L’aménagement des espaces publics : objet de débat et d’antagonismes

Le rôle croissant de l’aménagement de l’espace public urbain dans les politiques publiques portègnes

    L’étude du développement historique de la ville de Buenos Aires depuis sa fondation au XVIéme siècle permet d’observer le rôle croissant de l’Etat national puis du Gouvernement de la Ville de Buenos Aires (GCBA6) en matière de « planification stratégique ». Cette expression, utilisée en Argentine aussi bien par les acteurs politiques que les chercheurs académiques, désigne à Buenos Aires l’action des pouvoirs publics en matière d’aménagement urbain, notamment à travers la confection d’un Plan Stratégique qui détermine les orientations des politiques urbaines. Par ce moyen, l’impact de l’action des pouvoirs publics argentins puis portègnes a été de plus en plus visible dans l’organisation de son espace urbain au cours de l’histoire. Parmi toutes les transformations qui ont fait de Buenos Aires ce qu’elle est aujourd’hui, l’espace public a pris une place croissante dans l’urbanisation de la capitale argentine notamment durant la seconde moitié du XXème siècle. L’espace public en tant qu’espace physique a d’abord été investi comme élément de circulation et de mobilité nécessaire pour le développement urbain, mais sa contribution au renforcement du lien social a par la suite été de plus en plus mise en avant. Sa double dimension a ainsi suscité l’intérêt croissant de la part de différents acteurs à mesure qu’ils prenaient conscience de son rôle dans la ville. Les pouvoirs publics ont donc accordé de plus en plus d’importance à son aménagement, surtout à partir des années 1980, époque où Buenos Aires se trouvait à un tournant politique, économique et urbanistique.

Circulation et influence des instruments d’aménagement sur l’aménagement portègne

