L’ambivalence spatio-temporelle

Montage ouvert

Nous parlerons ici de montage ouvert en associant le caractère ouvert du montage à l’idée de croisement, de bifurcation et d’indétermination. Entendons par ouvert un aiguillage culturel, c’est à dire une communication entre les personnages, entre leurs cultures, leurs modes de vie, leurs paysages, en somme, une multiplication de points de vue qui s’entremêlent. Effectivement, l’idée de montage ouvert est ici étroitement liée à la notion de point de vue27. On se demande souvent, au cours du visionnage, à partir de quel point de vue se regarde le film et cela passe par trois étapes précédemment nommée : le croisement, la bifurcation et l’indétermination. On constate un croisement de points de vue que l’on peut penser au départ comme une alternance mais dont l’analyse bifurque à certains moments de façon inattendue pour laisser place à une indétermination.
L’indétermination implique l’idée que, tous les points de vue se rejoignant, l’idée même de détermination d’un point de vue disparaît car ce dernier est multiple.
Prenons plusieurs exemples pour affiner notre propos. Nous assistons d’emblée à un croisement culturel entre la vie occidentale mécanique et superficielle et le calme de la vie aborigène. On ressent dès le tout début du film, une connexion formelle, établie par le réalisateur, entre la culture occidentale de la ville d’Adélaïde et la culture aborigène. On peut croire au départ à une alternance mais cette idée s’évapore rapidement. Au tout début du film, des plans des citadins, de la ville, des immeubles se succèdent rapidement sur une musique aborigène. La musique s’arrête à deux reprises, les deux fois où nous voyons la jeune fille en classe avec ses camarades. Ils font des exercices de respiration. Ce moment agit comme une courte pause dans le flux de plans urbains qui défilent sous nos yeux et surtout, on a l’impression d’alterner entre les sons urbains et la musique aborigène. Ce n’est pourtant qu’une impression car dans les plans urbains, les sons de la ville restent perceptibles malgré le didgeridoo par dessus. On repense alors la connexion entre les deux cultures qui serait plutôt de l’ordre du croisement. L’action de croiser suppose de placer une chose sur une autre. Les deux cultures ne sont pas présentées de manière distincte mais bien de façon entremêlée.
Analysons donc depuis les tous premiers plans. Le film s’ouvre sur une succession rapide de plans sur les roches du bush. Cette succession se termine par un plan sur un mur de briques rouges symbolisant l’urbanisation australienne. Ces plans sont accompagnés en fond sonore d’un train en marche, qui fusionne rapidement en un son radiophonique avant de disparaître. Ces plans sont comme une introduction à ce qui va suivre. En effet, les deux cultures se mêlent et se distinguent.
La culture aborigène est symbolisée par les roches, le désert et l’instrument de musique : le didgeridoo. À partir du moment où le didgeridoo commence, l’image ne montre plus que le monde urbain, à l’exception d’un plan où le mur de briques réapparaît suivi d’un travelling vers la droite, dévoilant le désert. Le didgeridoo continue mais des sons de klaxons font leur apparition uniquement sur ce plan. On remarque donc que, si l’image rend compte d’une culture, le son rend compte de l’autre. L’image et le son dialoguent au sein d’une complémentarité visuelle et sonore en se croisant.
C’est avec l’idée d’ouverture que commence à se préciser la question de la bifurcation. Celle-ci inclut un changement de point de vue au sein d’une scène où nous pensions savoir de quel point de vue on se situait. Vers le milieu du film, les enfants sont guidés par l’aborigène, ils sont en train de marcher en plein désert. Dans un plan d’ensemble, on voit les trois personnages marcher avec en arrière plan des dromadaires. Le petit garçon (Luc Roeg) dit « Regardez ! », sa soeur (Jenny Agutter) regarde dans la direction indiquée mais ne semble pas voir la même chose que son frère.
Pourtant, dans le plan qui suit, nous revoyons les dromadaires. Semblant ne rien voir de particulier, elle tourne la tête. Et le plan suivant semble suivre le regard de la jeune fille qui se pose sur les fesses de l’aborigène (David Gulpilil) en train de marcher devant elle. La caméra revient sur le petit garçon, avant de nous remontrer le plan sur les dromadaires mais, cette fois-ci, une sorte de lens flare avec un air de projecteur vers le bas formant un cône. Ensuite, les dromadaires apparaissent.
Après quelques alternances entre les plans sur les dromadaires et le petit garçon, nous revoyonsle plan de la jeune fille puis celui des fesses de l’aborigène avant de revenir à un plan des dromadaires presque identique à celui au début de la scène. Au début de l’extrait, on croyait avoir affaire à aucun point de vue particulier jusqu’à ce que nous doutions de la réalité des dromadaires et l’arrivée de ce qui semble être un raccord regard. Ici, il ne s’agit plus réellement d’un croisement mais d’une bifurcation car la scène commence d’une manière et se termine d’une autre. Ceci provoque le doute et modifie une logique de compréhension pas véritablement établie en amont.
