L’alimentation saludable comme fait social

FAIRE COMMUNAUTE AUTOUR DE L’ALIMENTATION SALUDABLE

Lieux et positions sociales

Comment et pourquoi en arriver à étudier les pratiques alimentaires des élites de Bogota ? Une communauté se constitue dans les interactions sociales, dans des pratiques collectives impliquant des représentations et des identités partagées, mais aussi par la différenciation, par la distinction vis-à-vis d’autres groupes sociaux (Bourdieu, 1979 ; Johnston, Rodney, & Szabo, 2012a). L’alimentation est vectrice de plusieurs formes de distinction et les pratiques alimentaires constituent des marqueurs d’identités pour les personnes et les groupes sociaux. Par leurs discours et leurs pratiques de consommation marquées par des processus de distinction, les personnes issues des élites de Bogota forment une communauté autour de l’alimentation saludable.
Au-delà de ce qui est consommé, ce sont le cadre de consommation et la manière de consommer qui opèrent des distinctions entre les groupes sociaux (Garcia-Garza, 2012 ; Pulici,2012). Si le corpus scientifique fait largement état de du rôle de l’alimentation et des choix alimentaires dans la construction de liens sociaux (déjà chez Bourdieu, 1979 et Douglas, 1979 ; ensuite dans Abramson, 2014 ; Arbit, Ruby, & Rozin, 2017 ; Cardon & Garcia-Garza, 2012 ; Pulici, 2012 ; Suremain & Katz, 2008), les lieux de consommation possèdent aussi une importance cruciale dans la construction des communautés et des identités autour de l’alimentation (Johnston, Rodney, & Szabo, 2012b ; Mermet, 2011). De façon plus triviale, on ne mange pas un calentado3 de la même façon dans un corrientazo4 que dans un restaurant branché du nord de Bogota (exemple calqué sur celui du taco au Mexique dans Garcia-Garza, 2012). Un groupe social n’existe pas a priori mais est reproduit en permanence (Ariztía, 2016).
Le lieu, cadre des interactions sociales, est lui aussi construit par les acteurs qui y inscrivent le sens qu’ils donnent à leurs pratiques (Augé, 1992). Ces processus s’expriment dans des lieux spécifiques notamment à travers leur esthétique.

Communauté physique et communauté virtuelle

La communauté de l’alimentation saludable que je décris ne constitue pas un milieu d’interconnaissance. Il s’agit d’une communauté imaginée, issue d’une sous-culture de consommation (Sitz & Amine, 2004). Une sous-culture de consommation regroupe des personnes autour d’un mode de consommation particulier. Elle partage des traits avec la culture dominante tout en en réinventant certains qui s’intègrent ensuite à cette culture dominante. Ces caractéristiques correspondent à la description que j’ai faite des client-es de Minga ayant participé à mon étude.
Si les pratiques et les représentations partagées sont essentielles dans la formation d’une communauté, l’importance des images est aussi cruciale (Glennie & Thrift, 1992). Dans le cas de l’alimentation saludable et de la gastronomie au sens large, ces images sont d’autant plus importantes qu’elles transmettent de manière frontale et explicite l’esthétisation de l’alimentation. La circulation de ces images est aujourd’hui facilitée et amplifiée par l’omniprésence des réseaux sociaux dans la vie quotidienne, en particulier sur Instagram, réseau social sur lequel la dimension visuelle prédomine. Bien que les client-es de Minga fassent état de mécanismes de transmission de bouche à oreille d’information sur l’alimentation saludable au sein de leur entourage proche, toutes et tous citent Instagram comme un vecteur central d’information et d’identification de leurs pratiques dans le milieu étendu de l’alimentation saludable. Je me suis moi-même rapidement rendu compte qu’Instagram était indispensable pour mener mon étude : pour contacter restaurateurs et clients, pour me tenir informé de l’actualité et des évènements auxquels me rendre. Instagram n’est d’ailleurs qu’une extension de ces mécanismes de communication de personne à personne, puisqu’il permet de suivre et de récolter de l’information directement de la bouche (ou du clavier) d’interlocuteurs, même inconnus ou éloignés géographiquement mais avec qui l’on entre facilement en contact. Les moyens de communication comme Instagram abolissent la nécessité de coprésence pour partager un évènement ou développer une appartenance commune (Glennie & Thrift, 1992) et permettent ainsi l’essor de communautés virtuelles et imaginées ne nécessitant pas une connaissance physique ou personnelle des membres.