     La rhétorique de la compétitivité urbaine qui a émergé à la fin des années 1980 a poussé de plus en plus les villes à s’observer, se copier ou au contraire se démarquer les unes des autres. En matière de politiques urbaines, la néo-libéralisation est allée de pair avec l’adhésion des villes à l’entrepreneuriat urbain afin de développer leur attractivité pour faire face à la compétition internationale (Morange et Fol, 2014, p. 3). Ce phénomène a amplifié l’influence de la mondialisation des savoir-faire, des pratiques professionnelles et des références liées aux métiers de la conception urbaine. Le cas de Buenos Aires pousse à s’interroger sur les formes de réappropriation de ces modèles d’aménagement ou sur l’adoption en bloc de discours étrangers plaqués sur des réalités différentes. Buenos Aires est en effet un bon exemple de la circulation des instruments d’aménagement d’un pays ou d’une ville à l’autre, et de nombreux auteurs se sont attachés à montrer comment ils sont appliqués à des territoires différents sans toujours prendre en compte les enjeux du contexte local (Novick, 2009 ; Gorelik, 2007 ; Liernur y Pschepiurca, 2008). Plusieurs auteurs questionnent la circulation des idées dans le champ professionnel de l’architecture et de l’urbanisme dans un contexte d’intensification de la mondialisation des techniques et des modèles urbains (Claude, 2006 ; Claude et Fredenucci, 2004 ; Pinson et Vion, 2000), et notamment du concept de projet urbain, processus d’aménagement qui consiste à définir et mettre en œuvre des mesures d’aménagement sur un territoire urbain donné. Ce qui n’est pas un document d’urbanisme, mais plutôt un mode d’intervention a bousculé la gestion traditionnelle de l’aménagement urbain dans le monde. Le projet urbain, conçu comme un outil de transformation et d’amélioration des villes, s’est notamment déployé à Buenos Aires à travers les politiques d’aménagement de l’espace public et dans l’un de mes quartiers d’étude, Puerto Madero, qui en est pour de nombreux auteurs l’expression la plus aboutie (Jajamovich, 2007 ; Novick, 2003). Ce mode d’aménagement a été alimenté par les réflexions autour des reconversions des villes d’Europe et d’Amérique du Nord et a principalement concerné les opérations de renouvellement urbain des zones centrales et périphériques des métropoles. Le projet urbain vise la mise en lumière sélective de certaines portions de la ville, raisons pour lesquelles certains le qualifient de « politique de la fragmentation » (Girola et al., 2011). Les opérations conduites à Barcelone, Madrid ou Bilbao se sont converties en modèles prégnants dans l’histoire de l’urbanisme récent, un élément incontournable autant pour la construction du corpus théorique et méthodologique des aménageurs que du développement de pratiques concrètes de restructuration urbaine (Girola, 2010). A Buenos Aires, le concours 20 idées pour Buenos Aires lancé en 1986 a confirmé la pénétration de cette nouvelle tendance internationale. Dans cette optique, le rôle d’architectes et de techniciens étrangers, notamment d’origine catalane (comme J. Borja) dans plusieurs villes d’Amérique latine a été particulièrement important dans la conception de certains de ces projets, comme Puerto Madero (Jajamovich, 2012a, 2007). En 1992, après la rénovation du port de Barcelone, de nombreux experts et professionnels de cette ville se sont impliqués dans les réhabilitations portuaires aussi bien anglaises que latino américaines, en tant que consultants ou responsables. Puerto Madero fait partie de ce type d’opérations où des concepts et des solutions construites pour d’autres situations ont été calqués dans un contexte de néolibéralisation et de privatisation économique (Jajamovich, 2012a). Cette circulation a souvent produit des diagnostics et des formes d’interventions semblables dans les diverses situations rencontrées, malgré des contextes politiques et économiques parfois très différents. Cette modalité de production urbaine s’est confirmée en Argentine dans les années 1990 avec la restructuration de la ville déjà-là (restauration des centres historiques par exemple) ou avec l’implantation de nouveaux équipements urbains (centre commercial, de loisirs…) dans les friches ou en périphérie de la ville. Ces interventions visant la revalorisation économique ont souvent abouti à la gentrification de certains quartiers (Herzer, 2008 ; Rodríguez et Virgilio, 2014) comme San Telmo, le quartier historique et mon deuxième quartier d’étude. Cette méthode par laquelle la planification stratégique est abandonnée au profit d’une ville conçue à partir de fragments de territoire se rapproche finalement plus du développement économique que de l’aménagement. Ces interventions urbaines ont été largement critiquées par un courant de la recherche urbaine portègne pour qui le GCBA a cherché de cette manière à présenter ces fragments comme des « plats appétissants pour le marché immobilier, pour tenter d’attirer les investissements depuis des zones déjà consolidées vers des zones moins développées, à travers des initiatives qui incluent des avantages fiscaux, une réglementation plus flexible, des crédits spécifiques » (Jajamovich et Menazzi, 2014, § 11).

La réaffiliation sociale par les luttes « barriales »

