Les dimorphismes sexuels
L’anisogamie à l’origine de conflits entre les sexes
Chez les espèces sexuées isogames, la fécondation se déroule entre gamètes de même taille, mais des types sexuels peuvent tout de même exister. En général, les deux types d’individus sont souvent désignés par « + » et « – ». Les espèce isogames sont relativement rares dans la nature, on les trouve notamment chez certaines algues, champignons, organismes unicellulaires ou plantes. Chez les espèces sexuées anisogames, certains individus produisent des gamètes de grande taille, les ovules, contenant une importante quantité de ressources, tandis que les autres produisent des gamètes plus petits, les spermatozoïdes, contenant peu de ressources. Les individus produisant les gamètes les plus gros sont appelés femelles et les individus produisant les gamètes les plus petits sont appelés mâles.
La théorie historique sur l’évolution de l’anisogamie à partir de l’isogamie (Parker et al. 1972), considérée comme l’état ancestral de la reproduction sexuée, invoque un conflit entre les sexes résultant d’une stratégie égoïste des producteurs de petits gamètes (voir Randerson et Hurst 2001 pour une revue des autres hypothèses). En effet, les producteurs des plus gros gamètes sont avantagés si la fitness du zygote augmente avec la taille de l’oeuf. Néanmoins, si un mutant produisant des gamètes plus petits et en plus grand nombre émerge, celui-ci pourra féconder de nombreux gamètes tout en investissant peu de ressources dans le futur zygote. Une spécialisation d’une partie des individus dans la production de petits gamètes générés en grand nombre et investissant peu de ressources dans le zygote, et de l’autre partie des individus dans la production de gros gamètes, permettant l’apport nécessaire en ressources au zygote et générés en plus petit nombre, aurait ainsi été avantageuse. Les gamètes de taille intermédiaires auraient été contre sélectionnés car ils ne possédaient ni les avantages des gros gamètes ni ceux des petits gamètes. Chez les animaux, on observe en grande majorité de l’oogamie, la forme la plus marquée de l’anisogamie, où les gamètes femelles ont une taille beaucoup plus importante que les gamètes mâles et sont immobiles tandis que les gamètes mâles sont très mobiles. Dans ce cas, l’ovule contient la quasi-totalité des ressources nécessaires au développement de l’embryon tandis que les spermatozoïdes sont mobiles et se déplacent vers les ovules pour transmettre l’information génétique du mâle sans donner de ressources énergétiques au futur embryon.
Produire les gamètes de grande taille est coûteux et leur nombre est limité par la quantité d’énergie disponible chez les femelles tandis que les gamètes petits peuvent être produits en grand nombre (Bateman 1948 ; Trivers 1972). Ce dimorphisme gamétique a été invoqué pour expliquer l’asymétrie fréquente des coûts et des gains associés à la reproduction entre les sexes, et de la qualité de « sexe » limitant de la femelle, impliquant que l’accès aux femelles est une ressource limitante pour les mâles. Cette asymétrie serait à l’origine de l’émergence de conflits d’intérêt entre les sexes au niveau de l’acquisition de ressources et de la reproduction, menant à l’évolution de dimorphismes sexuels.
Les dimorphismes sexuels liés à la sélection naturelle
Les dimorphismes sexuels peuvent évoluer en réponse à la sélection naturelle. En effet, si les sexes ont des traits d’histoire de vie différents, l’apparition de dimorphismes sexuels en réponse aux pressions de sélection sexe-spécifiques peut se révéler avantageuse. Ces traits ont souvent un rapport avec la reproduction, mais de façon indirecte. Un des dimorphismes sexuels les plus étudié est le dimorphisme de taille. Chez la majorité des espèces, notamment chez les insectes, les reptiles et les poissons, les femelles ont une taille plus importante que les mâles tandis que chez de nombreuses espèces de mammifères et d’oiseaux, on observe une taille plus importante chez le mâle (Shine 1989). Une plus grande taille chez les mâles serait favorisée par sélection sexuelle lors de la compétition intra-sexuelle pour l’accès aux femelles sous forme de combat (Darwin 1871). En revanche, une plus grande taille corporelle serait favorisée chez les femelles par sélection naturelle car cela augmenterait leur fertilité, les femelles les plus grandes pouvant produire plus d’œufs (Darwin 1871). Shine (1989) dresse dans sa revue un inventaire détaillé des différentes formes de dimorphisme sexuel lié à l’appareil trophique, c’est-à-dire aux organes et membres qui permettent la préhension, la consommation et la digestion de la nourriture. Deux catégories sont recensées : les dimorphismes dus à l’occupation de niches écologiques différentes entre les deux sexes et ceux dus à d’autres facteurs.
