l’idéal fusionnel de l’amour romantique chez Cameron Crowe : un chemin semé d’embuches ?
Nous analyserons ici certaines difficultés dites « classiques » qui contrarient les personnages dans leur recherche de fusion amoureuse. La conception romantique de Cameron Crowe implique une certaine difficulté d’aimer, l’histoire amoureuse est vue comme une épreuve presque insurmontable. Nous verrons que le cinéaste traduit la réussite des personnages qui arrivent à surmonter ces complications par une consécration de l’amour ce qui est une spécificité de l’amour romantique. Les amants victorieux, comme l’écrit Stefano Zuffi, « apparaissent transfigurés, unis, invincibles. Le monde entier tourne autour de leur harmonie amoureuse ». Dans le cas contraire, la vie des personnages qui n’arrivent pas à réaliser la fusion prend des allures de drame (au même titre que les héroïnes de Sabrina et Ariane) dont l’issue se révèle parfois fatale.
Le coup de foudre : l’amour au premier regard ?
Dans un film racontant une histoire d’amour, la rencontre se présente comme un moment crucial. Cameron Crowe semble en être parfaitement conscient, comme il le fait bien remarquer à Billy Wilder : « La rencontre d’un homme et d’une femme est généralement un moment magique dans vos films». Pour exprimer cet aspect merveilleux de la rencontre, Crowe, comme tant d’autres cinéastes avant lui, utilise ce qui se rapproche du motif du coup de foudre qui, comme l’explique Jean-Claude Kaufmann, correspond à une « conception céleste de l’amour conjugal», une « représentation de l’amour tombé du ciel». Nous retrouvons le caractère magique (à entendre comme inexplicable) du coup de foudre dans cette définition qu’en donne Jacques Marquet : « Le coup de foudre est marquant dans la vie de celui qui le vit (vs passe sans laisser de trace) ; il produit un sentiment de sacré ou de magique (vs perçu comme matériel, profane) ; il apporte (vs enlève) quelque chose ; il est inattendu, non programmé (vs recherché) ; il est rare (vs fréquent) ; il est bénéfique, positif (vs maléfique et destructeur) ; il est inexplicable et échappe à la rationalisation (vs explicable, rationalisable)».
Le coup de foudre passe par ce que l’on voit avec les yeux, c’est-à-dire le regard. Or, montrer des regards serait, selon Laurent Jullier, une spécialité du cinéma. Cet auteur estime que la manière la plus courante de mettre en scène cette situation serait de montrer « un raccord-regard suivi d’un plan qui dure un tout petit peu trop longtemps ». C’est en effet de cette façon que Cameron Crowe choisit de représenter la rencontre entre Linda Powell (Kyra Sedgwick) et Steve Dunne (Campbell Scott) dans Singles [Fig. 08] et entre Sofía Serrano (Penélope Cruz) et David Aames dans Vanilla Sky [Fig. 09] : « La tête s’incline légèrement de côté, les paupières s’abaissent plus que de coutume, les yeux se tournent doucement vers l’objet, les lèvres s’entrouvrent, la respiration se ralentit ».