S’amorce donc l’idée d’un film ouvert où les points de vue convergent sans réellement se rejoindre.
Le film, à ce moment-là, est en train d’entrouvrir une porte qui s’ouvrira plus grand progressivement
pour arriver à une fusion des points de vue où on en arrive à une indétermination de ces mêmes points de vue.
Une scène, se situant à quarante six minutes, témoigne d’un entremêlement de sons qui rend compte de ce que nous entendons par montage ouvert. Ce moment est une fusion entre l’esprit de tous les personnages et plus encore. Sur plusieurs gros plans du soleil montés à la suite, on peut entendre des bruits d’insectes, des explosions, des bruits radiophoniques et les voix des trois personnages occidentaux (le père, la fille et le fils). La voix de l’aborigène est absente car on peut le rapprocher de la nature, celle-ci étant au fondement de sa culture. Le soleil semble représenter l’esprit du bush. En effet, l’environnement semble lui aussi doté d’un esprit et cela est suggéré à la vingt deuxième minute. Des plans de paysages désertiques se succèdent et se fondent les uns dans les autres avec un son qui s’apparente à une respiration, comme si, le paysage lui-même était vivant.
Ce passage du film n’est pas encore dans une phase d’ouverture car il n’y a que le point de vue du bush mais le fait d’ajouter ce nouveau point de vue fait l’effet d’une porte entrouverte. Les plans avec le soleil, au contraire, communiquent entre eux avec une fluidité sonore. Tous les esprits sont réunis pour exposer leur différence et leur unité. Différence, car ils ne viennent pas de la même culture mais unité, car ils viennent du même monde.
Walkabout est avant tout une expérience, une exploration à travers les cultures. Autrement dit, une ouverture sur le monde. Les différences des personnages s’opposent et communiquent entre elles, se remettent en question. Roeg nous suggère effectivement les différences entre les cultures par un montage d’opposition à l’intérieur de ce montage ouvert car l’opposition fait partie de la communication, de l’ouverture sur le monde et les autres. Nous avons parfois des plans qui s’insèrent pendant quelques secondes en fragmentant une autre scène. Par exemple, lorsque l’aborigène chasse, apparaît un plan d’un boucher hachant de la viande comme pour suggérer une opposition des moyens mais pas de leurs finalités. Le film est une constante communication par l’image et le son. Les musiques indigènes ou occidentales se croisent et se transposent sur des images qui les opposent. Si, au début du film, la musique aborigène accompagne des plans de la ville d’Adélaïde, dans le bush, on a plutôt affaire à une musique occidentale.
L’aspect ouvert du montage est aussi en accord avec la narration. Cette conception du montage est le reflet d’un besoin d’ouverture culturelle de la part des personnages. À la fin de la scène d’ouverture, le travelling vers la droite nous révèle que le mur de briques est ouvert et nous dévoile la voiture du père avec ses enfants à l’intérieur. Le père a fait croire à ses enfants qu’ils étaient là pour faire un pique-nique, mais celui-ci prépare son suicide où il emportera ses enfants avec lui. Les personnages, pourtant dans un espace sans limite apparente (le désert), sont pourtant enfermés dans une voiture. Le mur de briques aussi symbolise un enfermement dans sa propre culture. La jeune fille écoute la radio. Il est diffusé un programme qui apprend aux auditeurs comment bien utiliser et disposer les couverts. Le petit garçon, à l’arrière de la voiture dit à voix haute la couleur de ses bonbons. Le père, lassé, dit à son fils de ne pas parler la bouche pleine. Le suicide du père à la fin de cette scène et son désir d’emporter avec lui ses enfants vient d’une lassitude de cette vie beaucoup trop bien réglée et déterminée. Il est toujours resté d’un seul côté du mur et n’est jamais allé au-delà.
En ratant le meurtre de ses enfants, ceux-ci vont pouvoir explorer cet autre côté. Roeg amorce progressivement la fusion des points de vue pour former une ouverture où les imaginaires se libèrent. Cette montée esthétique progressive converge avec l’ouverture d’esprit, elle aussi progressive, des enfants. Ceci est exprimé dans le titre du film. Le walkabout est défini par un carton au début du film comme un voyage initiatique destiné aux aborigènes. Pourtant, il semblerait qu’ici, le walkabout soit destiné aux enfants, enfermés dans une bulle culturelle dont ils doivent sortir pour s’ouvrir aux autres cultures qui l’entourent. Le montage du début du film fonctionne comme un appel à l’ouverture pour les personnages.