Un répertoire culturel de l’alimentation saludable

J’ai montré précédemment le rôle des pratiques dans la construction et la structuration de la communauté de l’alimentation saludable à Bogota. Ces pratiques sont cependant diverses et distribuées de façon tout sauf homogène au sein de la communauté. Cette communauté que je décris et analyse n’a rien de préexistant et ne représente aucunement une qualité ou même un habitus intrinsèque aux membres de l’élite culturelle de Bogota. Il s’agit d’un regroupement de personnes analysable a posteriori, et les pratiques qui permettent de rapprocher ces personnes ne doivent pas être comprises comme un modèle uniforme et monolithique mais comme un ensemble que les personnes s’approprient de façon différente. La notion d’alimentation saludable elle-même est vaste, multiple et difficilement définissable.
Il existe une dimension culturelle prédominante dans les choix en matière d’alimentation (Douglas, 1979). Ceux-ci permettent aux personnes d’adopter un style de vie spécifique (Lindeman & Sirelius, 2001), d’exprimer leur liberté et leur individualité, et donc de construire leur identité (Charters, 2006). Sur mon terrain il ne s’agit en effet pas uniquement de manger saludable, mais d’être saludable dans tout son être, dans une approche holistique de la santé et du bienestar. Il est alors heuristique de considérer l’alimentation saludable non pas comme une idéologie monolithique et une pratique unidimensionnelle, mais comme un répertoire culturel (Johnston, Rodney, & Szabo, 2012a). Le concept de répertoire culturel permet d’embrasser à la fois la diversité des pratiques et des consommateurs dans le milieu de l’alimentation saludable et le processus concomitant de construction et d’affirmation de l’identité. Les décisions de consommation conscientes sont ancrées dans un processus collectif de signification (Ariztía et al., 2014), dessinant ainsi le répertoire par la co-construction des normes de l’alimentation saludable entre les lieux et les consommateurs.

SAVOIR MANGER SALUDABLE : UNE EXPERTISE PROFANE

ENTRE SCIENCE ET EMPIRIE

Temporalités de l’alimentation :Manger n’est aujourd’hui pas – ou plus – quelque chose qui va de soi. La linéarisation du temps (Koselleck, 1993) induit la notion de développement, qui s’applique à des domaines comme l’alimentation : l’accumulation de savoir et la science devraient permettre de l’optimiser dans un but de progrès social. Ces transformations modernistes ont effectivement amené avec elles des avancées considérables en médecine, en nutrition, en agriculture, autant de domaines impactant l’alimentation des personnes. S’ajoutent à cela l’accélération des flux d’images et d’informations induite par la réduction du temps et de l’espace (Augé, 1992) et l’importance croissante des choix individuels dans l’existence des personnes (Abramson,2014). Ces évolutions viennent bouleverser les représentations de l’alimentation en ouvrant le champ des possibles à des consommateurs à la fois dotés d’une capacité de consommation accrue et constamment incités à consommer par une offre en constante diversification. Les consommateurs modernes sont tenus de faire des choix, mais devant la multitude d’information et de possibilités s’offrant à eux, c’est bien souvent la confusion qui règne dans leur esprit (Fischler, 1993b).
La diversité de l’information sur l’alimentation n’est pas nouvelle en soi, les cuisines ont toujours été variées d’une région à une autre. Mais à l’âge de l’information celle-ci circule toujours plus rapidement, modifiant les temporalités des consommateurs (Fumey, 2007). Les rumeurs sur les bienfaits ou les méfaits de divers aliments sont nombreuses (Fischler, 1993a), et couplées à une méfiance accrue envers les systèmes de production et de distribution, elles plongent les consommateurs non seulement dans la confusion quant à la qualité de leurs choix, mais aussi dans l’inquiétude et le malaise quant aux effets de leur alimentation sur leur santé, sur leur poids, sur leur vieillissement (Cairns & Johnston, 2015 ; Fischler, 1993a ; Fischler, 1993b), achevant de rendre l’alimentation réellement problématique. Sur mon terrain, ces préoccupations pour la santé, le poids et le fonctionnement du corps en général sont omniprésentes chez les participant-es baignant dans cette accélération du monde et dans la remise en question des normes alimentaires.

