Les origines du concept
L’AT tire ses origines de l’approche psychodynamique. D’après Horvath et Luborsky (1993), le concept d’AT émerge initialement des écrits de Freud (1913) sur le transfert. Freud décrit le transfert comme une distorsion du client quant à la relation établie avec son intervenant (Horvath et Luborsky, 1993). Le client projette ses représentations, ses sentiments inconscients (issus d’expériences antérieures non résolues) sur l’intervenant. Le transfert est donc une distorsion de la relation réelle entre le client et l’intervenant, et la «guérison» du client passe par l’identification et l’interprétation de ces transferts (ramener ces processus inconscients à la conscience du client). Or, dans ses écrits subséquents, Freud émet l’hypothèse que le client peut aussi établir une relation basée sur la réalité (sans distorsion) avec son intervenant. Ainsi, il n ‘y a pas que l’interprétation des transferts qui est impliquée dans la « guérison» du client, mais aussi la relation réelle entre le client et l’intervenant (Horvath et Luborsky, 1993). À partir des écrits de Freud, Greenson (1965) a introduit le terme « alliance de travail» (qu’il utilise comme synonyme à l’AT) pour nommer cette seconde dimension de la relation basée sur la réalité entre l’intervenant et le client. Zetzel (1956) a ensuite introduit le terme « alliance thérapeutique» (Baillargeon, Pinsof et Leduc, 2005) et a clarifié certaines distinctions entre ce concept et celui du transfert (Horvath et Luborsky, 1993).
Selon elle, l’AT est la partie réelle de la relation entre le client et l’intervenant, et elle permet au client de distinguer ce qui, dans sa relation actuelle avec son intervenant, est issu de ses expériences relationnelles passées et ce qui est issu de la relation réelle (Zetzel, 1956). Bibring (1937) a aussi offert une conceptualisation semblable qui a été reprise par plusieurs auteurs, dont Bowlby (1988), qui soutient pour sa part que le client possède la capacité de développer un attachement positif envers l’intervenant et que cet attachement peut s’avérer différent de celui développé durant l’enfance (Horvath et Luborsky, 1993). Comme plusieurs autres (Bibring, 1937; Greenson, 1965; Zetzel, 1956), Bowlby (1988) distingue complètement le concept de transfert de celui de l’alliance. Pour sa part, Brenner (1979) adopte une position différente et considère que l’A T est uniquement un phénomène transférentiel et va même jusqu’à dire qu’elle n’existe pas.
En dehors de la psychodynamique, il existe d’autres conceptions de l’AT issues de l’approche humaniste, notamment l’approche centrée sur le client de Rogers (1951). Rogers considère que l’établissement d’une relation thérapeutique entre le client et l’intervenant n’est pas une condition nécessaire, mais une condition suffisante pour aider 0 le client à atteindre ses objectifs. L’empathie, la congruence et le regard positif inconditionnel sont les trois attitudes qui permettraient d’établir cette relation. Pour lui, ce sont uniquement les attitudes de l’intervenant qui comptent, les variations possibles dans la réponse du client à ces attitudes n’étant pas prises en compte (Horvath et Luborsky, 1993). C’est donc, en partie, en réaction à cette emphase exclusive sur l’intervenant que d’autres auteurs, dont LaCrosse (1980) et Strong (1968) se sont intéressés à la perception des clients face à l’attitude des intervenants. Selon leur hypothèse, basée sur le concept d’influence sociale, trois dimensions agiraient comme levier de changement: le fait de percevoir son intervenant 1) comme un expert; 2) comme étant digne de confiance et 3) comme étant intéressant. Finalement, selon Baillargeon et al. (2005), les travaux les plus récents proviendraient d’approches cognitives et systémiques. Par exemple, Safran et Muran (2000) ont développé une approche cognitive de l’alliance. Brièvement, leurs travaux se centrent sur les schémas cognitifs interpersonnels (relationnels) des clients et la façon dont les intervenants devraient répondre à ces schémas qui sont souvent dysfonctionnels. Toutes ces recherches (à l’exception de Brenner, 1979), bien qu’elles puissent sembler hétérogènes par rapport aux mécanismes impliqués dans l’AT, contribuent à concevoir l’alliance comme une variable d’importance dans le processus de changement (Puskas, 2014).
