L’aménagement de la ville par et avec le numérique

L’aménagement de la ville par et avec le numérique 

Cette thèse propose de questionner ces transformations aux formes et aux conséquences variées comme des « aménagements de la ville par et avec le numérique ». Le terme « d’aménagement » est une entrée classique de la géographie et de l’urbanisme en France depuis les années 1950, devenu synonyme des politiques de reconstruction du territoire national suite à la Deuxième Guerre mondiale.

L’aménagement est ainsi très lié à l’action publique territoriale et aux opérations de planification (Merlin, 2000). Néanmoins, dans cette thèse, j’utilise la notion d’aménagement dans un sens plus littéral et descriptif, indépendamment des acteurs qui s’y engagent. L’enjeu de cet emprunt terminologique est de garder à l’esprit que les technologies numériques participent à la « production de l’espace », pour reprendre les termes de Henri Lefebvre (Lefebvre, 1974), c’est-à-dire à la production des rapports sociaux au travers desquels l’organisation spatiale est elle-même interrogée, négociée, contestée, et potentiellement transformée. Cette conception n’est ni linéaire ni mécaniste, toutes les pratiques ne sont pas déterminées par la production de l’espace : les habitants, touristes de passages et usagers développent en permanence des tactiques et détournement qui font exister des pluralités d’espaces et de rapports à l’espace (Lefebvre, 1958, 1961, de Certeau, 1980). Cette inspiration lefebvrienne, dans un usage toutefois émancipé de l’appareil marxiste et dialectique de l’auteur, permet d’insister sur le fait que l’espace n’est pas « un milieu vide, [un] contenant indifférent au contenu » (Lefebvre, 1974, p. XVIII), mais un acteur à part entière – animé d’une foule d’acteurs non-humains comme nous l’avons vu avec Latour et Hermant – façonnant les relations sociales et façonné en retour par leur activité.

Dans ce contexte, parler d’aménagement de l’espace permet d’insister sur le déjà là et l’épaisseur historique des lieux et des situations, sur le fait que la production de l’espace ne se fait jamais à partir d’une page blanche, mais constitue la réorganisation d’arrangements matériels et sociaux préexistants avec ou sans l’introduction d’éléments et d’acteurs nouveaux  . Dans cette thèse, c’est bien l’introduction d’éléments nouveaux qui nous intéressent, mais comme nous le verrons, ceux-ci n’arrivent pas de nulle part, ils doivent eux-mêmes « être aménagés» pour permettre leur introduction ainsi que la réorganisation matérielle et sociale des espaces où ils s’inscrivent. Nous comprenons aussi qu’aménager l’espace ne peut être réduit à de grandes opérations d’aménagement urbain. La thèse montrera que l’introduction d’applications de mobilité sur smartphone, l’utilisation de cartographies numériques, les transformations réglementaires touchant à la fiscalité locale, énergétique ou à l’accessibilité en lien avec des infrastructures numériques, sont autant d’éléments qui contribuent à modifier les relations sociales et l’organisation de l’espace.

Pour étudier l’aménagement de la ville par et avec le numérique, je poserai en particulier les questions suivantes : au nom de quoi et de qui produit-on des espaces connectés ? Qui détient le pouvoir d’aménager, et qui prend part à l’aménagement ? Quelles nouvelles expertises s’insèrent dans la production urbaine, et dans quelles relations aux acteurs classiques de la ville ? Quels territoires sont produits par ces nouveaux aménagements ? Que font-ils faire aux acteurs qui y sont pris ? Enfin, qu’en est-il des perdants, de ceux qui refusent les transformations numériques de la ville ? Autrement dit, que coûte l’aménagement numérique de la ville ? En somme : qui aménage, comment et qu’est ce qui est aménagé au cours des transformations numériques et urbaines ?

Les promesses du numérique : de la dissolution des villes à la ville intelligente 

L’histoire des technologies de l’information et de la communication a souvent été lue comme celle d’une victoire définitive sur la distance. Des signaux lumineux allumés en haut des montagnes aux pigeons voyageurs, en passant par les chevaux des relais de poste, les coursiers des salles de marché et le télégraphe, différentes technologies ont contribué à raccourcir les distances, à permettre la circulation plus rapide de messages plus abondants et plus complexes, et à faire disparaître en chemin de nombreux intermédiaires humains et non-humains jugés moins rapides ou trop coûteux (Laumonier, 2014). Avec le développement des ordinateurs et de l’internet dans les années 1990, ce qui était alors appelé « le cyberespace » a été interprété par certains informaticiens comme le signe indéniable de la « mort de la distance », et avec elle, de la fin des villes (Graham, 2004). En effet, alors que l’urbanisation était galopante et que les problèmes de gestion urbaine se multipliaient (congestion des transports, pollution, insécurité, promiscuité, insalubrité), certains y voyant l’avènement de mégalopoles tentaculaires et mortifères (Mumford, 2011 [1964]), d’autres envisageaient les technologies de l’information comme la promesse d’une dissolution de l’espace.