On a l’impression que le temps s’est arrêté pour les personnages, surtout dans Vanilla Sky où David ne prête aucune attention à son ami Brian qui s’exclame : « J’ai cessé d’exister !73 » Ils ont beau se trouver dans une pièce remplie de monde (un concert de rock dans Singles, la fête d’anniversaire de David dans Vanilla Sky), ils n’ont d’yeux que pour la personne qui se trouve dans leur champ de vision. Les modalités de représentation du coup de foudre chez Crowe font écho au travail de chercheurs s’intéressant à la question, comme par exemple l’anthropologue Helen Fisher qui appelle ce phénomène la focalisation de l’attention : « Quand il/elle est là, plus rien ne compte. “Ils étaient l’un pour l’autre tout l’univers écrit Schlegel, dans son Lucinde. Cette attention exclusive s’accompagne d’une recherche de fusion (“je voudrais me fondre en luiˮ) ». Crowe a recours, à peu de choses près, à ce que Roland Barthes dans Les fragments du discours amoureux considère comme un classique de la « machinerie hollywoodienne », c’est-à-dire aux « gros plans à faible profondeur de champ (plutôt des plans rapprochés-épaule en l’occurrence chez Crowe) et aux rétro-éclairages décollant les actrices du décor ». Cependant, les « orchestres symphoniques occupés à jouer des mélodies truffées d’accords parfaits » évoqués par Barthes ont cédé la place aux guitares électriques du répertoire pop-rock. C’est en cela que Cameron Crowe se trouve à un carrefour où se croisent la comédie romantique traditionnelle et la « romantic teen comedy » (cette dernière, nous l’avons vu, est un sous-genre de la comédie romantique et du « teen movie» dont la bande musicale est essentiellement constituée de musique poprock).
Les films de Crowe apparaissent au premier abord comme des petits « modes d’emploi » de la romance, ou tout du moins des petits manuels, permettant de mettre à jour un fonctionnement classique de la romance dans un cadre narratif et cinématographique, hérité non seulement du travail de ses maîtres, mais aussi d’une certaine image de l’amour construite par les discours. La scène de la rencontre entre Sofía et David dans Vanilla Sky correspond par exemple en tout point aux cinq étapes de la rencontre amoureuse que distingue Helen Fisher. Il s’agit d’un rituel de séduction qui consiste à charmer sans en avoir l’air. Une fois que l’on a capté l’attention de l’autre en envoyant de subtils signaux non verbaux (« le corps envoie des signaux qui disent “Je suis ici. Je suis important(e)ˮ, tout en faisant croire qu’il n’y a de notre part aucune stratégie de séduction »), il faut engager la conversation de manière décontractée : « Ensuite, intervient le bavardage sans importance (grooming talk) avec ses brises glace, phrases toutes faites qui sont surtout des compliments et des questions». David et Sofía échangent en effet des banalités (David la complimente sur son manteau, etc.), puis, Sofía donne à David son cadeau d’anniversaire, permettant ainsi un contact physique (ils s’effleurent légèrement). Cinquième et dernière étape : la synchronie interactionnelle qui repose ici dans l’alignement des regards. Sofía et David ne se quittent, en effet, pas des yeux pendant tout le temps que dure leur échange.
Un autre lieu commun que relève Fisher dans l’épisode de la rencontre est celui de la musique : « Si vous acceptez une invitation à dîner chez lui ou chez elle, à coup sûr, il y aura davantage qu’un steak ou une pizza, il y aura de la musique ». Là encore, on retrouve cet élément lorsque Sofía demande à David, qu’elle a invité chez elle, s’il préfère écouter Jeff Buckley ou Vicki Carr. Ce dernier répond avec humour : « les deux en même temps».
Nous aurons l’occasion de revenir par la suite de manière plus approfondie sur cette musicalité des premiers moments forts du couple en devenir.
Les choses sont un peu différentes dans Say Anything et Jerry Maguire, ce qui montre que la représentation de la romance dans les comédies romantiques de Crowe ne renvoie pas toujours à une approche telle que celle relatée par Jullier. Certaines scènes se rapprochent du coup de foudre : le plan rapproché sur l’expression de Lloyd qui regarde Diane (Ione Skye) habillée de manière très chic à l’occasion d’une soirée à laquelle ils vont ensemble (Say Anything) nous laisse penser qu’il est comme pétrifié [Fig. 10], ce qui est un trait caractéristique du coup de foudre. Dans une scène identique, Jerry (Jerry Maguire) a littéralement l’air foudroyé quand il voit Dorothy pour la première fois dans une robe de soirée particulièrement élégante [Fig. 11]. Lloyd et Jerry réagissent d’ailleurs de la même manière en laissant tous les deux échapper un « Ouah », traduisant une « profonde stupéfaction similaire à l’engourdissement produit par l’électricité» propre au coup de foudre.
