DE LA CONCEPTION INSTRUMENTALE DU LANGAGE
Lorsque nous nous tournons vers l’histoire de l’étude de la nature du langage humain, et de sa relation à la pensée, notre attention est tout naturellement retenue par le XVIIe siècle. Il est important de remarquer que même si le problème d’une langue universelle, qui serait du même coup parfaite, se posait avant le XVII siècle, c’est ce siècle qui en a fait une question philosophique à proprement parler. En effet, jusque là, c’est essentiellement d’un point de vue religieux qu’on s’interrogeait sur la langue adamique. Le XVII siècle marque donc un changement de paradigme, non au sens chronologique, mais théorique, puisqu’on passe alors à une réflexion sur le langage du point de vue de son épuration de toutes les « idola » que colportent les langues naturelles. Dans la théorie de PORT-ROYAL, la réflexion sur la nature du langage dans sa relation à la pensée, part d’une conception d’ordre instrumental du langage. Le langage est le fait expressif de cette valeur qu’est la pensée dans son effectuation, la pensée n’étant à son tour que la « nonne » rigoureuse et rationnelle de ce donné naturel qu’est le langage. Que cette ambivalence soit suspendue à l’équivalence non problématisée de la Nature et de la Raison, cela est bien certain. Nul plus que PORT-ROYAL n’était prédisposé à mettre en question l’adéquation de la Nature et de la Raison. Car qu’est-ce que la nature de l’homme sinon une nature corrompue par le péché originel et mise à distance infranchissable de la Raison sans l’aide toute puissante de la Grâce divine ? Cette distance est une distance de fait, dont les traces se marqueront dans l’existence et ses comportements, dans le langage aussi. Celui-ci apparaîtra comme problème spécifique toutes les fois, et elles seront nombreuses, puisque c’est là la trame de l’existence humaine, qu’entre le langage et la pensée il y aura décalage : lorsque le langage débordera la pensée, et que se marquera une différence qui, dans la description normative du discours logique, revêtira les traits d’une transgression, il conviendra soigneusement d’analyser cette aberration et de la réduire. C’est bien le langage dans son essentielle relation à la pensée qu’il exprime dans son effectuation, la pensée comme norme du langage dans ses quatre opérations fondamentales — concevoir, juger, raisonner, ordonner — qui constituent indissolublement l’unique objet de la logique. La préoccupation fondamentale de DESCARTES et des auteurs de PORT — ROYAL, porte sur la question de savoir comment faire exprimer la pensée par le langage sans perte ? Pour DESCARTES, la découverte de la vérité ne doit rien à la communication à autrui. En effet, on ne cherche à communiquer qu’ « après » avoir réalisé l’évidence. Dans sa lettre à MERSENNE du 25 novembre 1630 DESCARTES écrit : « j’éprouverai en la dioptrique si je suis capable d’expression mes conceptions, et de persuader d’une vérité les autres, « après que » je me la suis persuadée ». C’est là que surgit ce qu’HENRI GOUHIER appelle la « résistance au vrai ». L’expression « après que » montre que ce dont DESCARES doute n’est pas de sa raison, mais de sa parole. Il confirme en ajoutant que « bien que j’ai souvent expliqué mes conceptions à des personnes de très bon esprit, et qui, pendant que je leur parlais, semblaient les comprendre fort distinctement, toutefois, lorsqu’ils les ont redites, j’ai remarqué qu’ils les ont changées presque toujours de telle sorte que je ne les pouvais plus avouer pour miennes». Comment l’autre peut-il recevoir le vrai, saisi sans lui, dans le silence de l’évidence ? Les auteurs de PORT—ROYAL rapportent clairement la cause majeure de la confusion dans l’expression de nos pensées par le langage, au fait que nous attachons celui-ci à des mots. L’attachement de nos idées à des mots, auquel nous oblige la nécessité que nous avons d’user du langage pour nous faire entendre, fait que souvent nous considérons plus les mots que les choses. C’est ce qui fait remarquer à ces auteurs que « quoique les hommes aient souvent différentes idées des même choses, ils se servent néanmoins des mêmes mots pour les exprimer, comme l’idée qu’un philosophe paen a de la vertu n’est pas la même que celle qu’en a un théologien, et néanmoins chacun exprime son idée par le même mot de « vertu » » I . Comme remède à cette confusion, ils trouvent la nécessité de procéder aux définitions des noms dont on se sert, en distinguant les définitions des noms d’avec celles des choses. Ceci devrait selon eux permettre de faire une nouvelle langue, où les mots ne seraient attachés qu’aux idées que nous voulons qu’ils expriment. Point ne serait besoin pour cela de faire de nouveaux sons, puisqu’on peut se servir de ceux qui sont déjà en usage, en les regardant comme s’ils n’avaient encore aucune signification, pour ne leur donner que celles que nous voulons qu’ils aient, en désignant par d’autres mots simples et qui ne soient point équivoques, l’idée à laquelle nous voulons les appliquer.