Montage de circulation

Don’t Look Now raconte la progressive descente aux enfers de John Baxter (Donald Sutherland).
John et Laura (Julie Christie) ont perdu leur fille Christine (Sharon Williams) au début du film, noyée dans leur étang. Cet événement tragique n’est que le début d’une mise en garde contre le destin de John. N’ayant pas conscience qu’il possède un don de voyance, celui-ci ne déchiffre pas bien les messages de ces mises en garde et en paiera le prix. Le montage rend compte de cette présence du mysticisme qui circule régulièrement à travers les plans.
Par montage de circulation, entendons que la liaison entre les plans se fait par le biais des visions qui renvoient au mysticisme, force spirituelle surnaturelle qui intervient dans le réel, ponctuée par le symbolisme de la couleur rouge. Ce sont les visions qui circulent, les présages, les mises en garde par l’intermédiaire de cette couleur qui noue les plans entre eux. De plus, la notion de circulation est d’autant plus convaincante quand on remarque que la couleur n’est jamais statique, elle est toujours en mouvement, elle traverse les plans.
Précisons tout d’abord que la structure du film est basée sur l’ellipse et celle-ci ouvre la voie au montage de circulation. L’intérêt de l’ellipse dans le film, est qu’elle débouche sur la dissimulation de l’action principale pour enclencher le transfert symbolique de cette action en une autre image, celle de la couleur rouge. Au début du film, l’élément le plus important pour l’intrigue est la mort de Christine. Pourtant, c’est la seule chose que nous ne voyons pas. Jamais nous ne voyons la petite fille en train de se noyer. Nous voyons l’avant et l’après mais pas l’action capitale qui est l’élément pilier du film. Contrairement à Fritz Lang, par exemple, qui ne montre pas le « moment paroxystique de la mort» pour des raisons morales, pour le dire rapidement, dans Don’t Look Now, dissimuler la mort par un autre plan résulte d’une stratégie scénaristique qui permet de donner une fonction narrative et esthétique au montage.
L’accident est remplacé par un plan à valeur plastique et symbolique. Il s’agit d’une diapositive de l’intérieur d’une église (celle que John doit restaurer) où une tâche liquide rouge, dont la présence reste inexpliquée, traverse petit à petit le plan en s’élargissant. Le rouge, nous le comprenons a posteriori, c’est-à-dire une fois que le drame s’est produit, est symbole de mort. La noyade, étant remplacée par un plan symbolique, sa portée est transférée dans ce plan et cette portée, le message énigmatique que cet événement et ce transfert contient, peut alors circuler tout au long du film en s’insérant dans les plans, puisque dans le transfert, le message possède un corps : la couleur rouge.
La mort n’est donc pas visible au début du film, mais intégrée et symbolisée dans un plan montrant une tâche rouge qui s’étend progressivement avant de recouvrir tout l’écran. Philippe Dubois parle d’ailleurs à ce propos de « plaie d’image » car la mort est visible figurativement. L’omission de l’action principale la rend plus évocatrice que si elle avait été montrée à l’écran et permet ensuite à Roeg d’utiliser cette couleur, de la faire circuler dans les plans et de tromper le spectateur car celui ci est effectivement berné par cet effet.
En intégrant la couleur rouge à ce moment-là, en tant que spectateur, nous l’associons à la mort de Christine, tout comme le fait John. Pourtant, ce n’est pas essentiellement la mort de Christine mais surtout le présage de celle de John qui est à venir. Ceci permet un retournement à la fin du film. Lorsque l’on comprend que John est sur le point d’être assassiné et qu’il s’est trompé sur l’identité du personnage que l’on voit dans ses visions qu’il associait à sa fille par leur manteau rouge identique, Roeg nous donne la résolution à l’énigme du film par le montage grâce à une circulation d’informations entre la scène d’ouverture et la scène finale.
À la fin, une succession rapides de plans proposent une réponse à notre lecture du film mais cette réponse n’est pas clairement définie, elle est plutôt suggérée. Le montage alterne des plans du début, de la fin et quelques plans du milieu du film. Ils s’enchaînent, se répondent, s’interrogent en intégrant la couleur rouge comme si la circulation d’informations se faisait dans l’interaction des plans eux-mêmes et non pas ce qui y est représenté, contrairement au reste du film qui entretenait l’énigme en dissimulant l’information à travers une couleur.
Une autre chose importante est que la circulation de la couleur se fait pas l’intermédiaire d’objets : le ciré, le ballon rouge et blanc de Christine, la diapositive, le sang de John qui vient de se faire égorger par le meurtrier, la couverture du lit de Johnny, le deuxième enfant du couple, ou encore la lumière rouge qui émane des bougies que Laura a allumées dans l’église quand le couple est arrivé à Venise. La couleur est littéralement incrustée dans l’image et dans la vie des personnages puisque les éléments cités précédemment sont des éléments personnels, voire carrément organiques quand on pense au sang de John. Cette incrustation donne l’impression que l’image est imprégnée de ce rouge et qu’elle lui donne une profondeur, une histoire, comme si on pouvait voyager en elle et découvrir son passé. Cette incrustation dans l’image et cet ancrage dans la vie des personnages donnent une vitalité et une mobilité à cette couleur.