Cependant, les personnages se connaissaient déjà avant (tout du moins, le récit laisse entendre qu’ils se connaissent mais ne se sont jamais réellement adressé la parole). Quand Jerry a cet air si émerveillé quand il voit Dorothy habillée de cette manière, les personnages se côtoient depuis une heure de film (ce qui équivaut à plusieurs jours en temps diégétique).
Or le coup de foudre ne semble possible que lorsqu’il est imprévu et surtout lié au premier regard. Ces scènes, bien qu’elles en reprennent les codes, ne sont donc pas des coups de foudre à proprement parler, mais elles reflètent tout de même une vision fantasmée de la romance qui commencerait le jour où les personnages commencent à se voir autrement. Ces scènes appuient le fantasme d’un « changement de regard », qui opère comme un basculement dans la fiction, et qui joue sur une « prise de conscience » – un motif qui traverse d’ailleurs l’oeuvre de Cameron Crowe (chaque film présente un personnage qui, à un moment donné, a une révélation lui faisant changer sa vision du monde89). Cette « prise de conscience » est justement mise en scène en empruntant les codes du coup de foudre et en les déplaçant. Il y a donc bien chez Cameron Crowe un contexte très idéalisé favorable à la naissance de l’amour romantique où les personnages se découvrent (ou se redécouvrent).
Au cinéma, la représentation du coup de foudre est un stéréotype de l’imaginaire amoureux qui remonterait à la fin des années 1920 et qui reflète une vision particulièrement utopiste de l’amour : « À la fin des années 1920, le public de cinéma sait exactement à quoi ressemble un coup de foudre – comment il se manifeste, de quelle façon il s’exprime – et il a intégré sa représentation à son imaginaire amoureux. Sans doute n’est-ce pas là l’amour comme il survient dans la vraie vie, mais c’est sûrement comme ça qu’on rêve de tomber amoureux ».
Cameron Crowe perpétue cette façon dont « on rêve de tomber amoureux » en s’insérant dans une longue tradition cinématographique de représentation du choc amoureux dont les codes remonteraient au temps du muet et que les films parlants ne feraient que reprendre : « Le parlant a apporté de nouveaux moyens d’expression au cinéma. Mais le coup de foudre, si l’on peut dire ainsi, n’en a pas profité, car les films des années trente ont repris à la lettre la rhétorique “muetteˮ de sa représentation et l’ont pérennisée […] Les films d’aujourd’hui, les meilleurs comme les moins bons, répètent la même imagerie et la même dramaturgie».
Cette imagerie se caractérise par un instant photogénique insistant sur un visage qui se fige parfois dans un sourire. La mise en scène, quant à elle, consiste à faire se rapprocher la caméra de ce visage pour ne rien manquer de la force qui se dégage de son expression, en usant pour cela du travelling avant (ou du zoom) et du plan rapproché (voire du gros plan). Le raccord regard nous dévoile en contrechamp ce que voit le personnage en proie au coup de foudre.
Ce dernier serait le paradigme de rencontre typique de l’amour romantique et renvoie à l’imaginaire du conte de fée : « Le thème principal dans cette idéologie de l’amour romantique consiste à trouver celui qui sera le bon choix, à être choisie par le prince, le “chevalier immaculéˮ». D’une certaine manière, il y a un peu de ça dans Jerry Maguire : Dorothy est la jeune fille de condition modeste qui se retrouve quasiment du jour au lendemain dans les bras de Jerry, le prince charmant, comme dans Cendrillon, le fameux conte de Charles Perrault (1697). Dans le film d’animation Cendrillon (Cinderella, Clyde Geronimi, Walt Disney, Wilfred Jackson, 1950) de Walt Disney, la discussion pleine de second degré (qui montre que c’est un cliché) entre le roi – qui désespère que son fils ne trouve une épouse – et le duc illustre parfaitement cet aspect féerique de la rencontre romantique.
