Le quoi : problématisation, hypothèses et exposédu plan
Comme je le mentionnais plus haut, il ne s’agira pas ici de tenter l’impossible en offrant un semblant de définition à l’amitié, mais de comprendre comment cet objet de recherche prend toute sa légitimité dans le domaine des SIC de part l’importance de sa dimension communicationnelle, autant dans l’espace qu’elle occupe que dans le rôle joué par les conversations dans son existence et sa construction. Finalement, nous nous situons, dans cette recherche exploratoire, du côté d’un état des lieux – nécessairement incomplet – de ce qui constitue, aujourd’hui, les relations d’amitié dans leur caractère social et interpersonnel, en les étudiant à travers la pratique des conversations en terrasse de café.
En d’autres termes, les questions que nous nous poserons sont les suivantes : En quoi la terrasse de café est-elle significative d’un discours de l’amitié ? Et comment cet espace donne-t-il à voir l’intimité des conversations entre amis ?
Une problématique alors impulse et dirige ce travail : en quoi la terrasse de café incarne-t-elle le lieu et le moment de la conversation entre amis ?
Afin de tenter des pistes de réponse, nous proposons trois hypothèses, qui ont notamment pour objet et particularité de concevoir des liens entre chaque concept composant ce sujet. C’est-à-dire que nous n’accorderons pas une étude approfondie à la terrasse de café indépendamment de l’amitié indépendamment des conversations, mais que nous nous intéresserons à l’influence qu’ils ont les uns sur les autres et à l’ensemble harmonieux qu’ils forment.
Tout d’abord, nous présumons que la terrasse de café, plus qu’un lieu, est un espace-temps infraordinarisé dans lequel l’amitié se cristallise. Ensuite, nous supposons l’amitié comme une pratique ritualisée et ritualisante qui se construit par sa propre mise en scène. Finalement, nous pensons la terrasse de café comme l’espace d’une redéfinition de l’intimité, à travers la portée sémiologique et sémantique permise par le lien unissant ville et amitié.
Afin de répondre à ces hypothèses nous développerons notre raisonnement au cours d’un plan en trois parties. Dans un premier temps, nous analyserons l’influence de la dimension spatio-temporelle de la terrasse de café sur l’amitié. Dans un second temps, nous nous concentrerons sur la mise en scène de l’amitié dans la pratique du « boire un verre », où rituel et représentation jouent un rôle déterminant. Pour finalement, tenter de concevoir la terrasse de café comme un espace où l’intimité se redéfinit, au coeur de la ville et des conversations qui l’habitent.
Le « moment » café
La terrasse de café, un espace aux frontières floues mais décisives
Afin de creuser la description de la terrasse de café, il est nécessaire de revenir sur ce qui la délimite. En tant que lieu, elle est nécessairement encadrée par des éléments qui fixent sa place géographique, tant par rapport à la rue que par rapport à l’intérieur du café. Notre connaissance du terrain et nos observations devraient permettre de dessiner les différentes formes qui composent une terrasse de café. Toutefois, la tâche n’est pas si facile : chaque terrasse de café est très différente. Elle peut être ouverte comme fermée sur l’intérieur du café, elle peut être abrité pour protéger du froid en hiver et n’avoir qu’une petite ouverture sur l’extérieur, ou bien être complètement dégagée, parfois même isolée du reste du café, elle peut être au soleil ou à l’ombre, sur un trottoir ou une place, en long, en rond, en carré…En bref, ses formes sont multiples et ne semblent pas répondre à une règle de délimitation. Mais l’on retrouve tout de même des logiques d’agencement – tel que je viens de les citer – qui permettent à chacun d’imaginer une terrasse de café lorsqu’on en évoque une.
