Introduction à la notion d’ambivalence
La création de l’ambivalence en tant que symptôme fondamental dans la
schizophrénie par Eugen Bleuler
L’ambivalence s’inscrit dans la tradition de l’analyse psychologique des symptômes. Philippe Chaslin à Paris et Eugen Bleuler à Zürich ont tous deux séparé la schizophrénie du groupe des démences précoces d’Emil Kraepelin (5). Ces deux premiers s’accordaient en effet sur le constat d’une désorganisation du fonctionnement psychique des sujets atteints de schizophrénie .
Dans son ouvrage fondateur « Dementia praecox ou groupe de schizophrénies » Eugen Bleuler classe l’ambivalence parmi les symptômes fondamentaux du groupe de maladie schizophréniques tout en admettant l’existence d’une ambivalence physiologique chez le sujet sain (1). Il écrit ainsi que chaque pensée a deux côtés, l’un positif et l’autre négatif. Ainsi dans l’ambivalence du sujet sain la personne est en mesure de comparer les deux aspects de son expérience, les aspects positifs l’emportant alors le plus fréquemment. Différemment le sujet atteint de schizophrénie est obligé de passer d’une position a l’autre, les deux étant présentes au même moment ou en alternances rapides rapprochées, sans que l’une puisse prendre le dessus sur l’autre. Une de ses patientes schizophrènes exprimait ainsi « Quand on exprime une pensée, on voit toujours une pensée contraire. Et ceci se renforce et va si vite qu’on ne sait plus laquelle était la première » .
L’ambivalence est donc un défaut de synthèse qui est la conséquence directe du relâchement associatif et de la scission : elle n’a pas de sens pour le sujet qui la vit, ce qui la différencie et la rend plus grave que la rumination obsessionnelle ou anxieuse. Eugen Bleuler distingue par ailleurs dans la schizophrénie les symptômes primaires des secondaires. Les symptômes primaires sont l’expression directe de la faille organique qui causerait la scission (Spaltung) et la disparition (Zerspaltung) des pensées et des complexes affectifs. Les symptômes secondaires sont quant a eux chargés de sens parce qu’ils sont une amplification et/ou une réaction de l’esprit du sujet aux événements. Ainsi la maladie peut se présenter sans signes secondaires qui sont le résultat de la rencontre d’une vulnérabilité et de la réaction psychologique du sujet. Par ailleurs il distingue les symptômes fondamentaux que sont l’autisme, l’ambivalence, le relâchement des associations et les affects inappropriés, des symptômes accessoires que sont les hallucinations et idées délirantes mais aussi les altérations de la personnalité et les troubles de la mémoire. Pour Eugen Bleuler le trouble fondamental de la schizophrénie est la scission des fonctions psychiques qui consiste en un processus organique provoquant le relâchement de la tension entre les associations. Deux intensités sont rapportées : la scission (Spaltung) qui peut disloquer les complexes idéo affectifs et la disparition (Zerspaltung) qui détruit complètement la pensée et les complexe idéo affectifs .
Dans la schizophrénie existe une faiblesse des affinités associatives qui induit un relâchement des associations se manifestant par des troubles du cours de la pensée comme le barrage, le fading mental, les réponses à côté, les incohérences, les généralisations arbitraires, les réponses par assonances, les condensation d’idées… Ainsi plus la pensée est désorganisée plus le langage l’est (et ce jusqu’à la schizophasie), plus le comportement moteur et relationnel est inadapté (négativisme, catatonie, pensée autistique), plus l’affect est discordant, superficiel et abrasé.
L’ambivalence est ainsi observable dans les cas les plus légers ou dans les situations les plus anodines.
Par ailleurs il ne faut pas omettre de préciser que ces troubles de la pensée sont présents chez tout sujet dans un contexte particulier : état de relaxation, association libre a partir d’un stimulus, dépravation de sommeil ou d’oxygène, traumatismes majeurs…
Eugen Bleuler était fondamentalement partisan de l’organogénèse des troubles psychiatriques, réservant l’analyse psychologique aux seuls symptômes secondaires. Il a ainsi été influencé dans sa théorisation par Charles Scott Sherrington, neurologiste renommé pour ses travaux de neurophysiologie et ayant créé le concept d’innervation réciproque qui statue que la stimulation des muscles agonistes est associée a l’inhibition concomitante des muscles antagonistes (6). Cette théorie propose ainsi l’hypothèse d’une balance entre inhibition et activation comme princeps fondamental du système nerveux central. Par analogie chaque fait psychologique peut être contrebalancé par son opposé, l’action à valeur positivive qui en résulte provient alors de la prévalence, même infime, entre les deux tendances.
Un autre modèle permettant de contextualiser l’ambivalence bleulérienne est celui de l’associationnisme issu de la pensée d’Aristote et repris par Hume (7). Ce modèle stipule que la vie mentale des malades est élucidée au moyen de l’observation et des tests d’associations de mots : l’association libre. Les idées suivent ainsi divers chemins qui convergent vers un but : une idée directrice. Ce sont des associations fortes issues de l’expérience, pensée empirique, et elles sont de nature logique. Lorsque l’affect prend le dessus sur la logique on constate un manque de but. Si le processus se déroule correctement l’association fonctionne en inhibant les autres systèmes idéiques pour s’enchaîner dans une direction donnée et un rétrécissement de la conscience est donc nécessaire. Quand toutes ces conditions se trouvent réunies et que les idées s’enchainent vers un but avec la bonne tension, alors la pensée est cohérente. C’est en raison de l’hypothèse d’une pensée opérant par inhibition et sélection que l’esprit humain ne peut pas normalement penser deux choses simultanément avec la même puissance.