Ainsi, l’architecte Shafraaz Kaba, dans un article aussi provocant que symptomatique de l’enthousiasme régnant dans les milieux de l’innovation informatique des années 1990, annonçait que « l’avenir verrait se déclarer la guerre entre la ville des bits et la ville des atomes »5, au sens où les problèmes qui accompagnent le développement des métropoles seraient réglés par l’accès égal de tous et toutes au réseau des réseaux, et ce en chaque point du monde. Selon lui, l’avenir du citadin était à la campagne, muni de son ordinateur et d’une bonne connexion Internet.

À la même époque, les travaux des géographes sur le développement des réseaux de télécommunication pointaient une dynamique proprement inverse à celle décrite par les prophètes techno-enthousiastes ou technocritiques de la fin des villes : Internet, comme auparavant le téléphone, et encore avant le télégraphe (Bertho, 1984), participe au mouvement général de concentration urbaine et contribue donc à la croissance démographique et économique des métropoles (Moss, 1987, Moss, Townsend, 2001, Malecki, 2002). Dans cette littérature, la promesse associée au numérique n’est plus de résoudre les problèmes de concentration, mais de dessiner de nouveaux outils de gestion urbaine en produisant des « réseaux intelligents » (Laterrasse et al., 1990), c’est-à-dire équipés de capteurs rendant possible une gestion dynamique et parfois automatique de leur fonctionnement. Ces travaux des années 1990-2000 font écho à tout un ensemble de transformations liées à l’informatisation des municipalités (mise en réseau de micro-ordinateurs, développement de logiciels de gestion des patrimoines, des plans, des documents juridiques et financiers, des activités municipales) et à l’émergence de la notion de «ville intelligente » (Dupuy, 1993). Les technologie associées aux réseaux, villes et immeubles dits « intelligents » dans ces années 1990 sont principalement des capteurs et systèmes d’information, visant à produire une connaissance plus fine des réseaux d’eau, d’électricité, de transports, de déchets, d’informer les décisions politiques et d’améliorer la gestion. Néanmoins, ces projets d’aménagement de la ville par le numérique ont un écho faible dans les mondes de l’urbanisme (Graham, 1997).

Sur une période plus récente, la smart city est devenue un programme industriel et politique. En 2008, l’industriel de l’informatique IBM a lancé une campagne marketing internationale nommée « IBM Smarter Cities » (« Des villes plus intelligentes avec IBM »). Cette campagne a été le  marqueur d’un engouement croissant dans l’utilisation des technologies numériques dans l’aménagement de la ville (Soderström, 2014). Outre la mobilisation de technologies plus récentes, le projet d’IBM diffère des promesses de réseaux intelligents en un point principal : il vise à sortir de la logique de silo par laquelle le gouvernement des villes serait conduit pour lui substituer une logique transversale et surplombante dans laquelle un système d’information central récupérerait les données de l’ensemble des services municipaux (notamment liés aux réseaux). Ce système centralisé permettrait d’optimiser le fonctionnement urbain en agissant en temps réel, souvent de façon automatisée, sur les différents réseaux pour améliorer la fluidité du trafic, détecter plus rapidement les fuites, prévoir les conséquences de la construction de gares de dessertes sur le prix du foncier, la saturation des transports et le développement économique, ainsi que de multiplier les services à destination des citadins. En l’espace d’une dizaine d’années, « la ville intelligente » est devenue à la fois le nom de la campagne marketing d’un industriel numérique à destination des acteurs urbains et un projet politique endossé par les élus de métropoles et des collectivités de taille moyenne pour mettre en avant leur développement technologique. Ainsi, loin de la dissolution annoncée, les technologies numériques ont accompagné la croissance des villes tandis que leurs promesses et formes d’intervention sur la gestion urbaine se sont multipliées. Sans dissoudre les villes, elles ont profondément renouvelé le rapport au temps : le « temps réel » a été progressivement érigé comme nouvelle norme de la bonne gestion des villes et des réseaux, et comme horizon temporel de la satisfaction des attentes du citadin (Kitchin, 2017).