Montage omnivoyant

Lorsque l’on analyse The Man Who Fell to Earth, on peut penser que la forme du film est construite en lien avec les capacités physiques du personnage de Newton (David Bowie). Celui-ci est doté d’une vision particulière qui va au delà de ce que peuvent voir les humains, non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Il semble, en effet, qu’il puisse voir des événements passés ou dissimulés pour l’oeil humain et qu’il puisse voir sa famille depuis la Terre. Ses dons ne sont pas exprimés clairement dans le films, cela se déduit et s’interprète grâce à une interaction de plans assez énigmatiques qui suggèrent ses capacités sans y mettre de mots34. On pourrait donc croire que le montage ait une fonction physiologique en se structurant par rapport aux dons du personnage, tant par rapport à la vision qu’à son étonnante longue vie mais certains éléments rendent cette affirmation caduque et laissent entendre une point de vue plus large au sein du film. Quelques exemples permettent de prouver que l’on peut voir le film sous le regard de Newton mais ces exemples peuvent être contrés par d’autres dans la suite du film.
Dès le début du film, une fois que Newton est arrivé sur Terre il entre dans un magasin de prêts sur gages. Quand il y rentre, le plan est une vision subjective du personnage qui observe les lieux comme s’il les découvrait. Le son est étouffé, on entend un petit bip, comme s’il était toujours dans son vaisseau ou comme un étourdissement. Présenté comme ceci, juste après que le spectateur ait suivi son trajet à pieds, de l’endroit où il a atterri jusqu’à ce magasin, laisse penser qu’il est le personnage le plus important et que l’on regardera le film à travers son regard. De plus, un gros plan sur les yeux du personnage insiste sur l’importance de son regard.
Ensuite, au cours du film, nous avons accès à ses souvenirs et à des souvenirs rêvés comme, par exemple, le moment où il imagine sa famille avec lui, en sécurité, sur Terre en marchant dans l’herbe (42min).
Pourtant, certains éléments peuvent nous faire douter de ce regard entièrement subjectif et penser qu’il y aurait un regard supérieur qui nous avertirait sur la chute de Newton. Finalement, nous avons un indice dès les tous premiers plans. Lorsque Newton vient d’atterrir, il descend une énorme butte de terre. Ceci est raccordé avec un plan moyen sur un homme, dont on ne sait rien et qui observe l’extraterrestre. La caméra revient sur Newton et dézoome jusqu’à voir le dos de l’homme inconnu qui observe le personnage de loin. On n’y refera jamais allusion dans le film mais après réflexion, on peut mettre cela en relation avec la fin tragique de T.J.Newton. À la fin, celui-ci est repéré par la CIA (l’homme inconnu pourrait en faire partie) qui le soupçonne probablement de vouloir envahir la Terre, c’est pourquoi il ne veulent pas le laisser repartir, de peur qu’il revienne avec une armée. En le gardant enfermé, ils ont un oeil sur lui et peuvent tenter de comprendre son organisme.
À plusieurs reprises au cours du film, Newton est filmé de dos avec parfois un zoom sur l’arrière de sa tête. Ces plans viennent insinuer un regard extérieur inconnu et l’utilisation du zoom marque une insistance de ce regard. Nous proposons l’expression de montage omnivoyant car celui-ci implique un regard extérieur, inconnu et surplombant qui voit tout et annonce implicitement la chute de Newton. Ce regard a la capacité de changer de point de vue, de tout voir et de tout entendre indépendamment de l’espace et du temps. Le montage est principalement centré sur Newton mais présente parfois un côté omniscient qui débouche sur une omnivoyance amenant à penser la fin du film.
Situé à douze minutes de film, nous pouvons trouver un exemple qui part d’un regard subjectif pour finalement en sortir et dévoiler un regard surplombant sur tous les personnages comme si une prophétie était à l’oeuvre. Newton vient de rencontrer Farnsworth (Buck Henry) qui va devenir son avocat et lui demande de lire des brevets. Pendant ce temps, Newton regarde par la fenêtre. Nous voyons un plan d’ensemble nocturne de la ville avant de repasser au plan rapproché sur Newton. À ce moment-là, nous assistons à une transition entre le point de vue subjectif de Newton à un point de vue inconnu, omniscient puis, que l’on peut interpréter comme omnivoyant car il suggère l’ascension de World Entreprise, l’entreprise fondée par l’extraterrestre. Lorsque Newton regarde par la fenêtre, il regarde le ciel et semble chercher quelque chose du regard. Nous pouvons supposer qu’il s’agit de sa planète. En revanche, nous ne savons pas ce que voit exactement le personnage. Le gros plan sur les yeux du personnage raccordé à un plan du ciel montre bien que le personnage est en train de regarder ce même ciel.