ENTRE CONTRÔLE DE SOI ET PLAISIR DE LA NOURRITURE

Concilier plaisir et santé :Le rapport moderne à l’alimentation est traversé par un dualisme qui oppose le plaisir que procure la nourriture à la nécessité de se contrôler vis-à-vis de celle-ci (Fischler, 1993b ; Lindeman & Sirelius, 2001). Dans notre époque marquée par les injonctions à s’affirmer en tant que soi, les personnes doivent à la fois savoir jouir des plaisirs de la vie, comme celui de la nourriture, mais aussi se modérer et appliquer à leur corps une discipline relativement stricte, un « bon gouvernement alimentaire du corps » (Fischler, 1993b, p. 207). Sur mon terrain, cette opposition se retrouve nettement dans la mise en avant et parfois en contradiction du goût pour la nourriture et la gastronomie avec la volonté de contrôler son corps et sa santé. La recherche d’une santé optimale est associée à une vision normative de l’alimentation, la rendant a priori incompatible avec un plaisir absolument libre de la nourriture et sédimentant ainsi l’opposition entre les deux tendances.
Ces injonctions morales à l’autodiscipline sont d’autant plus fortes pour les femmes dont le corps est plus soumis au jugement extérieur et qui ont plus tendance à internaliser ces mécanismes de gouvernementalité du corps (Cairns & Johnston, 2015). Parmi mes interviewées, cette tendance est illustrée par la prépondérance de femmes . Cette dimension genrée de l’alimentation saludable est encore renforcée par Armando, étudiant en médecine, quand il parle des moqueries homophobes qu’il a reçues de personnes de son entourage du fait de son attention à son corps et à son alimentation. Son comportement vis-à-vis de l’alimentation est perçu comme peu en adéquation avec la masculinité et donc rabaissé à l’homosexualité et à la féminité.

RECONFIGURER LE RÔLE DE L’ALIMENTATION

Frontières symboliques

Un système alimentaire est un socio-écosystème qui s’insère dans les interrelations de la société dans laquelle il existe, il est donc également régi par les relations de pouvoir qui la constitue. Dans une société hiérarchisée, le positionnement dans le champ social des divers groupes sociaux entraîne des asymétries dans la distribution des ressources matérielles et symboliques (Bourdieu, 1979 ; Escobar, 1999). Cette distribution traduit les enjeux de pouvoir notamment au sein du système alimentaire (Moity-Maïzi & Muchnik, 2002), et il est évident sur mon terrain que les ressources liées à l’alimentation sont distribuées à des personnes en position d’influence faisant partie de groupes sociaux dominants. Les choix alimentaires sont liés aux significations que les personnes donnent à l’alimentation (Arbit, Ruby, & Rozin, 2017).
La volonté de liberté, la recherche de la santé et l’appréciation esthétique qui traversent l’alimentation saludable sont induites par la position sociale de ses pratiquant-es. Celle-ci leur confère des moyens conséquents pour faire valoir leur conception du rôle de l’alimentation, affirmant leur différence avec d’autres groupes sociaux. Les choix alimentaires sont en effet cruciaux dans l’expression des frontières symboliques (Huddart Kennedy, Baumann, & Johnston, 2019). Sur mon terrain, celles-ci s’établissent par l’appropriation matérielle et symbolique de l’alimentation par les membres de la communauté de l’alimentation saludable.
Celle-ci se décline selon trois axes principaux : l’appropriation du discours, celle des objets, et celle de l’espace.
Le sens et les personnes se créent dans les interactions sociales. En donnant une signification à leurs pratiques, les personnes contribuent à la co-construction de communauté et d’identité, mais aussi de discours. Le discours véhicule le système de représentations et de pratiques de la communauté qui l’a établi, et circule en son sein comme dans le reste de la société. S’il modèle les pratiques de la société dans son ensemble, il n’est pas neutre : essentiellement politique, il est vecteur et objet de luttes de pouvoir (Foucault, 1971). Michel Foucault suppose que « dans toute société la production du discours est (…) contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée » (Foucault, 1971, p. 10), induisant des asymétries de distribution dans la capacité d’élaboration des discours ainsi que des rapports de domination entre les locuteurs qui voudraient s’en saisir (Johnston, 2008).