Le modèle de Bordin
Au cours des dernières décennies, bon nombre d’études ont tenté de déterminer les approches d’intervention, traitements ou techniques les plus efficaces, mais les similarités en regard des résultats obtenus ont incité les chercheurs à s’attarder aux facteurs communs à toute forme d’approche, ce qui a ravivé l’intérêt pour l’AT, variable non spécifique à une approche (Ardito et Rabellino, 2011; Horvath et Luborsky, 1993; Lecompte et Guillon, 1999). L’un des premiers à avoir tenté de rendre explicite le concept d’AT est Luborsky (1976). Ses écrits suggèrent que l’alliance est dynamique et en décrit deux types. La première apparaitrait dans les premières phases de traitement et elle reposerait sur la perception qu’a le client de l’intervenant. La seconde apparaitrait plus tard et reposerait sur la collaboration entre le client et l’intervenant. Selon cet auteur, un partage de la responsabilité dans le travail thérapeutique est nécessaire pour atteindre les objectifs du traitement. Dans la même lignée, Bordin (1979) conceptualise à son tour l’AT et propose un modèle applicable à toute approche d’intervention et, pour cette raison, Horvath et Luborsky (1993) le définissent comme un modèle «panthéorique ».
Selon Bordin (1979), l’AT est un concept qui s’étend bien au-delà de la psychothérapie et elle serait l’une des clés, pour ne pas dire l’unique, de la réussite de tout processus de changement. Selon lui, une AT serait susceptible de se développer dans toutes relations professionnelles entre une personne qui désire un changement et un agent de changement. C’est donc pour cette ouverture au champ d’application de ce concept que le modèle de l’alliance qu’il propose est retenu dans cet ouvrage. D’abord, Bordin (1979) définit l ‘ AT comme un lien affectif qui nait d’une collaboration active entre le client et l’intervenant afin de s’entendre sur l’objectif de changement et de définir les tâches liées à la réalisation de cet objectif. La Figure 1 présente le modèle, et les paragraphes qui suivent décrivent chacune des dimensions. La première dimension, « l’accord sur les objectifs », repose sur l’accord mutuel, lequel implique une collaboration entre l’intervenant et le client autour du choix des objectifs de traitement.
Cette dimension réfère donc aux objectifs du plan d’intervention et, comme le décrivent Baillargeon et Puskas (2013), «à l’extension selon laquelle le système client fait l’expérience d’un système intervenant qui travaille avec lui sur les problèmes pour lesquels il demande de l’aide ou pour lesquels le système intervenant est mandaté par un tiers pour intervenir» (p.4). Il importe ici que l’intervenant et le client soient à l’aise avec la cible de l’intervention (les résultats visés). Les deux parties doivent approuver et être en accord avec les objectifs établis. La seconde dimension de l ‘ AT proposée par Bordin (1979) est celle des « tâches». Les tâches sont des actions concrètes que le client et l’ intervenant accomplissent pour atteindre les objectifs. Cette dimension renvoie donc aux moyens d’ intervention, à l’engagement entre le client et l’intervenant en regard des activités à réaliser dans le cadre du suivi. Ainsi, comme la dimension précédente, celle-ci implique la collaboration entre l’intervenant et le client autour du choix des tâches. Plus spécifiquement, les tâches doivent correspondre aux attentes du client et être reliées aux objectifs.
De plus, le degré de bien-être et d’anxiété que vit le client en lien avec l’accomplissement des tâches doit être bien équilibré. Le client doit être stimulé par les tâches (mis au défi), mais elles ne doivent pas le rendre inconfortable (Baillargeon et Puskas, 2013; Puskas, 2014). Les deux parties doivent percevoir les tâches comme pertinentes et efficaces pour atteindre les objectifs (Bordin, 1979). En outre, chacun doit accepter la responsabilité d’exécuter ces actes. La dernière dimension proposée par Bordin (1979) est celle du «lien affectif». C’ est la dimension affective de l’AT qui se rapporte à la relation entre le client et l’intervenant. La confiance, la sollicitude et l’engagement seraient au coeur du système «client-intervenant» (Baillargeon et Puskas, 2013; Puskas, 2014).