Montage de reconstitution

La métaphore du puzzle peut s’appliquer à Bad Timing, qui, dans sa structure implique l’idée de reconstitution, d’éléments éparpillés qu’il faut rassembler pour déchiffrer leur complexité. Dans son analyse du scénario de cinéma, Francis Vanoye effectue une analyse de multiples types de scénarios possibles et emploie le terme de « film-puzzle » dont la définition s’applique bien à Bad Timing : « Film-puzzle […] parce que la structure en flash-back disperse les éléments de l’histoire en autant de pièces à réunir pour dessiner une image, celle d’un personnage ou d’une série cohérente d’événements, et parce que la dernière pièce est indispensable à la complétude de l’image. »
Cependant, si l’on qualifie un film de film-puzzle, cela sous-entend qu’il tient son appellation d’une construction qui résulte préalablement d’une réflexion sur le montage.
Le montage de Bad Timing est le plus perturbant des cinq films du corpus en terme de fragmentation, à l’exception, peut-être, de Performance. Dès les tous premiers plans, le collage entre les différentes scènes, les différents fragments de récits s’entremêlent. Le film s’ouvre sur des tableaux de Gustav Klimt et d’Egon Schiele qui ne sont pas montrés dans leur ensemble mais morcelés par le cadrage. Quelques plans donnent tout de même une raison narrative à ces gros plans sur les tableaux en dévoilant l’espace dans lesquels ils se trouvent et un contexte qui est celui de deux personnages dans un musée qui contemplent ces tableaux. Nous ne savons rien de l’histoire, des personnages, de la temporalité ou de l’endroit où l’on se trouve. Au lieu de raccorder avec d’autres plans qui permettraient de contextualiser ce que l’on vient de voir, Roeg choisi de surprendre et de bousculer le confort du spectateur par des plans qui nous dépaysent à tous les points de vues. La chanson Invitation to the blues de Tom Waits inaugure le film dans une atmosphère posée et calme. Les plans sur les tableaux invitent à la contemplation et à l’attention sur les détails par leur fragmentation. Puis, dans un raccord brutal sur une ambulance, nous tombons au milieu d’une action dont on ignore les causes et les conséquences et que nous ne pouvons absolument pas situer spatialement, temporellement et narrativement puisque nous ne connaissons pas les personnages et pas même leurs noms. On est pris dans un flux d’informations que l’on a du mal à intégrer d’emblée.
Après l’ambulance, la scène suivante se passe à la frontière autrichienne. Nous commençons à identifier le personnage féminin qui manifestement a l’air central. Nous la voyons avec un homme, nous comprenons qu’il s’agit d’une séparation mais le pourquoi et le quand restent un mystère. Le film continue ainsi en donnant les informations par bribes, éloignées de toute chronologie. Par une alternance récurrente entre des situations dans l’hôpital où le personnage d’Alex (Art Garfunkel) se fait interroger pour l’enquête et d’autres situations diverses, on comprend peu à peu que l’enquête est le point d’ancrage et que les différentes scènes que nous voyons sont les éléments qui permettront de résoudre l’énigme que pose l’intrigue. Ce que le montage insinue est que les scènes extérieures au contexte de l’hôpital et de l’interrogatoire des enquêteurs seraient des souvenirs d’Alex. Les questions insistantes sur sa relation avec Milena (Theresa Russell) et sur les faits de la soirée de l’accident fait resurgir des fragments de sa vie avec la jeune femme.

Raccords cicatriciels

Le montage ne saurait être appelé montage s’il ne s’agissait pas d’un assemblage de plusieurs fragments filmés. Le raccord, élément clé du montage, permet de lier les plans entre eux. Il ne se pense pas exactement à l’échelle de tout le film comme le montage. Il est plus ponctuel. En revanche, penser le raccord permet la cohérence du tout et est parfois plus important que les plans en eux-mêmes puisque ce qui importe n’est pas tant le plan mais comment il est associé avec ce qui suit. Le raccord est une manière de mettre des plans, des scènes, des séquences ou des situations en lien implicitement. C’est une manière de révéler quelque chose sur le film sans vraiment le dire. La déduction doit venir du spectateur. Cette idée est exprimée dès les années 1920 avec l’effet Kouléchov. Lev Kouléchov théorise le sens que l’on donne aux plans par leur enchaînement en disant que :
L’important n’est pas tant le contenu de chaque fragment que la façon dont ils s’enchaînent, dont ils sont combinés. L’essence du cinéma doit être recherchée non pas dans les limites du fragment filmé, mais dans l’enchaînement de ces mêmes fragments.
Cette idée, bien que non focalisée directement sur la notion de raccord, se rapproche de notre propos dans le sens où les raccords sont principalement ce qui permet l’interprétation et ce qui permet au réalisateur de s’exprimer et d’exprimer son propre style cinématographique. Par conséquent, la nature d’un raccord ne se doit pas forcément d’être chronologique mais peut être symbolique en ayant une fonction interprétative. C’est d’ailleurs ce que font remarquer Jonathan Degenève et Sylvain Santis dans Le Montage comme Articulation : « l’oeil et l’esprit sont de formidables fabriques pour la cohérence, a fortiori lorsqu’ils sont sollicités par un montage40. ». Beaucoup de raccords dans les films de Roeg sont herméneutiques et l’on peut repérer que certains ont même un rôle essentiel dans la construction fragmentaire des films. Ces raccords spécifiques peuvent être qualifiés de raccords cicatriciels. Une cicatrice est une marque corporelle visible qui montre que l’on a brisé la continuité de la peau. En terme cinématographique, cette expression s’applique aux raccords qui brisent violemment la continuité visuelle et sonore entre les plans.