      Le président Perón a notamment fondé le système de sécurité sociale argentin qui est encore aujourd’hui structuré sur les bases qu’il lui a données. Dans ce système, les syndicats ont occupé un rôle primordial, qualifié de « syndicalisme d’Etat » (Marques-Pereira et Garibay, 2011), qui structure encore aujourd’hui le système de redistribution. J. Perón leur a effectivement donné l’entière responsabilité de la protection sociale en chargeant les obras sociales de chaque syndicat de distribuer et de répartir les prestations sociales publiques. C’est une des raisons pour lesquelles l’engagement syndical a longtemps représenté un enjeu majeur pour les salariés qui constituaient la base de l’appareil militant péroniste. Mais J. Perón a également offert des postes de responsables politiques à des leaders syndicalistes, leur confiant ainsi un pouvoir politique puissant et faisant des syndicats « la colonne vertébrale du mouvement péroniste » (Merklen, 2006, p. 6). Les syndicats ne constituaient alors pas vraiment un mouvement social puisqu’ils étaient partiellement intégrés au pouvoir étatique, ce qui a participé à l’effacement de la frontière entre Etat et société civile. Cette société « salariale » (Merklen, 2006, p. 5) des années 1940 à 1990 a eu pour pilier les syndicats jusqu’à ce que leur rôle central se disloque peu à peu. Dans la deuxième moitié du XXème siècle, Buenos Aires a vu les modes de vie de ses habitants évoluer au rythme de la croissance démographique, de l’industrialisation et des changements économiques, de l’étalement et de la densification urbaine… Les revendications des mouvements sociaux qui étaient jusqu’alors tournées vers le monde du travail et des rapports de classes se sont peu à peu orientées vers des problématiques plus urbaines et liées aux inégalités spatiales. Aussi « tout conduit à penser qu’une bonne partie de l’identité des classes populaires migre du travail vers l’habitat » (Merklen, 2009, p. 19), mais cette remarque est particulièrement vraie à Buenos Aires où la perte de pouvoir des syndicats explique le succès des mobilisations locales (Merklen, 2006a). Ce constat est le même dans de nombreux pays où les mouvements sociaux ne sont plus uniquement construits autour et par l’univers professionnel. En effet, le monde du travail, l’organisation économique et la régulation du marché s’étant largement modifiés, la société civile a développé de nouveaux modes d’action et de contestation à travers un renouvellement des mouvements sociaux. En Argentine, l’affaiblissement du mouvement ouvrier, la déstructuration du monde du travail et la désagrégation des formes classiques de protection sociale ont forcé la recherche d’autres formes d’affiliation sociale collectives (González et Haidar, 2013). La grande transformation libérale, entamée par les militaires sous la dictature et achevée sous les gouvernements de C. Menem (1989-1999), a détruit la mainmise des syndicats sur la société civile et déplacé le centre de gravité des mouvements sociaux vers d’autres préoccupations. La refondation de la structure économique du pays à travers sa réorientation vers l’agro-exportation à l’international et le développement du secteur énergétique ont contribué à disloquer l’économie industrielle (basée sur l’industrialisation par substitution des importations) vers laquelle elle s’était tournée entre les années 1930 et 1960, principalement sous les gouvernements péronistes. L’Argentine est devenue emblématique des mesures imposées dans le cadre du « consensus de Washington » imposé à certains pays, notamment latino-américains, pour restructurer leur dette publique. Cet accord avec la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International recommandait la libération commerciale, les privatisations, l’ouverture et la dérégulation du marché qui ont fait du pays un exemple des politiques économiques impulsées par les organismes internationaux (Retamozo, 2011). Les mesures mises en œuvre par C. Menem ont en outre contribué à détruire les bases du syndicalisme en négociant avec ses représentants leur acceptation des réformes néolibérales (Murillo, 1997 cité dans Retamozo, 2011). Dans les années 1990, le chômage a explosé et seulement un tiers de la population active a subsisté dans le salariat classique, l’économie informelle assurant la subsistance d’une bonne partie de la population (Svampa, 2002). Le système social basé sur le syndicalisme ne correspondait donc plus à la nouvelle société et les Argentins se retrouvèrent désaffiliés, placés face à de nouveaux enjeux. Le néolibéralisme fut alors perçu comme étant à l’origine de ces nouvelles difficultés (précarité, chômage, hausse des loyers…) et désigné par les nouveaux mouvements sociaux qui émergeaient dans la capitale, sa périphérie et progressivement le reste du pays, comme le responsable de cette nouvelle situation. La fermeture de nombreuses entreprises (dont certaines ont été transformées en coopératives par leurs employés) et la fin du salariat généralisé ont obligé à repenser les relations professionnelles et la place du travail dans la vie sociale. Avec le déclin économique, la paupérisation et l’affaiblissement de l’intégration sociale par le travail, l’affiliation professionnelle est devenue une référence collective de moins en moins susceptible de fédérer, et le quartier est redevenu pour beaucoup le lieu privilégié pour l’organisation de solidarités et de coopérations. Il est devenu le principal lieu de « repli » (Merklen, 2002) et l’inscription territoriale a fourni les « supports » d’intégration sociale nécessaires à l’engagement militant, en particulier dans les classes populaires (Merklen, 2001). Les organisations de quartier ont ainsi été intégrées et institutionnalisées par les gouvernements d’après-crise qui ont favorisé leur position d’intermédiaires par des subventions, des aides financières, ou le prêt de locaux associatifs… Ces formes de mobilisation ont repris l’organisation territoriale qui caractérisait les sociedades de fomento qui s’étaient formées à Buenos Aires et en périphérie dès la fin du XIXème siècle et s’étaient multipliées à partir des années 1930 (Ouvina, 2003). Fondées sur le fomentismo, la promotion de la vie du quartier (Merklen, 2006a, p. 187), elles s’apparentaient aux associations de vecinos14 qui sont aujourd’hui très nombreuses à Buenos Aires, et sur lesquelles je reviendrai longuement dans la suite de la thèse. Comme les sociedades de fomento qui faisaient du quartier le centre de leurs activités quotidiennes, les associations de vecinos et les assemblées de quartier qui se sont formées à la fin du XXème siècle sont revenues à une organisation basée sur une unité territoriale, à laquelle leur nom fait souvent référence (ex : Frente barrial solidario, Red de barrios del Sur, Asamblea Plaza Dorrego). C’est donc depuis les sociedades de fomento que l’identidad barrial (identité du quartier), fondée sur l’unité spatiale que représente le barrio (quartier), est devenue l’une des références majeures des organisations collectives argentines. Le lien entre inscription barrial et action collective, faisant du quartier un bastion de résistance, s’est ancré durablement dans l’histoire des mouvements sociaux argentins. D’autre part, la professionnalisation et le pluri-engagement des militants ont favorisé la création de réseaux et de partenariats entre des organisations aux appartenances de plus en plus diverses. De la même manière, les structures traditionnelles (professionnelles, religieuses ou politiques) paraissent quelque peu dépassées aujourd’hui, donnant aux revendications territoriales et à leurs représentants par excellence, les vecinos, une place majeure dans le jeu politico-social argentin (et peut-être même latino-américain).