Cameron Crowe, dans ses films, continue d’alimenter le modèle romantique (qui serait aujourd’hui affaibli mais encore très présent dans les représentations contemporaines de la rencontre amoureuse) en faisant de la rencontre un moment poétique et sentimental qui sublime le partenaire.
L’amour romantique, qui fut le modèle de référence des relations amoureuses pendant une grande partie des XIXᵉ et XXᵉ siècles, est un phénomène universel et idéalisé qui a comme particularité d’inclure une narration réflexive de l’évènement subjectif, c’est-à-dire une mise en récit de la romance : « Il faut qu’il y ait un décor, des personnages, une intrigue surtout, que l’on se trouve emportée par son déroulement, que l’on puisse raconter (à son journal intime et aux copines) ce qu’il s’est passé». C’est pour cela que l’on peut facilement rapprocher la romance du conte de fée qui commence par « il était une fois » et qui est avant tout une belle histoire que l’on aime raconter. L’amour romantique associe Éros et Agapè, c’est-à-dire la sexualité et le sentiment amoureux (nous reviendrons en détail sur ces deux conceptions). C’est un amour qui produit une histoire romancée du couple, un « roman de la romance» qui prédestine la rencontre et idéalise le partenaire.
La société comme ultime rempart à l’accomplissement de la fusion ?
Dans les films de Cameron Crowe, quand le problème ne dépend pas de la réciprocité des sentiments, le seul obstacle qui puisse encore s’opposer au bonheur des amants survient des parents ou de l’entourage.
À plusieurs moments, le cinéaste montre comment nos proches orientent notre vie amoureuse. Dans Singles, par exemple, les personnages se réunissent souvent dans un café pour parler de leurs relations amoureuses. Chacun y va de son petit commentaire sur ce qu’il pense du ou de la partenaire de l’autre. On se rend compte, par exemple, dans la scène où Debbie Hunt (Sheila Keilley) expose à ses amis une liste de prétendants éventuels via une vidéo de rencontres par petites annonces, que l’opinion de l’entourage (le « bicyle guy » fait l’unanimité) influence considérablement le choix amoureux de Debbie. Il n’y a rien de malveillant a priori dans cette démarche, au contraire même, c’est plutôt de la bienveillance : « voila ce que nous, tes amis qui t’aimons et te connaissons pensons être le mieux pour toi ».
C’est aussi un peu le cas dans Jerry Maguire où Laurel (Bonnie Hunt) tente de protéger sa soeur, Dorothy, en la dissuadant de fréquenter Jerry, le héros avec qui elle s’apprête à avoir une relation et qui est à ce moment du film un personnage bancal, voire même un peu douteux. Elle ne le cache d’ailleurs pas à Jerry : « Je suis la soeur qui désapprouve» lui ditelle lors de leur première rencontre. Une fois Dorothy et Jerry mariés, Laurel dit à Jerry : « Si tu fais foirer ça, je te tue !141 ». Les personnages apparaissent presque comme des fonctions inhérentes au scénario de la comédie romantique appliquée, et se présentent presque comme tels, ce qui laisse entrevoir ici une certaine dimension postmoderne.
Dans Vanilla Sky, ce qui semble d’abord empêcher Sofía et David d’être ensemble c’est le supposé complot organisé par les « sept nains », les membres du comité d’organisation (ironiquement surnommés ainsi par David en référence au célèbre conte Blanche Neige écrit par Jacob et Wilhelm Grimm en 1812) de la compagnie d’édition dont il a hérité à la mort de son père. Ces derniers, jaloux du pouvoir de David, seraient responsables de l’accident dont il est victime. Ils auraient envoyé Julie pour, au mieux le faire disparaître, au moins le rendre mentalement incapable de diriger l’entreprise.
