L’altération corporelle rend visible et évidente la mort à venir

L’altération corporelle rend visible et évidente la mort à venir

L’altération corporelle fait appel à une peur des plus ancestrales, celle de la mort (1). Les patients y ont en général pensé à l’annonce du cancer, puis ont « refoulé » l’idée, jusqu’à ce qu’elle s’impose à eux devant la dégradation physique ou psychique, amplifiée par l’arrêt des traitements, comme une « réalité incontournable, tangible » à laquelle ils ne peuvent échapper. (1) La transformation physique rend visible « l’inéluctable processus en cours, vers à la mort à venir », la « finitude humaine » (2), faisant de la maladie qui progresse, le chemin. (3) Le corps est donc porteur d’une menace mortelle. « Il s’ensuit une souffrance relative à l’impossibilité de partager avec tous les autres l’idée d’un avenir possible ». (4) [ Le « Moriendus » (je mourrai certainement un jour) laisse place au « Moriturus » (je mourrai bientôt), source d’angoisse, car même si la mort est naturelle et inhérente à la condition humaine, l’humain se comporte comme si cette fin n’existait pas. ] (1) Les patients peuvent craindre de perdre leur autonomie, de ne plus être aimés, d’être une charge, d’avoir mal, de se dégrader. (1) Chez les proches du patient, l’altération corporelle constatée peut également provoquer « la peur de la mort et de la souffrance, (5) mais également du vide, du néant, de la séparation » (1). Le rapport au temps change, il s’agit d’un « temps suspendu », formulé « au passé, au présent, parfois au conditionnel, rarement au futur, même si l’espoir d’un jour meilleur persiste souvent ». Ils vivent au jour le jour, font l’expérience « du temporaire, du relatif ». (1)

Chez les soignants la maladie renvoie également à la mort, la leur, comme à celle de leurs proches.

L’altération corporelle serait source de pertes identitaires, sociales, d’autonomie, de dignité au-delà des pertes physiques

Danièle Deschamps précise en 1997 que « le cancer est une expérience catastrophique de pertes, pertes réelles et futures, pertes imaginaires et projetées par rapport aux pertes passées. Perte successive de petit bout d’intégrité, de petit bout d’autonomie, perte d’identité, de position sociale et familiale ».

Perte d’identité et d’estime de soi

L’apparence corporelle est fondatrice de l’identité, elle est le témoin de l’histoire passée et participe à l’estime que se porte l’individu. La maladie dès lors porte atteinte à l’identité de l’individu. « Les changements physiques qui accompagnent l’évolution palliative du cancer (cachexie, perte des phanères, ictère, escarres…) modifient le rapport du sujet à son corps, à l’image qu’il peut avoir de lui-même définissant l’image corporelle, qui est la représentation psychique du corps et l’image qu’il peut en donner ». (1) Ces changements corporels sont source de « blessures narcissiques ». (1) Ils peuvent être ressentis comme des mutilations (colostomie de décharge, mastectomie). Le corps devient « objet persécuteur, agresseur (…) la représentation du monstrueux, de la mort, là où le culte de la beauté prime… où un corps hors norme dérange, source de fantasmes et de peurs. » (1) « Il peut être difficile de réinvestir la vie et soi-même quand on a perdu une partie de ses qualités (…) voire que l’on ressent de la répulsion, horreur et dégout face à ce qu’on est devenu. » (1) Il existe une « rupture d’identité mais aussi une rupture de lien avec soi-même et avec son propre corps, qui fait que le patient devient étranger à lui même, comme il devient étranger aux autres ».