Cette relation de confiance profonde et d’attachement serait nécessaire pour que l’intervenant ait accès à l’ expérience intérieure du client. Il existerait différents types de liens influencés par certains facteurs dont le premier est la durée. En effet, deux personnes seront plus préoccupées par « aimer ou ne pas aimer l’autre» si elles s’engagent dans une relation thérapeutique de longue durée par rapport à une relation de courte durée (quelques rencontres). Également, bien qu’un niveau de confiance de base marque la plupart des relations thérapeutiques, lorsque l’attention est dirigée vers l’expérience intérieure du client, des liens plus profonds, de la confiance et de l’attachement sont nécessaires. Finalement, la nature du lien pourrait aussi être influencée par le niveau de dévoilement (de l’intervenant et du client) exigé par le type de traitement. Par exemple, le lien établit avec un client à qui l’intervenant partage ses sentiments (pour lui servir de modèle ou lui faire voir l’impact de ses comportements) est différent de celui établi avec un client avec qui ce type de partage n’ est pas possible. Les trois dimensions décrites précédemment sont interdépendantes.
En effet, la qualité du lien affectif a un impact sur la capacité du client et de l’intervenant à négocier un accord sur les objectifs et les tâches. Inversement, l’habileté du client et de l’intervenant à négocier un tel accord a une influence sur la qualité du lien (Baillargeon et Puskas, 2013; Puskas, 2014). La qualité et l’ intensité de l’AT sont alors susceptibles de varier en cours de traitement.
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Table des matières
Introduction
Problématique et contexte théorique
L’alliance thérapeutique
Les origines du concept
Le modèle de Bordin
Quelques parallèles avec la psychoéducation
Le trouble lié à l’usage de SPA ou de la dépendance au SPA?
L’ alliance thérapeutique dans le traitement des personnes dépendantes
La consommation de SPA, la dépendance et la criminalité
L’offre de services en dépendance aux personnes judiciarisées
La motivation dans le traitement des dépendances
L’ alliance thérapeutique dans le traitement des personnes dépendantes sous mesures judiciaires
Les limites dans les connaissances actuelles
L’ objectif et les questions de recherche
Méthode de recherche
Le déroulement de la collecte de données
La construction de l’échantillon
Le recrutement des participants
La tenue des entretiens et le matériel utilisé
La taille de l’échantillon
Le portrait des participants
La description des centres de traitement
Le Centre de traitement des dépendances le Rucher
La Maison Carignan
La Maison Jean-Lepage
Le Pavillon de l’Assuétude
L’analyse des données
Résultats
Section 1 : Motivations des participants
La motivation au traitement: pourquoi suivre un traitement?
La motivation au changement: pourquoi changer ses habitudes de consommation?
Section 2 : L’alliance thérapeutique en trois dimensions
La première dimension: accord sur les objectifs
La deuxième dimension: les tâches
La troisième dimension : le lien affectif
Section 3 : L’ alliance thérapeutique et le cheminement thérapeutique
Les facteurs favorables et nuisibles à l’alliance thérapeutique
Ce qui est essentiel au cheminement thérapeutique
Discussion
La motivation des personnes dépendantes en traitement sous mesures judiciaires
La motivation au traitement
La motivation au changement
En résumé: la motivation et ses différents types
L’alliance thérapeutique dans le traitement des personnes dépendantes sous mesures judiciaires
Les trois dimensions du modèle de l ‘ AT
L’interdépendance des dimensions
La collaboration et l’accord sur les objectifs de traitement
La forme du suivi individuel et ses influences sur le modèle de l ‘ AT
Variables ayant un impact sur la dimension du lien affectif
Alliance thérapeutique et cheminement thérapeutique
Les comportements et les attitudes des intervenants
L’importance de l’alliance thérapeutique dans le cheminement des participants
Un cas divergent
Implications pour la pratique psychoéducative
Limites de l’étude
Conclusion
Références
Appendice A. Formulaire d’information et de consentement
Appendice B. Approbation éthique
Appendice C. Guide d’entrevue
Appendice D. Fiche signalétique
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