Mais c’est dans Say Anything que l’obstacle social est le plus fort. La relation entre Lloyd et Diane est d’abord freinée par les amis de Lloyd. Corey (Lili Taylor), la meilleure amie de Lloyd, tente de le décourager d’approcher Diane car, selon elle, ils n’appartiennent pas au même monde. Diane est en effet l’élève la plus douée et la plus populaire du lycée. Elle envisage de faire de grandes études. Lloyd, contrairement à elle, ne fait pas partie de l’élite. Il n’est qu’un élève moyen sans réelles ambitions. Cela fait ainsi écho aux propos d’Erin Nicole Ford qui écrit que, le plus souvent dans ce genre de film, ce sont les amis adolescents qui se dressent contre le couple, ou bien les parents. Si, dans un premier temps, James Court, le père de Diane, ne voit pas d’un mauvais oeil le fait que Lloyd fréquente sa fille, c’est parce qu’il pense que c’est temporaire. En effet, Diane a obtenu une bourse. Elle doit donc s’en aller à la rentrée pour étudier dans une prestigieuse école en Angleterre. Elle a, avec son père, une relation fusionnelle. Ils se disent tout et n’ont pas de secret l’un pour l’autre (d’où le titre du film qui fait référence à une phrase que dit James à sa fille : « Tu sais que tu peux tout me dire », “say anythingˮ en anglais). L’avis de son père compte donc énormément aux yeux de Diane. Ce dernier veut qu’elle parte sans attache sentimentale. C’est pourquoi Diane, bien que liée à Lloyd, prend finalement la décision de le quitter en lui expliquant qu’ils se trouvent dans une impasse et que le mieux pour eux est de rester amis. Elle lui offre un stylo pour qu’il puisse lui écrire quand elle aura fait ses valises. À ce moment du film, toujours en résonance avec Erin Nicole Ford, les dés semblent jetés (« At some point the conflict in the film becomes so intense that it appears to be impossible to overcome») – c’est que l’on appelle le climax, c’est-à-dire l’instant où les tensions inhérentes à l’intrigue sont à leur niveau le plus haut. Il paraît improbable que Lloyd ressorte vainqueur de cette compétition acharnée où père et amant se disputent l’affection de Diane. Pourtant, la situation se retourne en sa faveur lorsque Diane comprend que son père lui a menti à propos des accusations de fraude fiscale dont il fait l’objet. James Court, directeur d’une maison de retraite (où Diane travaille de temps en temps pour gagner son argent de poche) est accusé d’avoir, plusieurs années durant, dissimulé de l’argent au fisc. Diane prend la défense de son père qui clame son innocence, jusqu’au jour où elle doit se rendre à l’évidence quand elle découvre l’argent que son père avait pris soin de dissimuler dans la maison. Se sentant trahie par ce qu’elle avait de plus cher, Diane fait marche arrière et décide d’ouvrir à nouveau son coeur à Lloyd. C’est de cette manière que le film se termine, James est en prison, et Diane et Lloyd partent ensemble en Angleterre, pouvant ainsi vivre pleinement leur amour puisque rien ne semble désormais plus leur barrer la route (« When this happens, the conflict must be resolved in a way that clearly removes any threat to the couple’s hapinness »). Cette victoire du couple face aux contrariétés rencontrées est une caractéristique (parmi d’autres) de l’amour romantique : « la valorisation de la pérennité conjugale interprétée comme la victoire de l’amour dans sa lutte contre les obstacles qu’il rencontre sont quelques traits essentiels de l’amour romantique».
