tout autre agent pathogène (Lehane et al., 1997). Cette protection se met en place très rapidement, car la formation de la matrice débute dans les trente minutes suivant la prise du repas sanguin (Shen & Jacobs-Lorena, 1998 ; Lehane, 1997). Cette matrice pourrait également être impliquée dans la digestion du sang, mais à ce jour, un tel rôle n’est pas encore démontré. Elle pourrait faciliter la digestion car le maillage crée par l’agencement des fibres de chitine permettrait d’établir une sélectivité des éléments qui sont assimilés au niveau de l’épithélium digestif (Lehane et al., 1997 ; Villalon et al., 2003). Toutefois, il a été démontré que l’absence de membrane péritrophique chez An. stephensi ne semblait pas affecter la capacité du moustique à digérer un repas de sang (Billingsley & Rudin, 1992).
La membrane péritrophique peut être synthétisée avec plus ou moins de retard (Tellam et al., 1999 ; Lehane, 1997) et qu’elle a une composition chimique différente selon les espèces d’anophèles. Ceci explique en partie la susceptibilité à certaines espèces plasmodiales qui peuvent la traverser avant sa maturation définitive ou rester bloquées en fonction de leur équipement enzymatique (Shao et al., 2001 ; Shen & Jacobs Lorena, 1998).
Les protéases impliquées dans la digestion du sang
La digestion du repas sanguin par le moustique est réalisée par plusieurs protéases secrétées par l’épithélium digestif (Lehane et al., 1997). La dégradation des protéines sanguines met en jeu deux groupes de protéases : d’une part les endopeptidases, telles que les trypsines et les chymotrypsines, qui hydrolysent les protéines au sein de la chaîne peptidique et, d’autre part, les exopeptidases, telles que les aminopeptidases et les carboxypeptidases, qui agissent respectivement au niveau de l’extrémité amino-terminale des protéines. Ces enzymes vont être utiles pour la survie des parasites ou intervenir sur les relations parasite-vecteur (Shao et al., 2001).
Le système immunitaire des insectes
La compétence vectorielle d’un moustique dépend en grande partie de la compatibilité des interactions moléculaires entre le parasite et le vecteur, mais également de la capacité du système immunitaire de l’insecte à reconnaître et à éliminer le parasite (Villalon et al., 2003). Contrairement aux vertébrés, les insectes possèdent un système immunitaire n’impliquant que des réponses de type inné, sans mémoire immunologique (Shao et al., 2001). Le système immunitaire des insectes a l’avantage d’être activé rapidement, de présenter un certain degré de spécificité pour les différentes classes de microorganismes auxquels ils sont exposés et de comprendre une variété de mécanismes de défense de type humoral ou cellulaire capable de prévenir et de stopper les processus infectieux (Shen & Jacobs-Lorena, 1998). Les facteurs qui font qu’un moustique n’est pas capable de transmettre le parasite sont de deux ordres : le moustique est dépourvu d’un élément requis pour le développement du parasite, comme par exemple l’acide xanthurenic (Billker et al., 1998) qui est nécessaire à la gamétogénèse et/ou la réponse immunitaire du moustique est efficace pour supprimer le développement des parasites.
La réponse humorale consiste, d’une part, en l’activation de voies de signalisation intracellulaire contrôlant la synthèse de peptides anti-microbiens par le corps gras de l’insecte et, d’autre part, en l’activation de cascade protéolytiques dans l’hémolymphe provoquant des réactions de coagulation et de mélanisation (Figure 12). Ces mécanismes humoraux coopèrent avec les mécanismes de type cellulaire qui impliquent les hémocytes, correspondant aux cellules sanguines de l’insecte. Ces cellules participent à l’encapsulation ou à la phagocytose des micro-organismes à éliminer. En réponse à une infection, des peptides anti-microbiens, composés de vingt à quarante acides aminés, sont rapidement produits par le corps gras et les tissus épithéliaux de l’insecte pour être secrétés dans l’hémolymphe. Leur activité spécifique pour les différentes classes de pathogènes, consiste à provoquer la désintégration des membranes bactériennes ou à interférer avec les protéines des agents pathogènes. Chez Drosophila melanogaster, il existe une vingtaine de ces peptides présentant une activité antimicrobienne, qui sont régulés par les voies de signalisation Toll et Imd (Hoffmann et al., 2002 ; Christophides et al., 2004) .