LA CONCEPTION FORMALISTE DU LANGAGE A PARTIR DU XVII Siècle
En passant de DESCARTES et PORT- ROYAL à LEIBNIZ il s’opère un changement d’approche. Il ne s’agit plus désormais de se demander comment faire en sorte que le langage puisse exprimer la pensée sans perte, mais comment mettre au point un langage dont la forme puisse épouser exactement les contours de la pensée ? Autrement dit, il ne s agit plus de rechercher un langage qui puisse communiquer l’évidence à autrui « après qu’ » elle soit établie, mais de trouver le langage dont la forme même se suffirait à elle seule pour établir et communiquer le vrai à la fois. Nous passons donc d’une conception instrumentaliste du langage à une conception formaliste. Il ne s’agit donc plus de considérer le langage seulement comme un « instrument » de la pensée, mais aussi et surtout comme une « forme » de celle-ci. C’est le fait que la préférence de LEIBNIZ va au critère de la « distinction » plutôt qui a celui de « évidence », qu’il considère comme sujet à des considérations subjectives, qui explique qu’il écrit qu’ « une notion distincte est pareille à celle que les essayeurs ont de l’or ; laquelle leur permet de distinguer l’objet de tous les autres corps, par des signes distinctifs et des moyens de contrôle suffisants » 1 . Pour s’acheminer vers une connaissance distincte et adéquate, il convient donc de mettre en place un raisonnement qui conclut par la force de la forme, en omettant aucune considération pertinente, afin que tout ce qu’exige une conclusion nécessaire apparaisse clairement dans les prémisses. L’opposition entre DESCARTES et LEIBNIZ quant à la méthode — intuitionniste chez le premier et formaliste chez le second — ne pouvait que se répercuter dans leurs positions respectives face au problème de la recherche de la langue parfaite. Quoique DESCARTES admette qu’une théorie d’une langue universelle parfaite qui permettrait à tous les hommes de s’entendre est tout à fait concevable, il reconnaît que de la théorie à la pratique, le compte est loin d’être bon. En effet, sa réalisation supposerait selon lui l’achèvement du système du savoir, car il faudrait dénombrer alors toutes les idées primitives des hommes, attribuer un caractère ou signe à chacune d’elles, et d’articuler par une sorte de mathématique universelle celles-ci à toutes les autres pensées humaines qui n’en seraient que des combinatoires. Si DESCARTES ne propose aucun corps à corps avec les mots, et réclame pour arme essentielle l’attention, c’est que pour lui les signes sont extérieurs à la pensée. Par contre, l’importance accordée aux signes dans le formalisme leibnizien en est déterminante pour une pensée de la langue universelle, et telle, qu’il ne s’agit plus désormais le lancer un appel à l’attention, mais de mettre fin aux équivoques et discussions sans fin. De sorte que « lorsqu’il s’agira de controverses, il n’y ait pas plus besoin de discussion entre deux philosophes qu’il y en a entre deux calculateurs. Il suffira en effet qu’ils prennent leurs plumes, s’assoient à table et se disent réciproquement (après avoir appelé un ami s’ils le désirent) : calculons » I . De cette façon, LEIBINZ aura renoncé progressivement à son idée première, que la langue idéogrammatique chinoise serait le modèle de la langue universelle, si elle contient un certain nombre de caractères fondamentaux dont les autres ne fussent que des combinaisons, lorsqu’il écrivait : « Outre les paroles, on pourrait connaître les vérités générales ou particulières par des marques comme les caractères des chinois ; et on pourrait introduire « un caractère universel » fort populaire et meilleur que le leur si on employait de petites figures à la place des mots, qui représentassent les choses visibles par leurs traits et les invisibles par des visibles qui les accompagnent, y joignant de certaines marques additionnelles convenables pour faire entendre les flexions et les particules.