Perte relationnelle et familiale

L’altération corporelle liée à la maladie, porte atteinte au relationnel, qu’il s’agisse de modifications visibles (amputation, plaies, odeurs) comme invisibles (stomie, sonde urinaire), dont la personne éprouve également la présence. Ces modifications corporelles font l’objet de remaniements psychiques adaptatifs du patient, de son entourage, comme des soignants. (2) La place du patient dans la société est mise à mal. « La société actuelle valorise la performance et l’esthétisme, faisant que la vision et le vécu d’un corps altéré peuvent devenir insupportable ». (6) Certaines personnes poursuivront leurs activités comme à leur habitude, d’autres s’isoleront ou modifieront leur mode de vie (sortir de chez eux la nuit, rencontre physique et non physique). Les liens intra familiaux se modifient avec l’apparition de la dépendance. De nouveaux positionnements apparaissent (l’ainé perd sa place d’ainé dans la famille, les enfants portent assistance aux parents). La maladie peut impacter le couple dans son équilibre, entraver la sexualité.

Perte d’autonomie

Il existe une peur à l’égard d’une perte d’autonomie. L’autonomie est selon le Larousse « la capacité de quelqu’un à être autonome, à ne pas dépendre d’autrui », que ce soit « pour les gestes, les actes mais aussi les décisions ordinaires de la vie». (7) Il est précisé par R. Schaerer : « Qu’elle soit liée à l’âge ou à la maladie, qu’elle soit d’ordre physique ou psychique, la perte potentielle de contrôle de sa propre vie dans un contexte de souffrance apparait comme insupportable ».

Perte de dignité 

La notion de dignité est régulièrement évoquée par les proches, exprimant au sujet du malade qu’« il n’est plus digne de ce qu’il était », le corps altéré peut être jugé « indigne » par l’entourage et parfois même par les soignants. (2) Le patient peut souhaiter « mourir dans la dignité », jugeant que l’altération corporelle (comme l’altération psychique) fait perdre sa dignité à la personne malade. Il doit faire le deuil de la « belle mort », représentée comme celle liée à l’infarctus, mort subite, où le patient n’aurait pas le temps de souffrir, de se dégrader. Selon Emmanuel Kant « l’humanité est en elle-même une dignité », mais Eric Fiat ajoute que « la dignité est intrinsèque à l’homme, mais a besoin du regard de l’autre pour s’épanouir ». « La dignité a donc besoin d’être validée, reconnue dans le regard qu’autrui porte sur soi, et donc juge la personne digne ou indigne ».

L’altération corporelle, parfois source de dégout

Le dégout est défini par le Larousse comme « une sensation d’écœurement, haut lecœur provoqué par quelque chose qui dégoûte ». Selon Michel Guillou, le dégoût est « une impuissance, un vertige, et le signe d’une incapacité ». Il existe des sensibilités variables qui sont ancrées dans la culture, en particulier quand il s’agit du corps et de ses tabous : le sang menstruel, les plaies, les déjections non contrôlées sont sources d’odeurs ou de visions jugées insupportables (8). Alain Corbin précise que « désinfecter et donc désodoriser, participe (…) d’un projet utopique : celui qui vise à sceller les témoignages du temps organique, à refouler tous les marqueurs irréfutables de la durée que sont les excréments, les produits des menstrues, la pourriture de la charogne et la puanteur du cadavre ». (8) La relation soignant  soigné n’y fait pas exception. Cependant, il semblerait en pratique que la confrontation aux objets de dégoût apporte une certaine accoutumance, chez le soignant lui permettant de « reconfigurer ses affects ». (8) Selon Catherine Le grand Sébille, le dégout induit « des processus de mise à distance, des stratégies d’évitement à l’égard de certains patients, des délégations de certains soins (comme les soins de nursing). (8) Il existe un malaise dans la perspective de dévisager la personne, ce qui la mettrait mal à l’aise, une anticipation anxieuse de sa réaction émotionnelle pouvant se rendre visible au patient, une crainte des réactions spontanées de dégoût telles que les odeurs qui provoquent des « haut le cœur », la répulsion. Le soignant craint d’être malfaisant dans un acte qui ne pensait l’être initialement.