Dans « Sémiologie et urbanisme », Barthes montre qu’il y a, dans la ville, des significations et une réalité géographique objective qui sont en conflit : « des enquêtes par des psychosociologues ont démontré que, par exemple, deux quartiers se jouxtent si nous nous fions à la carte, c’est à dire au « réel », à l’objectivité, alors que, à partir du moment où ils reçoivent deux significations différentes, ils se scindent radicalement dans l’image de la ville : la signification est vécue en opposition complète aux données objectives » . De la même manière, les frontières entre le café et sa terrasse et la terrasse et la rue ne sont pas des réalités objectives. Mais si l’on prend en considération les significations qui habitent la ville et l’intérieur d’un café, elles se dessinent clairement. Les individus et les groupes ne conçoivent pas ces espaces, pourtant si proches, de la même façon.
Ce n’est donc pas la matérialité du lieu en lui-même qui délimite la frontière. Certes, la terrasse s’arrête là où la dernière table est installée, mais cette réalité est mouvante, modulable et peu convaincante; car les frontières réelles de la terrasse de café ne sont pas de l’ordre d’une géographie physique. Elles sont culturelles, voire presque spirituelles. La terrasse de café commence là où l’on peut fumer une cigarette et s’arrête là où les passants s’autorisent à marcher. La terrasse existe aussi là où les serveurs circulent, elle est un espace de mouvement.
Certaines terrasses sont composées de deux parties : une partie complètement à l’extérieur et la seconde dans un entre-deux confus pour les clients, ouverte sur l’extérieur mais abritée par les mêmes murs et le même toit que l’espace intérieur. Les fumeurs alors ne sont pas certains de pouvoir fumer dans cet espace. Et d’autres se demandent si la proximité avec l’intérieur leur tiendra suffisamment chaud. Ici, la délimitation est une question de ressenti et de convention : est-ce que l’on se sentira suffisamment bien, est-ce que l’on ne dérangera personne… Dès lors, l’appellation « terrasse » prend une autre ampleur qui la relie immédiatement aux problématiques de l’espace public, où notre sort dépend des autres.
Les passants aussi sont un critère de délimitation important. Suivant le style, l’ambiance et l’emplacement du café, ils vont se déplacer plus ou moins proches de la terrasse. Comme je le décris dans l’entretien que j’ai mené avec Mathieu , nous étions installés au Café de l’église dans le 10ème arrondissement de Paris, sur une terrasse carrée à une table bordant le trottoir. Le café comme la rue étaient bruyants et remplis de monde. Tout se confondait et dès lors les passants, concentrés sur leur trajectoire, nous frôlaient sans gêne.
Le café était visible; de petites lumières l’entouraient. Mais le déplacement rapide des serveurs, les gens qui se levaient et s’asseyaient créaient un mouvement dynamique dans lequel les passants pouvaient se confondre. Cependant, le contraste m’a frappé et presque dérangé : la différence de position et d’ambiance peut nous déconcentrer et nous faire sortir du moment en terrasse que l’on est en train de vivre. Nous sommes assis, presque immobile, décontractés, les passants sont debout, en mouvement rapide, pressés… À nouveau une frontière se dessine, qui est déterminée par les clients du bar et les passants dans la rue. Ce contraste et cette absence de lien entre ces deux populations marquent une délimitation nette, même si celle-ci se voit difficilement à l’œil nu, elle est vécue par les concernés : les clients du bar s’identifient aux autres clients bien plus qu’aux passants
L’empreinte sociale dans le « boire un verre entre amis » : une pratique psycho-socio-culturelle ?
Le café, lieu de sociabilité
L’espace de la terrasse, devenu moment, se vit au grand jour, là où les rencontres sont possibles, là où la parole est requise. La portée sociale du café est évidente, dans la mesure où les interactions sont nécessaires à la vie de ce lieu : la commande auprès du serveur, les regards et la proximité des autres clients, l’échange avec la personne qui nous accompagne (s’il y en a une)… Dans la terrasse s’ajoute en plus le lien avec la rue, comme nous venons de le voir. Pour Monique Membrado, nos pratiques des cafés sont ambivalentes : « la solitude essentielle mais dense de la présence virtuelle des autres ». Il y a une solitude inhérente à tous les lieux de sociabilité, à tous les extérieurs occupés. C’est uniquement par la sociabilité (le contact – au sens le plus large de « communication et relation entre deux personnes » – avec d’autres êtres sociaux) que l’on se rend compte de notre différence, de notre corps , des fossés infranchissables qui nous séparent de l’autre. L’expression « présence virtuelle » confère aux « autres » un caractère faux, artificiel, derrière l’écran. Le lien nous unissant aux autres dans le café est presque irréel. Les autres sont là, nous le savons, c’est pour ça que nous y allons, mais pas nécessairement pour leur parler, plutôt pour les voir, pour sentir leur présence, pour être – plus que jamais – un être social et un être à part entière : « s’ils étaient pas là (les autres autour), j’irais même pas au bar », me dit Léa L. lors de notre entretien .