Le succès de la notion de « ville intelligente » à partir de la fin des années 2000 a donné lieu à une production abondante en sciences humaines qui comporte trois grandes orientations. D’abord, de nombreux travaux ont porté sur l’émergence d’un nouvel imaginaire sociotechnique de la ville numérique (Picon, 2013, Mertia, 2017, Sadowski, Bendor, 2018) et se sont inquiétés de l’horizon néolibéral et sécuritaire que dessinaient les promesses industrielles d’un pilotage de la ville par les données (Hollands, 2008, Greenfield, 2013, Kitchin, 2014, Vanolo, 2014, Coletta et al., 2017). Un second ensemble de travaux portent sur les modèles de villes intelligentes, et a cherché à dessiner les contours d’un idéal désirable, soulignant toutefois le caractère flou et controversé de la définition de la ville intelligente (Neirotti et al., 2014, Eveno, 2018). Par exemple, le sociologue Dominique Boullier a distingué quatre modèles de villes équipées par le numérique : la « IBM city », la « wiki city », la « good old city » et la « Google city » (Boullier, 2016) ; l’urbaniste Nicolas Douay a caractérisé un «urbanisme numérique » qui se décline en : « urbanisme algorithmique », «urbanisme open source », « wiki urbanisme » et « urbanisme ubérisé » (Douay, 2018). Ces typologies articulent les systèmes techniques, les acteurs et les orientations politiques pour distinguer des scénarios de développement désirables et ouverts de la ville d’une perspective menaçante et fermée dans laquelle les grands acteurs privés imposeraient leurs agendas et leurs technologies. Un troisième ensemble de travaux appelle à prendre plus de distance avec les promesses et les imaginaires, et invite à prêter attention au développement concret de la ville intelligente, telle qu’elle se fait localement, en conjonction avec les politiques publiques de développement urbain (Shelton et al., 2015, Farías, Widmer, 2017).

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Table des matières

Remerciements
Table des matières
Introduction
L’aménagement de la ville par et avec le numérique
Les promesses du numérique : de la dissolution des villes à la ville intelligente
Une entrée par les infrastructures en contexte urbain
La continuité matérielle : tenir ensemble les infrastructures matérielles et informationnelles du numérique
L’infrastructure comme enjeu et comme obstacle : innovation, travail et contestation
Enquêter sur la ville numérique : une approche au ras des infrastructures
Plan de la thèse
Première partie. D’une infrastructure l’autre
Chapitre 1. Faire du numérique une solution pour l’accessibilité
1/ L’accessibilité, ou comment réparer les exclusions produites par l’infrastructure physique
2/ L’innovation ouverte au secours de l’accessibilité
3/ La personnalisation comme horizon de l’accessibilité par le numérique
Conclusion
Chapitre 2. L’accessibilité prototypée : procédures, collaborations et démonstrations
1/ Cadres et sujets du concours d’innovation
2/ Deux versions de l’accessibilité par le numérique
Conclusion
Chapitre 3. Le smartphone comme instrument de la relation de service ?
1/ Petite histoire d’un projet phénix
2/ Deux services de traitement du handicap bien différents
3/ Définir les utilisateurs, équiper les agents : compromis dans la logique d’accessibilité
4/ Ménager les agents : la victoire de la logique de compensation
Conclusion
Chapitre 4. Produire et maintenir des données géographiques ouvertes
1/ Des données pour l’accessibilité : une récolte à peu de frais ?
2/ Co-produire des données de qualité : hybrider, affûter, innover
3/ Des données, et après ? Assurer la pérennité, organiser la maintenance
4/ Professionnalisation des bénévoles et devenir de l’accessibilité par le numérique
Conclusion
Deuxième partie. Voir et rendre visible.
Chapitre 5. Les data centers à Plaine Commune, entre implantation discrète et
promotion du territoire
1/ Une infrastructure invisible dans un territoire en mutation
2/ Naturaliser les data centers, promouvoir le territoire
Conclusion
Chapitre 6. Enquêtes sur les data centers
1/ Inflation des troubles, multiplication des alertes
2/ La stabilisation d’un problème énergie-technologie-territoire
3/ Lutter contre l’infrastructure du progrès
Conclusion
Chapitre 7. Requalifier les data centers
1/ Transformer la surconsommation électrique en production de chaleur ?
2/ Les entrepôts requalifiés en bâtiments industriels
3/ Les « ogres énergétiques » requalifiés en industrie électro-intensive
Conclusion
Conclusion

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