CATEGORIES DE LANGUE ET CATEGORIES DE PENSEE
L’unité organique du langage et de la pensée, que nous évoquions recurremment dans le cadre des recherches et observations empiriques de l’école soviétique, peut également être établie dans le cadre d’une réflexion argumentative concernant la relation entre les catégories de pensée et les catégories de langage. Le langage humain est employé à convoyer « ce que nous voulons dire ». Mais cela que nous appelons ainsi, « ce que nous voulons dire » ou « ce que nous avons dans l’esprit » ou « notre pensée » ou de quelque nom par lequel on le désigne, est un contenu de pensée, fort difficile à définir en soi, sinon que par des caractères d’intentionnalité ou comme structure psychique. Ce contenu reçoit forme quand il est énoncé et seulement ainsi. Il reçoit forme de la langue et dans la langue qui est le moule de toute expression possible il ne peut s’en dissocier et il ne peut la transcender. Or cette langue est organisée comme agencement de signes distincts et distinctifs, susceptibles de se décomposer eux-mêmes en unités inférieures ou de se grouper en unités complexes. Cette grande structure qui enferme des structures plus petites et de plusieurs niveaux donne sa « forme » au contenu de pensée. Autrement la pensée se résout sinon exactement à rien, ou en tout cas à quelque chose de si vague et de si indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme contenu « distinct » de la forme que la langue lui confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. Cependant, parler de contenant et de contenu c’est simplifier. L’image ne doit pas abuser. A strictement parler, la pensée n’est pas une matière à laquelle le langage prêterait forme, puisqu’à aucun moment ce contenant ne peut être imaginé sans son contenu, ni le contenu comme indépendant de son contenant. Pour BENVENISTE la question devient alors celle-ci: tout en admettant que la pensée ne peut être saisie que formée et actualisée dans la langue, avons-nous le moyen de reconnaître à la pensée des caractères qui lui sont propres et qui ne doivent rien à l’expression linguistique ?` S’il était possible de décrire la pensée par des caractères qui lui appartiennent de même que nous pouvons décrire la langue pour elle-même, on verrait du même coup comment elle s’ajuste à la langue et de quelle nature sont leurs relations. Il semble alors utile selon BENVENISTE d’aborder le problème par la voie des « catégories » qui apparaissent en médiatrices. Celles-ci ne présentent par le même aspect, suivant qu’elles sont catégories de langue ou de pensée. Nous discernons immédiatement que la pensée peut spécifier ses propres catégories, en instaurer de nouvelles, alors que les catégories linguistiques, attributs d’un système que chaque locuteur reçoit et maintient, ne sont pas modifiables au gré de chacun. Nous voyons cette autre différence que la pensée peut prétendre à poser des catégories universelles, mais que les catégories linguistiques sont toujours celles d’une langue particulière. A première vue, cela confirmerait la position précellente et indépendante de la pensée par rapport au langage. Cependant, en ne continuant pas à poser le problème en termes aussi généraux, il nous sera permis de considérer ces catégories simplement comme l’inventaire des propriétés qu’un penseur grec jugeait prédicables d’un objet, et par suite, comme la liste des concepts a priori qui, selon lui, organisent l’expérience.
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Table des matières
PREMIER PARTIE : FORMALISME ET INSTRUMENTALISME EN PHILISOPHIE DU LANGAGE
CHAPITRE I : LA CONCEPTION INSTRUMENTALE DU LANGAGE AU XVIIe SIECLE
CHAPITRE II : LA CONCEPTION FORMALISTE DU LANGAGE A PARTIR DU XIIe SIECLE
DEUXIEME PARTIE : LE LANGAGE COMME PENSEE DU MONDE ET EXPRESSION DU GENIE DES PEUPLES
CHAPITRE I : DE HERDER A LA THEORIE DU CHAMP LINGUISTIQUE
CHAPITRE II : CATEGORIES DE LANGAGE ET CATEGORIES DE PENSEE
CHAPITRE III : L’HYPOTHESE ETNO-LINGUISTIQUE DE SAPIR ET WHORF
TOISIEME PARTIE : GRAMMAIRES PARTICULIERES ET GRAMMAIRE UNIVERSELLE
CHAPITRE I : SAUSSURE ET LA GRAMMAIRE UNIVERSELLE
I-1 : LANGUE ET PAROLE
I-2 : SYNCHRONIE ET DIACHRONIE
I-3 :LANGUE ET PENSEE
CHAPITRE II : ORIGINE ET GENESE DE LA THEORIE DE LA GRAMMAIRE UNIVERSELLE CHEZ CHOMSKY
Il-1 : CHOMSKY et PORT-ROYAL
II-2 :DE LA GRAMMAIRE GENERATIVE
CONCLUSION
ANNEXE
BIBLIOGRAPHIE
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