Nous nous intéressons alors à la particularité du comportement social adopté par deux amis qui choisissent si souvent d’habiter ce lieu. « Il est difficile de trouver un comportement qui n’ait pas de lien, soit de cause, soit d’effet avec un contexte social. Ainsi, plutôt que de catégoriser un comportement en social ou non social, il est plus judicieux de lui reconnaître un degré de sociabilité évalué sur une échelle continue (Scott, 1969).» Nous pouvons concevoir la terrasse de café d’après ce prisme-là et considérer qu’elle renferme un degré très élevé de sociabilité. Ainsi, dans ce lieu, les comportements sociaux sont à leur apogée. Mes observations de terrain me permettent d’entreprendre une analyse de ces comportements. En effet, lorsque l’on va dans un café on a des attentes : on veut que le lieu soit propre, que les serveurs soient agréables, polis, que les gens respectent notre espace. Mais on est également prêt à faire des concessions : on accepte le bruit ambiant, qui, dans d’autres contextes pourraient nous gêner, on accepte de communiquer – de manière verbale et non verbale – avec des inconnus : les échanges avec le serveur, les interactions avec les autres clients (les regards qui se croisent, les excuses pour faire de la place, ou simplement le fait de savoir qu’ils nous entendent et d’accepter que nous entendons leurs conversations). Ces deux aspects montrent un double rapport social aux cafés, qui est propre à tous les clients qui le fréquentent.
Mais cet important degré de sociabilité inhérent au café est renforcé par le lien unissant les deux amis, qui eux aussi vont avoir des attentes l’un envers l’autre. Il s’agira d’arriver à l’heure au rendez-vous, comme les conventions l’indiquent, de se dire bonjour, de se demander « ça va ? », de se parler pour éviter les silences… Nous approfondirons la questions de ces codes par la suite, mais nous pouvons dors et déjà estimer le pouvoir social de l’espace étudié.
L’amitié, un lien social et interpersonnel à la fois
C’est au tour de l’amitié, notre objet de recherche bien particulier, d’être examinée sous le prisme de la sociabilité. Nous retrouvons alors l’ambiguïté de ce concept qui nous avait permis de l’appréhender en introduction. Claire Bidart se pose la question du caractère interpersonnel et social de l’amitié, qui est capitale dans ce travail de recherche. Nous confrontons ici deux extraits de son ouvrage L’amitié, un lien social. Tout d’abord, « située dans l’ordre de l’intime, de l’individualité, l’amitié ne s’ouvre pas à l’opinion d’autrui; elle ne « regarde » personne » . Cette partie de la définition donnée par l’auteur nous permet d’introduire le lien crucial entre intimité et amitié, qui fait de cette dernière une relation interpersonnelle. C’est-à-dire, seules les personnes désignées sont concernées par la relation.
Le terme « regarder » nous intéresse aussi particulièrement, puisque lorsque deux amis boivent un verre en terrasse de café, leur amitié est regardée, ou du moins elle semble l’être.
On peut alors se demander si cette pratique n’entre pas en contradiction avec le caractère privé de la relation d’amitié.