Naturalisation du goût

En position avant-gardiste au sein de la société bogotanaise, la communauté de l’alimentation saludable fait valoir les normes de son alimentation comme les plus objectivement adéquates avec la poursuite d’une vie saine. Ce processus de naturalisation du goût de ce qui est bon pour la santé contribue à la reproduction de divisions sociales (Baumann & Johnston, 2012 ; Bourdieu, 1979 ; Johnston, 2008). Le savoir nécessaire à la pratique de l’alimentation saludable, celui qui permet d’abord de prendre conscience puis de transformer son alimentation traduit la volonté de vérité (Foucault, 1971) dont font preuve les personnes qui s’engagent dans ce processus. La pratique de l’alimentation n’est cependant pas uniforme comme le traduisent les expériences homologues mais contextuellement différentes des participant-es de mon étude. Plus qu’un ensemble de pratiques fixes, c’est l’injonction à la santé qui est essentielle et naturalisée comme le discours vrai : la personne consciente des effets de son alimentation sur sa santé et qui parvient à les maîtriser pour parvenir à « una alimentación adecuada » entre alors dans les canons du style de vie le plus adéquat, le plus efficace, le plus épanouissant, et donc le plus sain finalement. Mais cette injonction à la santé étant associée à des modes d’alimentation pas accessibles de façon égale à tous les groupes sociaux, elle opère des distinctions entre ceux-ci et reproduit ainsi des stratifications sociales préexistantes. La distribution asymétrique des savoirs et des pratiques renforcent les positions sociales des acteurs les mieux dotés et reproduit la distribution de l’espace social (Foucault, 1971). La santé elle-même, mise au sommet des valeurs sociales (Dubois & Burnier, 2018), est fortement ancrées dans des habitus de classes dominantes et dans leurs idéaux du corps et de la bonne alimentation (Cairns, Johnston, & Baumann, 2010).

Rapport à la nature, rapport au corps

Escobar définit un regime of nature comme l’articulation entre l’historique et le biophysique, entre la trajectoire des collectifs dans le temps et le monde dans lequel ils évoluent (Escobar, 1999). Chaque articulation est déterminée par le contexte et les modes d’expérience, par la position sociale des personnes et des groupes sociaux, induisant une approche fondamentalement politique des rapports à la nature (Moragues-Faus & Marsden, 2017). Ceux-ci sont basés sur les relations entre les personnes et la nature dans laquelle elles vivent et qu’elles construisent par des processus discursifs et productifs (Escobar, 1999). Si l’on se situe à l’échelle des personnes et de leur corps, l’alimentation est l’un des rapports à la nature les plus immédiats : la nature fournit des aliments que les humains consomment afin de produire leur corps. L’incorporation d’un aliment est censée conférer « les vertus réelles mais aussi imaginaires de cet aliment » (Fischler, 1993a, p. 121). Une telle conception est évidente dans le milieu de l’alimentation saludable : la connaissance des aliments que l’on mange et de leurs effets, matériels et symboliques à la fois, doit permettre de contrôler le corps que l’on produit dans un processus de consommation productrice maîtrisée (Marx, 1972). Manger saludable permet de produire un corps saludable, d’être saludable dans tout son être. Marx ajoute que « toute production est appropriation de la nature par l’individu dans le cadre et par l’intermédiaire d’une forme de société déterminée » (Marx, 1972, p. 139). La production alimentaire n’y échappe donc pas, et derrière la volonté de contrôler son alimentation réside une nécessité de contrôler la production de la nature.
En produisant la nature à travers des comportements de consommation unilatéraux, l’alimentation saludable entretient un rapport à la nature essentiellement commodifié. Ce sont des acteurs éloignés géographiquement et socialement des membres de la communauté qui leur fournissent des produits prêts à la consommation. Leur attachement à des aliments vrais, naturels dans des espaces de consommation affirmant renouer avec l’authenticité de la nourriture traduit une volonté de rompre justement cette distanciation géographique, économique et symbolique avec les producteurs (Fournier & Touzard, 2014 ; Giddens, 1987).

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Table des matières

INTRODUCTION 
Etat de l’art et cadre conceptuel
Questions de réflexivité
I – FAIRE COMMUNAUTE AUTOUR DE L’ALIMENTATION SALUDABLE
Lieux et positions sociales
Communauté physique et communauté virtuelle
Un répertoire culturel de l’alimentation saludable
II – SAVOIR MANGER SALUDABLE : UNE EXPERTISE PROFANE
A – ENTRE SCIENCE ET EMPIRIE
Temporalités de l’alimentation
Construire l’expertise profane
B – ENTRE CONTRÔLE DE SOI ET PLAISIR DE LA NOURRITURE
Concilier plaisir et santé
Esthétisation de l’alimentation saludable
III – RECONFIGURER LE RÔLE DE L’ALIMENTATION 
Frontières symboliques
Naturalisation du goût
Dépolitisation et individualisation
Rapport à la nature, rapport au corps
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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