La première catégorie regroupe les dimorphismes liés à une différence de fréquence de prise de nourriture et ceux liés à une différence de régime alimentaire. Chez les espèces avec un dimorphisme de taille marqué, la fréquence de prise de nourriture est souvent différente entre les mâles et les femelles. Les femelles subissent des coûts plus élevés associés à la reproduction que les mâles qui vont avoir tendance à moins se nourrir que les femelles en l’absence de compétition intra-sexuelle (Shine 1989). Les cas les plus extrêmes sont représentés chez les espèces où les mâles ne se nourrissent pas du tout et possèdent des systèmes digestifs et des pièces buccales réduites voire absentes. Par exemple chez le poisson Cryptosaras couesii, le mâle s’attache à la femelle qui lui fournit des apports nutritifs, devenant ainsi un appendice parasitaire produisant des spermatozoïdes. Une autre catégorie de dimorphisme sexuel lié à des niches écologiques différentes regroupe les cas où les deux sexes se nourrissent de ressources différentes, menant à l’évolution de pièces buccales sexuellement dimorphiques. Ce type de dimorphisme peut évoluer pour augmenter les capacités collectives à trouver des ressources ou peut être dû à la nécessité qu’ont les femelles à avoir une alimentation plus riche. Par exemple, chez les moustiques (famille des Culicidae), les femelles se nourrissent de nectar de fleur, comme les mâles, mais sont les seules à être hématophages car l’hématophagie est essentielle à la ponte (Darwin 1871). Des différences de dentition chez les mammifères herbivores pourraient aussi être expliquées par des différences en besoins nutritionnels (Shine 1989).
Parmi les facteurs non attribuables à une différence de niche écologique entre les sexes, on retrouve les activités spécifiques aux rôles des sexes durant la reproduction. Celles-ci peuvent entraîner le développement de certains caractères chez un seul sexe. Par exemple, chez les guêpes Vespa vulgaris les femelles creusent un nid et possèdent un appareil trophique différent des mâles, facilitant cette tâche. Les appareils trophiques peuvent également être modifiés dans le cas de soins parentaux particuliers, comme chez les mâles poisson-chat (Loricariidae) qui couvent les œufs oralement grâce à une morphologie buccale particulière qui remplit cette fonction (Shine 1989). Enfin, Rice (1984) soulève que de nombreux autres traits, plus difficilement observables, pourraient être sujets à des pressions de séléction différentes entre les sexes. Par exemple des traits physiologiques comme la croissance, la thermorégulation, les taux métaboliques, les rythmes biologiques ou les modalités sensorielles pourraient avoir des optimums différents entre les sexes (Glucksmann 1981).
La théorie prédit que de nombreux traits dimorphiques pourraient résulter de différences de niches écologiques (Slatkin 1984), et de nombreuses espèces montrent d’importantes divergences écologiques entre les sexes. Pourtant, cette hypothèse a souvent été éclipsée au profit de la sélection sexuelle pour expliquer les dimorphismes sexuels. En effet, cette hypothèse a un pouvoir prédictif plus élevé que l’hypothèse de la niche écologique, et a été beaucoup plus intensément étudiée.
Les dimorphismes sexuels liés à la sélection sexuelle
Un mécanisme majeur à l’origine de l’émergence de dimorphismes sexuels est la sélection sexuelle. Celle-ci agirait majoritairement chez les mâles (mais voir Clutton-Brock 2009 pour un revue sur la sélection sexuelle chez les femelles et voir plus bas) sous la forme de compétition intra-sexuelle pour l’accès à la femelle, ou de sélection inter sexuelle sous la forme de choix du partenaire effectué par les femelles. L’hypothèse historique pour expliquer l’action de la sélection sexuelle est qu’elle serait une conséquence de l’anisogamie et de l’asymétrie de l’investissement dans les soins parentaux entre les sexes.