Mais Claire Bidart précise ensuite que « l’amitié est, aussi, sociale. (…) Les relations personnelles constituent un intermédiaire entre l’individu et la société. L’amitié construit également des ponts, des liaisons entre groupes sociaux. C’est en tout cela que l’on peut la qualifier de lien social». L’amitié, en tant que lien social, prend une nouvelle dimension, elle devient ouverture vers les autres, vers un extérieur. Elle est un type de relation qui permet, presque par effet boule de neige, d’établir toujours plus de nouveaux liens avec l’autre. Ainsi, la sociabilité est en constante évolution.
A la suite de cette double définition, Claire Bidart pose une question qui est au coeur de ce mémoire : «comment l’amitié établit-elle spécifiquement un rapport entre individu et société» . Le lieu de la terrasse de café, point de rendez-vous si souvent choisi par deux amis et, comme nous l’avons établi précédemment, lieu au fort degré de sociabilité, semble être l’espace qui dessine ce rapport entre individu et société.
Nous pouvons même aller plus loin et constater que les sujets de conversation font de l’amitié une relation entre l’individualité et le social. Alice explique : « souvent il y a un aspect de la vie de l’autre qui va occasionner une discussion beaucoup plus large sur un sujet de société, de la vie, ou un sujet philosophique ou politique, etc… mais qui va jamais arriver comme un cheveu sur la soupe, en mode j’aimerais bien parler des inégalités en France…
Mais ça arrive très souvent qu’y ait des sujets autre que l’intime mais c’est souvent l’intime qui les occasionne. » . Ici, c’est par le cours de la conversation qu’un pont entre individu et société se créer. Un sujet personnel permet d’ouvrir sur un sujet sociétal, et comme le spécifie Alice, le chemin ne se fait pas naturellement dans l’autre sens. La conversation entre ami débute, automatiquement, par un sujet de l’ordre de l’intime.
Vers une conversation inspirée des théories de la forme
La « gestalt » est une forme structurée, complète, qui prend sens pour nous : l’objet table n’aura pas le même sens pour moi si je vois une table recouverte de livre et de papier ou bien une table avec une nappe et des couverts. En bref, le tout est différent de la somme de ses parties. Une partie dans un tout est autre chose qu’une partie isolée. Cette théorie de la forme nous intéresse ici en ce qu’elle permet de décrire l’importance de la conversation en terrasse de café.
Dans ce cadre-là, deux amis qui discutent en terrasse de café est une partie qui s’inscrit dans un « tout ».
Dans ce « tout », la conversation est un brouhaha, à peine distinct. Pourtant ce n’est pas ce que vivent et perçoivent nos deux amis absorbés par la discussion qui les anime.
Reprenons ici une description de Sartre qui raconte comment notre regard se focalise sur une partie d’un tout, et comment alors il en change la signification. « J’ai rendez-vous avec Pierre à quatre heures. J’arrive en retard d’un quart d’heure : Pierre est toujours exact ; m’aura-t-il attendu ? Je regarde la salle, les consommateurs, et je dis : « Il n’est pas là. » (…) « J’ai tout de suite vu qu’il n’était pas là »… Il est certain que le café, par soi-même, avec ses consommateurs, ses tables, ses banquettes, ses glaces, sa lumière, son atmosphère enfumée, et les bruits de voix, de soucoupes heurtées, de pas qui le remplissent,est un plein d’être. Et toutes les intuitions de détail que je puis avoir sont remplies par ces odeurs, ces sons, ces couleurs… Mais il faut observer que, dans la perception, il y a toujours constitution d’une forme sur un fond. Aucun objet, aucun groupe d’objets n’est spécialement désigné pour s’organiser en fond ou en forme : tout dépend de la direction de mon attention.