Pendant longtemps et dans de nombreux pays, le modèle socialement dominant de l’union fut celui du mariage arrangé. Celui-ci devait, avant tout, servir l’intérêt des familles: « il a été mis au point au fils des siècles pour des raisons liées au partage, celui des terres dans les sociétés agraires et celui des biens dans les sociétés de marché. L’amour ne peut y avoir sa place hors un extraordinaire concours de circonstances». Ainsi que le montre Vincent Citot (et Jean-Claude Kaufmann), nous nous sommes, en Occident, progressivement détachés de ce schéma. L’institution matrimoniale a évolué dans une logique de lente privatisation et individualisation de la relation conjugale : « Du modèle parental, la famille est passée au modèle conjugal : désormais, ce ne sont plus les familles qui se marient en se mariant leurs enfants (mariages d’intérêt), mais bien les conjoints qui se choisissent sur la base de sentiments réciproques (mariage d’inclination, mariage d’amour)». Nous reconnaissons ici l’idéal romantique de l’amour fusion. Le mariage arrangé (un obstacle classique à l’union des amants dans les romances cinématographiques à en croire Laurent Jullier1), paraît désuet dans nos sociétés occidentales. Il n’en est en effet pas question chez Cameron Crowe. Ce dernier semble évacuer de ses représentations un type d’union qui ne renvoie justement pas à une vision romantique en faveur d’un modèle où les amants doivent s’extraire de leur milieu pour vivre leur romance (à l’image du cinéaste qui a lui-même dû s’affranchir de sa famille pour se consacrer à sa passion) Peut-être est-ce comme cela d’ailleurs qu’il faut comprendre le titre français, Un monde pour nous : Diane et Lloyd n’appartiennent pas au même monde. C’est bien le rang social de Lloyd Dobbler qui empêche James Court d’approuver son union avec sa fille ce qui montre qu’il demeure toujours des barrières sociales plus ou moins insidieuses. Les parents n’interviennent plus directement dans les choix amoureux de leurs enfants, mais ils exercent malgré tout encore une certaine influence, et des critères comme le rang social (bourgeoisie, classes populaires, etc.), l’âge et la couleur de peau peuvent être déterminants dans leur jugement. L’enjeu serait que les personnages, Diane et Lloyd, arrivent à créer un monde où leur romance serait possible, ce qu’ils arrivent tous les deux à faire en se libérant de leur condition à la fin du film. Cela illustre le décloisonnement des strates sociales en cours dans notre société.
les motifs narratifs et plastiques traditionnels de la romance revisités par Cameron Crowe
Nous tâcherons, dans ce chapitre, de mettre en lumière la manière dont Cameron Crowe repense les schémas habituels de la romance en montrant qu’il s’empare de certains stéréotypes – ces derniers peuvent être narratifs (la formule « Boy Meets Girl »), et/ou esthétiques (les décors, costumes, etc.) – qu’il amplifie et idéalise davantage qu’ils ne le sont déjà. Ce sont aussi bien des personnages types (la « Manic Pixie Dream Girl ») que des emplacements précis, comme la ville de New York (devenue entre autres avec les films de Woody Allen un lieu représentatif de la romance157). Combinés ensemble, ces éléments créent une atmosphère romantique qui nous semble familière car elle renvoie à plusieurs imaginaires de la romance (Billy Wilder, Audrey Hepburn, Woody Allen, etc.) qui s’entrecroisent. En fin de compte, la romance « crowienne » apparaît d’abord comme une vision enchantée qui a tout d’un conte de fée.
La formule « Boy meets girl »
Selon Paula Marrantz Cohen, les comédies romantiques ont fusionné avec deux intrigues traditionnelles de la littérature féminine. La première renvoie au roman épistolaire Clarissa (1748), de Samuel Richardson. Elle consiste à confronter une femme vertueuse à diverses situations périlleuses auxquelles elle résiste courageusement. La seconde dérive de la tradition romanesque associée à Jane Austen qui, avec son fameux Pride and Prejudice (1813) renouvela l’intrigue de l’amour courtois. Le roman d’Austen raconte les péripéties d’Elizabeth Bennet, une jeune femme qui, malgré les obstacles, les malentendus et la compagnie d’une mère désagréable, garde le sourire et finit par trouver l’âme soeur. Ce genre d’héroïne et d’histoire a pour objectif de transmettre aux lecteurs une sensation d’allégresse.