Le paradoxe du corps en soin, à travers la maladie 

Comme le dit Catherine Marin, [le « corps en soins » fait l’objet d’un paradoxe, il est l’objet « d’attention et d’écoute », il rappelle au patient qu’il est en vie, il le fait exister, mais il est aussi celui qui le mène vers la mort]. Le corps subit la maladie, il est comme soumis aux traitements médicaux et chirurgicaux qu’on lui impose. Pour autant, on s’intéresse à lui à travers les examens, on lui apporte du soin (agréable : massage, effleurage, comme désagréable : bilan sanguin, pansements). Le corps est « à la fois point d’attache et d’investissements, … lieu de pertes et de séparations, lieu d’attention et de dégoût, lieu d’admiration et de honte, lieu de vie et de non-vie ». (4) (9) Il existe « une perte de maitrise du patient sur son corps qui se transforme, malgré les soins apportés ». Il ne lui appartient plus vraiment. La maladie est vécue comme « un autre, un intrus, un envahisseur qui prend le contrôle, dont il faut se dégager à tout prix ».

Les mécanismes de défense psychologique s’appliquent face au retentissement émotionnel lié à l’altération corporelle

Chez le patient, des mécanismes d’adaptation, « de survivance psychique » se mettent en place plus ou moins consciemment, en réaction à l’altération de l’image corporelle, pour faire face « à l’innommable, aux questionnements, aux angoisses d’effondrement, de morcellement, d’anéantissement, d’abandon ou de mort qui les assaillent. » (1) Ils ont pour objectif de maintenir l’estime de soi, entre : « le défi de combattre la maladie, le déni à visée protectrice, ou l’acceptation d’une nouvelle réalité ». Le patient tentera de s’adapter à cette nouvelle image corporelle, qui pourra être impactée par le regard d’autrui. Car chaque personne côtoyant le malade peut mettre en jeu des phénomènes de projection sur le corps transformé. « Le moi s’éprouve aussi de l’extérieur, en miroir, à travers les images qui lui sont renvoyées qu’elles soient personnelles ou sociales, consciente ou non (…) Le jugement du corps par autrui comme « indigne », modifie par là même, leur regard sur la personne, ce qui s’apparentera à une humiliation, ou à un réconfort. Le patient y lira de la pitié, de la compassion, de la tristesse, de la peur. » (2) Véronique Avérous précise à ce sujet qu’« Un regard du soignant, manifeste ou symbolique, porté par une parole (…) est alors à même d’être potentiellement blessant pour le soigné ». (10) « Des tensions psychiques pourront apparaître chez les patients ne parvenant pas à s’adapter à cette nouvelle image corporelle, ne se reconnaissant pas en celle ci, ou s’y refusant. Alors, pourront apparaitre une fuite avec un désir de mort, un mutisme malgré une souffrance patente, ou une volonté d’ouvrir à la parole devant les souffrances éprouvées ».

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Table des matières

I. INTRODUCTION
II. NARRATION DE LA SITUATION CLINIQUE
III. ANALYSE DE LA SITUATION
1) Problèmes posés par cette situation
2) Problèmes que me pose cette situation
3) Problématique développée dans ce RSCA
IV. LA RECHERCHE DOCUMENTAIRE
1) L’altération corporelle rend visible et évidente la mort à venir
2) L’altération corporelle serait source de pertes identitaires, sociales, d’autonomie,
de dignité au-delà des pertes physiques
a) Perte d’identité et d’estime de soi
b) Perte relationnelle et familiale
c) Perte d’autonomie
d) Perte de dignité
3) L’altération corporelle, parfois source de dégout
4) Le paradoxe du corps en soin, à travers la maladie
5) Les mécanismes de défense psychologique s’appliquent face au retentissement émotionnel lié à l’altération corporelle
6) La place essentielle de l’accompagnement global, pluridisciplinaire et individualisé dans la prise en charge du patient présentant une altération corporelle
a) Le repérage et le respect de la mise en jeu des mécanismes de défense
b) Une écoute bienveillante explorant le corps dans ses dimensions objective comme subjective
c) Une relation soignant / soigné basée sur la vulnérabilité, la sollicitude et le respect
d) Les soins corporels sont sources de réconfort
V. SYNTHESE ET DISCUSSION
Bibliographie

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