Plans du morcellement

Après avoir analysé le montage et ses raccords, on remarque également que certains plans sont eux-mêmes fragmentés. Le morcellement au sein de l’image peut être amené d’au moins deux manières : par les miroirs et les zooms. D’une part, les miroirs donnent au plan une valeur esthétique et d’autre part, les plans ne se valent pas uniquement pour leur beauté mais ont une fonction cognitive à l’égard des personnages qu’ils reflètent. Ensuite, nous verrons que les zooms ont une fonction scénaristique dans le sens où ils guident l’oeil du spectateur, empêchant la contemplation pour dissimuler certaines choses, pour ne pas se perdre dans l’espace ou resserrer sur les personnages.

Miroirs de la division

La fragmentation par les miroirs est utilisée régulièrement par le cinéaste. Il les définit comme étant : « l’essence-même du cinéma45. ». En effet, le miroir est symboliquement une réflexion sur nous-même. En reflétant notre apparence, il nous plonge également profondément en nous. Les miroirs nous font voir plus que ce que notre oeil voit. Par cette vision plus avant, le miroir est utilisé comme un moyen de fragmentation de l’image dans le but d’atteindre une connaissance sur les personnages qui se produit par l’interprétation des plans dans l’esprit du spectateur. La fonction du miroir est double dans les films de Roeg. Il y a à la fois une recherche esthétique, qui se rapporte à la beauté des plans et l’utilisation du motif pour en faire une structure en miroir, et une recherche cognitive, qui se rapporte à la participation du spectateur, à sa capacité à relier esthétique et herméneutique, à déceler une « vérité » sur les personnages. Pour le cinéaste, les miroirs sont « un moment visuel de vérité. Un moment de vérité dans un miroir, est un moment où les gens s’examinent eux-mêmes. Beaucoup de choses sont révélées quand quelqu’un est pris à se regarder dans un miroir. » Le mot « cognitif » semble bien s’accorder avec notre idée puisque Carl Plantinga fait remarquer que : « La théorie de la cognition aujourd’hui est premièrement intéressée à la manière dont le spectateur produit du sens face aux images et répond aux films, grâce à la structure textuelle et technique qui élèvent ensemble l’activité et la réponse spectatorielle. » Les miroirs sont cognitifs car ils nous montrent et nous font réfléchir sur la psychologie des personnages, et par le résultat du processus interprétatif du spectateur, cela l’amène à une connaissance intérieure du personnage.
Parmi les films du corpus, trois films assument pleinement l’utilisation de miroirs. Il s’agit de Performance, Don’t Look Now et The Man Who Fell to Earth. Dans Performance, beaucoup de miroirs sont utilisés et leur utilisation a, comme expliqué précédemment, une double fonction : esthétique et cognitive.
L’affiche américaine de Performance (Fig.06) représente deux portraits de Turner en haut et deux de Chas en bas. La photo de gauche de Tuner le représente dans son apparence habituelle mais l’autre représente un moment qui marque une sorte de pause musicale dans le film où Turner prend
littéralement la place de Chas au sein du groupe de gangsters dans une scène qui relève de l’imaginaire. Ses cheveux sont tirés vers l’arrière, il est habillé en costume comme Chas au début du film. C’est le même principe pour les photos de Chas. L’une le représente dans son apparence naturelle et l’autre quand il vit avec les hippies où il porte une perruque aux cheveux longs de la même longueur que Turner. La phrase placée au dessus des images : « Vice. And Versa » rend bien compte de cet entremêlement des personnalités. L’affiche allemande (Fig.07) est construite comme une mosaïque avec cette fois, le visage de Pherber qui est ajouté. Les multiples visages de Chas avec une perruque, de Turner et de Pherber sont dispersés dans plusieurs petits carrés avec un filtre bleu ou jaune dans une vue d’ensemble qui ne fait pas de distinction entre les personnages mais qui fait plutôt une analogie en gommant les différences entre eux. Enfin, le dernier exemple (Fig.08) est différent et joue sur la couleur. Le visage de Turner prend une grande partie de l’affiche. On voit Chas derrière en plus petit, comme une ombre. Le visage de Turner est recouvert de bleu. La peau de son rival est naturelle mais il porte une chemise bleue et l’on distingue une légère tâche bleue sur son visage en haut à gauche comme si Turner était en train de déteindre sur lui.
Dans le cas de Don’t Look Now, il existe aussi plusieurs affiches. Les plus récentes (Fig.09 et Fig.10) placent les parents en opposition avec le reflet de Christine dans l’eau. En effet, l’eau agit comme un miroir de la mort car c’est l’endroit où est morte Christine. Les parents se battent constamment contre la mort qui se reflète dans tout les recoins de leur vie. Venise n’est d’ailleurs pas un endroit très propice à l’oubli de l’accident puisque c’est une ville encerclée d’eau. De surcroît, dans l’affiche de 2019 (Fig.09), les parents sont dos à dos, presque comme un effet miroir pour montrer leurs différends sur l’accident et leur difficulté à communiquer. La dernière (Fig.11) met en évidence l’importance du miroir en incluant clairement l’objet. L’image des parents est incluse dans un cadre qui ressemble à un miroir dont s’échappe un liquide rouge.