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Table des matières
Introduction
Généralités
A- Généralités sur les Vecteurs
I. Le complexe Anopheles gambiae
I.1. Naissance du complexe An. gambiae
I.2. Méthodes d’identification
I.3. Les membres du complexe An. gambiae
I.4. Répartition au Sénégal
II. Le groupe Anopheles funestus
IV. Le groupe Anopheles moucheti
B. Généralités sur le parasite
I. Le cycle biologique de Plasmodium
I.1. Le cycle chez l’homme
I.2. Le cycle chez l’anophèle
I.2.1. Les gamétocytes
I.2.2. Les gamètes
I.2.3. Le zygote
I.2.4. L’ookinète
I.2.5. L’oocyste
I.2.6. Les sporozoïtes
II. L’anophèle hôte et vecteur de Plasmodium : Contrôle génétique de la susceptibilité
II.1. la digestion chez les anophèles
II.1.1. La formation de la matrice péritrophique
II.1.2. Les protéases impliquées dans la digestion du sang
II.2. Le système immunitaire des insectes
II.2.2. Des mécanismes ciblés sur les micro-organismes
II.2.2.1. La phagocytose
II.2.2.2. La mélanisation et l’encapsulation
III. Les interactions entre Plasmodium et Anophèles
IV. Plasmodium un parasite adapté à son hôte invertébré : Mécanismes d’évitement
C. Génétique des populations
I. Principes et intérêt en entomologie médicale
II. Modèle de Hardy-Weinberg
II.1. Constitution génétique des populations
II.2. Le modèle de Hardy-Weinberg
III. Inversions chromosomiques, adaptation à l’environnement et spéciation
IV. Quelques définitions
Matériels et Méthodes
A. Zones d’études
I. Le village de Dielmo
I.1. Données climatiques
I.2. Données démographiques
I.3. Données physiques
II. Le bourg de Anène
II.1. Données climatiques
II.2. Données démographiques
II.3. Données physiques
B. Dynamique de transmission des espèces vectrices
I.1. Captures de nuit sur appât humain
I.1.1. Recueil des moustiques
I.1.2. Le taux de parturité
I.1.3. Le dépistage des moustiques infectés
I.1.4. Identification des membres du complexe gambiae
I.2. Faunes résiduelles
I.2.1. Recueil des spots de sang
I.2.2. Analyse des repas de sang
C. Susceptibilité comparée des vecteurs
I. Dépistage des porteurs de gamétocytes
II. Elevage des moustiques
III. Infection des moustiques par DMFA
● Principe du DMFA
IV. Dissection des moustiques après infection
D. Analyse des résultats
I. Dynamique de transmission des espèces vectrices
II. Susceptibilité comparée
● Etude expérimentale
● Etude naturelle
Résultats
Données entomologiques (Dielmo)
I. Capture de nuits sur appâts humains
I.1. Résultats globaux
I.2. Cycle d’agressivité
I.3. Densités et dynamiques de population
I.3.1. Densités moyennes
I.3.2. Variations mensuelles des densités
a) Densités culicidiennes totales
b) Densités anophéliennes
● Densités anophéliennes moyennes
● Densités par espèce anophélienne
I.4. Les taux de parturité
I.5. Taux d’infestation
I.6. Taux d’inoculation entomologique
I.7. Taux quotidien de survie
I.8. Espérance de vie infectante
I.9. Capacité vectorielle
II. Captures en faune matinale résiduelle
II.1. Résultats globaux
II.2. Préférences trophiques
III. Modèle de Hardy-Weinberg
Données sur la susceptibilité comparée (Anène)
I. Résultats globaux
II. Taux d’infection moyen
I.2. Densités oocystiques
II. Compétence vectorielle
Discussion
Conclusion