Marrantz Cohen estime qu’à de rares exceptions près, les personnages féminins centraux des comédies romantiques ont un profil similaire à celui de l’héroïne du roman de Jane Austen160. Marrantz Cohen voit dans les rôles que jouent souvent des actrices comme Claudette Colbert, Jean Arthur, Katharine Hepburn, Reese Witherspoon, Drew Barrymore et Sandra Bullock des descendantes directes d’Elizabeth Bennet. Elles invitent les spectateurs à aborder la vie en toute sérénité car, peu importe ce qui arrive, elles gardent en elles l’espoir que tout finira par s’arranger. Leur philosophie s’apparente beaucoup à la fameuse phrase « un jour, mon prince viendra », chantonnée par Blanche-Neige dans le film de Walt Disney (Blanche-Neige et les sept nains, David Hand, Ben Sharpsteen, Larry Morey, Perce Pearce, 1938), adapté du conte très connu des frères Grimm (1812).
Enfin, Vanilla Sky est un cas un peu à part car c’est un film hybride qui reprend à la fois des éléments de la comédie romantique, et d’autres qui se rapporteraient plutôt au film noir et au thriller policier. La construction du film qui présente une chose et son contraire – le rêve qui se rapporte à la romance et la réalité qui, elle, renvoie au drame – fait écho aux propos de Jean-Claude Kaufmann qui souligne le décalage qui existe entre ce que l’on attend d’une histoire d’amour et ce qui est plus probable d’arriver concrètement : « Dans le souhait de vouloir vivre une histoire d’amour, l’histoire est parfois aussi importante que l’amour. Le rêve est toujours construit comme une histoire, une très belle histoire. C’est dans la confrontation avec la réalité que les choses se gâtent169 ». Dans son rêve, David vit une grande histoire d’amour avec Sofía. Ils se sont rencontrés (comme évoqué plus tôt) lors de la fête d’anniversaire de David et se sont plus instantanément. Mais un évènement d’ampleur compromet la formation de leur couple : l’accident de voiture dont est victime David. Il en ressort très affaibli physiquement (sa beauté s’est évanouie car il est gravement défiguré) et psychologiquement (sa confiance en lui est ébranlée). Lui qui était présenté comme un personnage très à l’aise en société, en particulier avec les femmes, est maintenant montré comme quelqu’un de renfermé et méfiant (il s’isole chez lui pendant plusieurs semaines). La scène où David laisse un message sur le téléphone de Sofía après l’avoir vue plus tôt dans la journée parle d’elle-même : David est devenu un personnage maladroit qui bafouille et peine à s’exprimer. Sofía fuit David à la soirée en discothèque supposée recoller les morceaux entre eux (en réalité, c’est plutôt David qui reste à l’écart car il a peur d’affronter Sofía).
Après le désastre de cette nuit, la probabilité de revoir l’amour fleurir entre eux est infime.
Pourtant – et c’est là que le rêve emboite le pas sur la réalité – Sofía vient trouver David qui a passé la nuit sur le trottoir et décide de lui donner une seconde chance. « J’aimais celui que tu étais », lui dit-elle, « mais tu dois te reprendre. Tu vas venir chez moi. Mais si cela s’avère être une erreur, je suis capable de ne plus t’aimer en un claquement de doigt. » Tout semble ainsi rentrer dans l’ordre : David, grâce à la chirurgie, retrouve son visage d’autrefois et vit des jours heureux avec Sofía. En associant le rêve à la romance – qui est plus développée que dans le film original d’Alejandro Amenàbar – Cameron Crowe insiste sur le lien entre la notion de fantasme et celle d’idéal des codes de la comédie romantique. Cela souligne le fait que la romance « crowienne » repose sur des codes qui ne sont que des constructions fictionnelles et culturelles visant à « faire se sentir bien », à redonner espoir dans les relations amoureuses, etc., alors que tout ceci n’est qu’une vision « rêvée » de la relation amoureuse. Vanilla Sky répète donc à sa façon la formule classique « Boy meets girl, boy loses girl, boy and girl are reunited », avant de proposer, par la suite, un modèle qui s’en éloigne (nous reviendrons sur ce point par la suite).