Asymétrie du succès reproducteur et des soins parentaux
Une conséquence de l’anisogamie serait que le nombre de descendants d’un mâle augmenterait avec le nombre de femelles avec lequel il s’accouple, tandis que la fécondité d’une femelle n’augmenterait pas si elle s’accouple avec plus qu’un mâle , hypothèse formulée par Bateman (1948). Chez les mâles, il serait donc avantageux de s’accoupler plusieurs fois, menant ainsi à une compétition intense entre mâles pour l’accès aux femelles. Dans cette configuration, les femelles ne tirent aucun avantage à s’accoupler de multiple fois, et ont tendance à limiter les risques liés à l’accouplement . En conséquence, la force de la sélection sexuelle chez le sexe considéré dépendrait de la relation entre le nombre de partenaires et le nombre de descendants, défini comme le gradient de Bateman par Andersson et Iwasa (1996). Cette relation a été initialement décrite chez la drosophile (Bateman 1948). En raison de l’anisogamie, le système de reproduction favorisé chez les mâles serait donc la polygynie, c’est-à-dire quand les mâles s’accouplent avec plusieurs femelles.
Chez les espèces polygynes, la variance du succès reproducteur est souvent différente entre les mâles et les femelles. Chaque enfant ayant un père et une mère, le succès reproducteur moyen des mâles et des femelles est égal (Fisher 1958). Néanmoins, une importante proportion de mâles ne se reproduit pas tandis que les autres se reproduisent de nombreuses fois. La variance du succès reproducteur serait donc beaucoup plus élevée chez les mâles que chez les femelles (Bateman 1948).
Dans ce cas, l’évolution de soins parentaux effectués par les mâles est contre sélectionnée car les mâles vont avoir un intérêt à chercher d’autres partenaires directement après l’accouplement, afin d’augmenter leur probabilité de paternité. De plus, la femelle, investissant plus de ressources dans sa descendance dès la production des gamètes, aurait un coût plus élevé associé à la mort de ses descendants en comparaison aux mâles. Si le mâle abandonne la femelle afin de chercher d’autres partenaires, il est très désavantageux pour la femelle d’abandonner à son tour ses petits à une mort certaine, elle va donc avoir tendance à prodiguer les soins parentaux (Dawkins 1976). Cela serait à l’origine d’une asymétrie entre les sexes au niveau des soins parentaux, plus souvent prodigués par les femelles. Enfin, s’il est impossible pour les mâles d’identifier leurs descendants, donc s’ils ne peuvent être certains de leur paternité, ce phénomène est amplifié (Queller 1997).
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Table des matières
1 Introduction Générale
1.1 Les dimorphismes sexuels
1.1.1 L’anisogamie à l’origine de conflits entre les sexes
1.1.2 Les dimorphismes sexuels liés à la sélection naturelle
1.1.3 Les dimorphismes sexuels liés à la sélection sexuelle
1.1.4 Les conflits sexuels interlocus
1.1.5 L’architecture génétique des dimorphismes sexuels
1.2 Les conflits sexuels intralocus
1.2.1 Émergence des IASC
1.2.2 Résolution des conflits sexuels intralocus
1.2.3 Implications évolutives des IASC
1.3 Détection de sélection sexuellement antagoniste
2 Détection de sélection sexuellement antagoniste dans le génome humain
2.1 Introduction
2.1.1 La localisation génomique des locus SA prédite par le modèle de Rice
2.1.2 Critiques de la prédiction du modèle de Rice
2.1.3 Examen empirique de la localisation génomique des locus SA
2.1.4 La sélection SA à l’origine de différences de fréquences alléliques entre les sexes
2.2 Détection d’une signature de sélection sexuellement antagoniste dans les données de HapMap3.3
2.2.1 Matériels et méthodes
2.2.2 Résultats
2.3 Discussion
2.4 Article
2.5 Annexes de l’article
3 Distorsion de transmission sexe-spécifique
3.1 Introduction
3.1.1 La distorsion de transmission et les IASC
3.1.2 Distorsion de transmission sexe-spécifique
3.2 Méthodes
3.2.1 La base de données Genome of the Netherlands
3.2.2 Détection de signatures de sélection sexuellement antagoniste
3.2.3 Détection de distorsions de transmission
3.2.4 Simulation d’un chromosome avec un locus sous sélection SA
3.2.5 Évaluation du FST intersexuel chez les enfants : est-il extrême comparé aux génotypes de leurs parents ?
3.3 Résultats
3.3.1 Détection de signatures de sélection sexuellement antagoniste dans Genome of the Netherlands
3.3.2 Détection de distorsions de transmission sur des chromosomes simulés
3.3.3 Détection de distorsions de transmission dans les données de GoNL
3.4 Discussion
4 Conclusion Générale