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Table des matières

INTRODUCTION
L’aménagement de l’espace public au centre du débat public portègne
Déroulement de la thèse
CHAPITRE 1 COMMENT INTERROGER LE DEBAT SUR L’AMENAGEMENT DE L’ESPACE PUBLIC 
Section 1. Deux phénomènes convergents qui poussent à questionner leur rencontre
Section 2. La méthodologie de recherche et la démarche de l’enquêteur
CHAPITRE 2 LES PARCS MICAELA BASTIDAS ET LEZAMA : OBJETS DE DEBAT SUR L’ESPACE PUBLIC 
Section 1. Le parc Lezama dans le quartier historique de San Telmo
Section 2. Le parc Micaela Bastidas dans le quartier moderne de Puerto Madero
Conclusion chapitre 2
CHAPITRE 3 DE NOUVEAUX ACTEURS DANS LE DEBAT PUBLIC SUR L’AMENAGEMENT DES PARCS 
Section 1. La gouvernance de l’aménagement urbain recomposée sous le gouvernement de M.Macri
Section 2. L’émergence de mouvements de « défense » de l’espace public
Conclusion chapitre 3 : La recomposition du jeu d’acteurs autour de participants qui s’imposent dans le débat public
CHAPITRE 4 DE NOUVEAUX ANTAGONISMES IDENTIFIES PAR LES PARTICIPANTS AU DEBAT PUBLIC 
Section 1. La conception autoritaire de l’espace public défendue par le gouvernement de la Ville
Section 2. La conception conservatrice de l’espace public défendue par les associations de vecinos
Section 3. La conception politique de l’espace public défendue par les assemblées
Conclusion chapitre 4 : Les antagonismes politiques du débat public
CHAPITRE 5 MULTIPLICITE DES ESPACES DE DELIBERATION ET DEPLACEMENT DU DEBAT VERS D’AUTRES SPHERES PUBLIQUES 
Section 1. L’institutionnalisation du débat dans une sphère publique contrôlée par le « haut »
Section 2. Le rôle de l’espace public urbain dans la délibération
Section 3. Le rôle des réseaux sociaux numériques et des médias dans la délibération
Conclusion chapitre 5 : Retour sur les relations systémiques entre ces nouvelles sphères publiques de délibération
CONCLUSION GENERALE : LA CONTINUITE ANTAGONISTIQUE : LES DIFFERENTES SPHERES PUBLIQUES LIEES PAR LES ANTAGONISMES QUI LES TRAVERSENT
L’infiltration de la sphère publique par les responsables politiques qui dépolitisent le débat public
D’autres espaces de critique du pouvoir: des tentatives de repolitiser le débat sur l’aménagement de l’espace public ?
Pistes de réflexion
ANNEXES
I. Lexique
II. Sigles
III. Liste des informateurs
IV. Exemples de questionnaires d’entretien
V. Bibliographie
VI. Tables

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