Lorsque j’entre dans le café, pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café en fond sur quoi Pierre est donné comme devant paraître… Chaque élément de la pièce, personne, table, chaise, tente de s’isoler, de s’enlever sur le fond constitué par la totalité des autres objets et retombe dans l’indifférenciation de ce fond, il se dilue dans ce fond. Car le fond est ce qui n’est vu que par surcroît, ce qui est l’objet d’une attention purement marginale. (…) Je suis témoin de l’évanouissement successif de tous les objets que je regarde, en particulier des visages, qui me retiennent un instant (« Si c’était Pierre ? ») et qui se décomposent aussi précisément parce qu’ils « ne sont pas » le visage de Pierre. Si, toutefois, je découvrais enfin Pierre, mon intuition serait remplie par un élément solide, je serais soudain fasciné par son visage et tout le café s’organiserait autour de lui, en présence discrète »
Quand deux amis boivent un verre ensemble, les mêmes éléments que ceux décrit par Sartre joue un rôle clé : la table sur laquelle mes coudes se posent, la chaise sur laquelle je m’assois, le verre dans lequel je bois font partie de mon décors, et sont nécessaire à la situation qui se met en place. Mais leur présence ne paraît toujours que secondaire. Car la véritable clé demeure la personne que l’on est venu voir, à qui l’on est venu parler. Dans ce cadre, les éléments annexes, marginaux se décomposent pour mettre au centre de notre attention la conversation que l’on a avec notre ami. Les deux amis font bel et bien partie d’un tout, qui donne vie à chacune des parties qui le composent (le décors du café, la table, les verres font exister ce moment, la rencontre et la conversation). Mais comme l’illustre Sartre, le tout se décompose, et ses autres parties s’effacent au profit d’une partie qui fait sens pour nous et que nous recherchons. C’est l’ami que nous sommes venu voir, qui devient tout.
Le discours gestaltiste semble privilégier les aspects performatifs et « ainsi se trouve du même coup aboli l’intervalle entre l’être et l’avoir, supprimés les décalages entre les contenus des discours et les relations qu’ils instituent » . Autrement dit, en Gestalt, l’idéal serait que le contenu soit la relation. Ce qui entraînerait « une plus grande proximité de soi à soi, de soi aux autres, un travail de réconciliation, de réunification de la personne avec son discours » . Il y aurait une authenticité et une transparence de la parole. Voici en quoi notre analyse nous pousse à nouveau à rapprocher la théorie des formes de la conversation entre amis. Cette dernière est, certes, réglée, codée, avec des mouvances presque universelles, mais au cours de la conversation, et suivant le degré d’intimité unissant les deux locuteurs, le contenu devient la relation. A cet instant T, la conversation est ce qui représente, ce qui définit au mieux la relation. Elle est la preuve de la relation et elle construit la relation. Ce n’est pas tant la relation qui lui donne forme, que la conversation qui donne forme à la relation. Les entretiens menés auprès de mes amis m’ont du reste permis de renforcer cette idée. En effet, pour Lucas, le dialogue est « le seul moyen d’expression de l’amitié. La fratrie ou les parents, les liens du sang t’as un vécu ensemble. L’amour y a le sexe qu’on peut pas oublier, qui est non négligeable. L’amitié y a que ça. Le principal moyen de faire ressortir son amitié envers quelqu’un c’est le dialogue » . A nouveau ici une force suprême est accordée à la conversation dans la relation d’amitié : on ne parle pas parce qu’on est ami, on est ami parce qu’on parle.
Le cérémoniel dans le quotidien
Nous nous appuierons ici particulièrement sur les théories de Goffman qui bouleversent « la conception durkheimienne du rite en l’insérant dans les situations de la vie quotidienne qui, en tant qu’elles sont des interactions ordinaires en face-à-face, exercent sur les individus une contrainte aussi forte que les grandes cérémonies publiques. Goffman insère ainsi l’extraordinaire dans l’ordinaire, le cérémoniel dans le quotidien » . Comme nous l’avons vu précédemment, l’ambiguïté entre l’ordinaire et le cérémoniel est une question au coeur de notre problématique. La pratique du boire un verre est à la fois ancrée dans le quotidien, devenue une habitude, presque un réflexe, mais aussi un moment décisif où se manifeste notre considération pour l’autre.
Léa L. dit ne pas « sacraliser » le moment café car il s’agit d’un moment courant et habituel mais elle le trouve tout de même essentiel à son quotidien et à ses relations d’amitié : il est une habitude dont on ne pourrait se passer, qui donne à notre vie quotidienne des repères extra-ordinaires . C’est ici que réside la rencontre du quotidien et du cérémoniel.