Eugen Bleuler développera ainsi son concept d’ambivalence en trois déclinaisons :
-L’ambivalence affective est le fait qu’une même représentation donne lieu a des sentiments positifs et négatifs.
-L’ambivalence volitive, ou ambitendance, est le fait qu’un sujet puisse vouloir et ne pas vouloir quelque chose. A chaque étape entre la pensée et le modèle d’action, une impulsion d’un modèle contraire a l’action souhaitée peut surgir et entraver le processus associatif. Cela prédispose au négativisme interne pour Eugen Bleuler.
-L’ambivalence intellectuelle est celle du registre des idées et des mots. Enfin ces trois formes peuvent se recouper dans une ambivalence mixte.
Le développement de la notion d’ambivalence par la psychanalyse
Si la paternité du terme ambivalence revient à Eugen Bleuler, Sigmund Freud et Carl Jung reconnaissent l’importance des apports de sa théorie et vont transformer malgré eux l’utilisation du terme ambivalence. Dans un sens différent le terme d’autisme sera lui aussi transformé (8).
Pour Carl Jung l’ambivalence et le négativisme sont des manifestations d’une résistance psychologique et non pas d’un relâchement des associations. Il considère que l’ambivalence est issue de la proximité entre séries psychologiques opposées qui se contrarient en raison d’une résistance et que cela vaut pour la névrose comme pour la psychose. Il postule ainsi pour l’ambivalence normale, qu’il universalise comme étant le propre de tout conflit intra psychique, pathologique comme physiologique (9). De son côté Sigmund Freud publie en 1910 un article sur l’ambivalence intellectuelle et affirme en 1912 emprunter à Eugen Bleuler l’adjectif ambivalent qu’il utilise uniquement sous sa forme affective. « C’est l’ambivalence de l’afflux de sentiments qui nous permet le mieux de comprendre l’aptitude des névrosés a mettre leur transfert au service de la névrose (10) ».
Plus tard Karl Abraham décrit l’aspect développemental de l’ambivalence qui apparaitrait au stade sadique oral lorsque l’enfant montre des signes d’hostilité envers l’objet : c’est le stade pré ambivalent. Ensuite la libido atteint un stade d’ambivalence pour disparaitre plus ou moins complètement après la phase de latence : c’est le stade post ambivalent (11). S’appuyant sur ces théories Mélanie Klein fait de l’intégration de l’ambivalence le point de mire de la position dépressive, lorsque le petit enfant s’aperçoit qu’il peut aimer et haïr sa mère et qu’elle n’est pas détruite par lui (12).
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Table des matières
Introduction
I L’ambivalence de Bleuler a la lumière des neurosciences et de la psychologie cognitive
1 – Introduction a la notion d’ambivalence
1.1. La création de l’ambivalence en tant que symptôme fondamental dans la schizophrénie par Eugen Bleuler
1.2. Le développement de la notion d’ambivalence par la psychanalyse
1.3. Le point de vue phénoménologique
1.4. Place et interaction de l’ambivalence dans la clinique actuelle de la schizophrénie
1.4.1. Du point de vue de Bleuler
1.4.2. Du point de vue actuel
1.4.3. Place de l’ambivalence dans la clinique actuelle de la schizophrénie
2 – Cognition dans la schizophrénie et ambivalence
2.1. Le problème de l’intégration de l’information
2.2. Les modèles cognitifs
2.3. La problématique du binding
3 – Notions de neuro-anatomie fonctionnelle appliquée au symptôme d’ambivalence
3.1. Généralités
3.2. Neuropsychologie des émotions
3.3. Neuropsychologie de la cognition sociale
II Conception d’une échelle d’auto évaluation du symptôme d’ambivalence
1 – Les instruments d’évaluation actuels de l’ambivalence
1.1. Les échelles spécifiques
1.1.1. La SAS
1.1.2. La rSAS
1.1.3. Limites
1.2. Les échelles non spécifiques
1.2.1. Echelles d’hétéro évaluation
1.2.2. Echelles d’auto évaluation
1.2.3. Limites
1.3. Discussion
2 – Proposition d’un nouvel outil d’auto évaluation de l’ambivalence
2.1. Intérêt général d’un instrument de mesure de l’ambivalence des sujets atteints de schizophrénie
2.2. L’ambivalence schizophrénique pour les psychiatres du CH du Rouvray
2.2.1. Résultats du questionnaire
2.2.2. Analyses des résultats et discussion
2.3. Psychométrie des échelles d’évaluation
2.3.1. Rappels
2.3.2. Caractéristiques des échelles d’évaluation
2.3.3. Propriétés des échelles d’évaluation
2.3.4. Qualités métrologiques des échelles d’évaluation
2.4. Conception de l’échelle
2.4.1. Première version de l’échelle
2.4.2. Deuxième version de l’échelle
III Etude préliminaire
1. Introduction
2. Objectifs
3. Méthode
5. Résultats
6. Discussion
Conclusion
Bibliographie
Annexes