Penny, Sofía et Claire : « Manic Pixie Dream Girls » ?
Nous avons vu que la linéarité et la transparence du récit classique dégageaient un sentiment de sécurité. C’est notamment dû au travail des scénaristes et des réalisateurs qui construisent des histoires organisées selon ce que le philosophe Noel Carroll appelle des « wheels of virtues » : « à chaque gentil correspondra un méchant, à chaque jeune, un vieux, à chaque ravissante idiote, une intellectuelle au physique commun » (Jerry, dans Jerry Maguire, est « l’agent sympathique ». Bob Sugar incarne son équivalent malveillant. Sofía, dans Vanilla Sky, est « la gentille brune ». Julie est « la méchante blonde »). Autrement dit, les films reconduisent certains stéréotypes concernant les personnages. David Bordwell explique par exemple que ce qui fait de Jerry Maguire en apparence un pur produit hollywoodien, c’est le nombre de clichés qu’il véhicule : « l’agent redoutable, la soeur méfiante (un héritage de Joan Blondell et Eve Arden), le style décontracté de Tom Cruise avec ses lunettes de soleil Ray-Ban (pour cacher son oeil au beurre noir) ».
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Table des matières
Remerciements
INTRODUCTION
Partie 1 : L’amour-fusion : le classicisme de la romance hollywoodienne reconduit par Cameron Crowe à l’aune d’un regard postmoderne
Chapitre 1 : L’idéal fusionnel de l’amour romantique chez Cameron Crowe : un chemin semé d’embuches ?
1.1 Le coup de foudre : l’amour au premier regard ?
1.2 Faire le bon choix : Éros ou Agapè ?
1.3 La société comme dernier rempart à l’accomplissement de la fusion ?
Chapitre 2 : les motifs narratifs et plastiques traditionnels de la romance revisités par Cameron Crowe
2.1 La formule « Boy meets girl »
2.2 Penny, Sofía et Claire : « Manic Pixie Dream Girls » ?
2.3 Le monde matériel de la comédie romantique : l’atmosphère romantique de la romance
« crowienne »
Conclusion partie 1
Partie 2 : L’amour-fission : l’attitude postmoderne comme brisure des attentes de la romance hollywoodienne chez Cameron Crowe ?
Chapitre 3 : La distance postmoderne vis-à-vis de l’amour
3.1 L’attitude « romantique-cool » : la « coolitude » revue par Cameron Crowe
3.2 De la fusion à la fission : la « relation pure » ou l’idée un amour libre ?
Chapitre 4 : La hantise postmoderne du spectre romantique chez Cameron Crowe
4.1 La « séquence-clip » : réveiller le romantisme hollywoodien avec la musique rock
4.2 La rêverie sentimentale ou la persistance de l’amour romantique dans l’imaginaire contemporain
Conclusion partie 2
Partie 3 : L’amour-fiction : la déhiérarchisation postmoderne « crowienne » des références culturelles comme outil de construction romanesque de soi dans le monde
Chapitre 5 : l’imaginaire postmoderne de la romance de Cameron Crowe : un imaginaire pop-culturel » ?
5.1 Représentations et modèles culturels : comment les médias structurent notre « univers mental »
5.2 Romance intertextuelle : Vanilla Sky ou « l’amour trans-temporel »
Chapitre 6 : L’errance romantique « crowienne »: une (re)découverte de soi enracinée dans les mythes américains
6.1 Nomadisme citadin : égarement et solitude de l’homme moderne
6.2 Prendre la route : le voyage initiatique romanesque comme moyen de se (re)construire
Conclusion partie 3
CONCLUSION
Annexes
Bibliographie
Filmographie
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