La conversation entre amis à la terrasse d’un café, par sa dimension quotidienne, célèbre l’amitié, la renforce et la dévoile; elle est cérémonielle. L’objet amitié est célébré (sacralisé) par la répétition du moment café; il est objet sacré.
Selon Goffman, la considération portée à l’objet sacré se manifeste par la déférence : « exprimer dans les règles à un bénéficiaire l’appréciation portée sur lui ou sur quelque chose dont il est le symbole, l’extension ou l’agent » . Dans le rituel du boire un verre, plus que l’ami, c’est la relation d’amitié qui incarne le sacré. L’ami est érigé en symbole de l’amitié (il est l’agent de la relation d’amitié à qui l’on exprime son appréciation) : perpétuer le moment café est une manière de montrer notre considération à l’ami et, donc, à la relation sacrée qui nous unit, et qui nous dépasse lui et moi. La déférence engendre par exemple dans nos interactions les rites d’évitement (ne pas violer la « sphère idéale » d’autrui) et les rites de présentation (salutations, félicitations) . Dans le cadre de la sacralisation de l’amitié, ce sont des rites d’empathie qui se mettent en place : le fait de se raconter ses journées, de se « tenir au courant », de demander des nouvelles, d’écouter les confidences, de donner des conseils si l’ami fait face à un problème… La conversation entre amis est donc elle-même très ritualisée, elle effectue la relation d’amitié et confirme la dimension sacrée que l’on confère à l’amitié.
Mais nous pourrions aussi remettre en question l’aspect non sacré du moment café lui-même, évoqué par Léa L. . La force avec laquelle il s’ancre dans notre quotidien est à questionner. Lucas par exemple décrit ce moment comme « une récompense ». C’est un moment qui, uniquement par sa possible existence, par son arrivée prochaine, par son organisation, rythme ses journées; le moment du verre entre amis est un aboutissement de sa semaine, qu’il attend toujours avec impatience. Dès lors, le moment café lui-même est un moment sacré, qui surplombe les autres moments de notre semaine, et vers lequel on tente de se diriger. Ainsi les gestes rituels qui constituent le « boire un verre entre amis », les rires, les « santé ! », les retours sur les événements de la semaine rendent hommage à ce moment sacralisé, en lui permettant d’exister, et en l’élevant au dessus des autres. De la même manière, Jennifer confère au moment café une dimension cérémonielle : « c’est un moment où je me fais un peu jolie ». Aller boire un verre avec un ami implique ici une préparation qui fait à nouveau de ce moment un rite, entre quotidien et cérémonie.
Les troubles de l’ordre de l’interaction
« Par interaction [c’est-à-dire l’interaction face à face], on entend à peu près l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres » . L’interaction telle que nous l’étudions ici est effectivement une influence, qui joue sur la relation à l’espace et à la société dans sa globalité. Goffman intitule sa théorie « l’ordre de l’interaction » et montre ainsi la présence d’un cadre, presque officiel en tout cas social, dans lequel les interactions en face à face s’inscrivent. Il nous intéresse ici de saisir comment les conversations entre amis en terrasse de café sortent du cadre et participent au trouble de l’ordre de l’interaction.