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Table des matières
Remerciements
Introduction
Enjeux et état des lieux
Une analyse fragmentée
Première partie : Des constructions fragmentaires
Chapitre I. Montages alternants
I.1. Formes herméneutiques
I.1.2. Montage ouvert
I.1.3. Montage de circulation
I.1.4. Montage omnivoyant
I.1.5. Montage de reconstitution
I.2. Raccords cicatriciels
Chapitre II. Plans du morcellement
II.1. Miroirs de la division
II.2. Zooms : guides scopiques
Chapitre III. Couleurs signifiantes
III.1. Couleurs ambivalentes
III.1.1. Rouge mortel et sensuel
III.1.2. Or passionnel et destructeur
III.1.3. Blanc innocent et condamné
III.2. Couleurs de la rupture
III.2.1 Rupture plastique
III.2.2. Rupture temporelle
Deuxième partie : Des temporalités éclatées
Chapitre IV. Mosaïques temporelles
IV.1. Perceptions temporelles
IV.1.1. Flash-back équivoques
IV.1.1.1. Le souvenir présumé
IV.1.1.2. Instabilités temporelles
IV.1.2. Flash-forward intrusifs
IV.1.2.1. Voyance et prophéties
IV.1.2.2. Flashs anticipés
IV.2. Circuits temporels
IV.2.1. Échos temporels
IV.2.2. Boucles temporelles
Chapitre V. Mosaïque référentielle
V.1. Tableaux prophétiques
V.2. Adaptations fragmentaires
Troisième partie : Des relations chaotiques
Chapitre VI. Des êtres déstructurés
VI.1. Personnalités en éclats
VI.1.1. Inconstances sentimentales
VI.1.2. Chaos intérieurs
VI.2. Le corps fragmenté
VI.2.1. Fragments érotiques
VI.2.2. Fragments traumatiques
Chapitre VII. L’ambivalence spatio-temporelle
VII.1. Des repères perturbés
VII.1.1. Espaces chromatiques signifiants
VII.1.2. Espaces trompeurs
VII.1.3. Espaces et temps dissociés
VII.2. Le temps antagoniste
Conclusion
Filmographie
Bibliographie

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