Le malaise et le maintien de la face
Lors d’un rendez-vous en terrasse de café, nous avons conscience de devoir « jouer » un rôle social. Le cadre de l’espace public et la situation d’interaction implique de ne pas être exactement celui qu’on est dans un contexte d’intimité. Mais qu’est-ce qui distingue et constitue ces deux personnalités ? Nous retrouvons ici Goffman et la théorie du « maintien de la face » en société. La face est « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers une ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » . D’après lui, « le risque de toute interaction sociale en face-à-face est de perdre la face, de découvrir que derrière le masque il n’y a rien d’autre qu’un craintif animal humain » . Effectivement, l’application des conventions sociales, des règles de conversation nous laisse à penser que l’interaction étudiée ici n’échappe pas à ce comportement. Cette dernière est double : il s’agit à la fois du contact avec l’ami mais aussi du contact avec ceux qui nous entourent et qui partagent l’espace public que nous occupons. Goffman explique qu’« en endossant un rôle, l’individu doit respecter les rôles que jouent les autres individus faute de quoi la mise en scène de la relation est impossible » . En effet, l’ami reconnaît à chacun le rôle qu’il joue dans la mise en scène en terrasse de café. C’est pour cela par exemple que les deux amies évoquées précédemment (celles observées lors de mes enquêtes de terrain) changent leur comportement au moment de l’arrivée de la serveuse,lui reconnaissant son rôle de serveuse avec qui elles ne peuvent se permettre d’être familières.
De la même manière en se demandant des nouvelles mutuellement, elles reconnaissent leur rôle d’amie et acceptent de le montrer socialement. La situation du malaise nous permet alors de souligner la concordance de notre sujet avec la théorie de Goffman.
Si ces deux amis se mettaient à parler grossièrement à la serveuse ou à s’adresser l’une à l’autre comme à des étrangères, il y aurait un « malaise », une incohérence entre la face que l’on présente et la situation qui se met en place. Du reste, nous nous trouvons mal à l’aise lorsque nous assistons à une scène de dispute dans un bar entre deux personnes qui semblaient amis ou amoureux. Dans ce cas, pour les personnes concernées, la face ne tombe pas complètement mais elle se décompose presque car elles ne montrent plus ce qu’elles incarnent socialement à cet instant T. L’audience alors s’en voit également déstabiliser et -souvent – détourne le regard.
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Table des matières
Remerciements
Introduction
Chapitre I – La terrasse de café, espace-temps infraordinarisé de l’amitié
1. Le « moment » café
1.1. La terrasse de café, un espace aux frontières floues mais décisives
1.2. La symbolique de la terrasse et le pouvoir du « dehors »
1.3. Un espace, une nouvelle temporalité
2. L’empreinte sociale dans le « boire un verre entre amis » : une pratique psycho-socio-culturelle ?
2.1. Le café, lieu de sociabilité
2.2. L’amitié, un lien social et interpersonnel à la fois
2.3. L’évidence culturelle du « on va boire un coup »
3. Contrat de conversations : café, clope et discussions
3.1. Les règles de conversations : échange, intensité, profondeur
3.2. De la communication non verbale
3.3. Vers une conversation inspirée des théories de la forme
Chapitre II – L’amitié sur le devant de la scène, entre rituel et représentation
1. Le rituel dans les relations d’amitié : le rôle du « boire un verre »
1.1. Le cérémoniel dans le quotidien
1.2. Le « boire un verre » : une injonction de la société ?
1.3. La construction et le renforcement du lien par le rituel
2. Une mise en scène de l’amitié ?
2.1. Métaphore du théâtre : le décors du café et l’acteur-ami
2.2. Amitiés discréditées ?
2.3. Théâtralité et intimité
3. Les troubles de l’ordre de l’interaction
3.1. Le malaise et le maintien de la face
3.2. La proxémie : bouleversement des codes
3.3. Le désir de se montrer, la confirmation de soi
Chapitre III – Une redéfinition de l’intimité, en terrasse de café
1. Amitié et intimité
1.1. Amitié et synchronie : l’intimité dans l’expérience du temps
1.2. L’amitié : exception et profondeur
1.3. Intimité et temps : le pouvoir de la conversation
2. Rencontre de l’intimité et de l’espace public
2.1. La conversation intime nourrie par le monde extérieur
2.2. Lien entre société et individualité
2.3. La conversation en terrasse de café, une expérience « extimisante »
3. Amitié et ville, une cohabitation inéluctable
3.1. La découverte de soi par la découverte de l’autre
3.2. L’amitié comme un espace « à part »
3.3. Construction d’un nouveau langage : l’écriture de l’amitié dans la ville
Conclusion
Bibliographie
Abstract
Annexes
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