L’alimentation familiale : des consommations et tâches genrées

L’alimentation familiale : des consommations et tâches genrées 

Or, la commensalité est principalement familiale (Saint Pol, 2016 ; Fischler et Masson, 2008), comme en témoigne la part importante des repas pris à domicile (Saint Pol et Ricroch, 2012), notamment le dîner . Les membres de la famille ont ainsi une influence notable sur les comportements alimentaires des personnes , influence directe sur ce qui est consommé mais passant aussi par une « socialisation alimentaire familiale » ou « production des goûts et des styles de vie [alimentaires] des ménages » (Cardon et al., 2019, p. 158).

Ainsi, les alimentations individuelles sont modelées par les événements familiaux, comme l’arrivée d’un enfant . Cependant, si la recherche décrit les différences alimentaires entre diverses situations familiales (Barrey et al., 2016 ; Meah et Watson, 2011), elle néglige la situation conjugale sans enfant et l’analyse des transitions conduisant d’une situation à l’autre (départ du domicile familial, installation en couple, procréation). Par exemple, il est prouvé statistiquement que la conjugalité s’associe à un poids plus élevé que le célibat, mais la responsabilité des habitudes alimentaires conjugales dans ce phénomène reste à l’état d’hypothèse (Saint Pol, 2010). Les études sur les pratiques alimentaires conjugales sont particulièrement rares en France (Plessz et Guéguen, 2017 ; Cardon, 2009), et celles issues du  Royaume-Uni (Kemmer et al., 1998 ; Marshall et Anderson, 2002 ; Darmon et Warde, 2016 et 2018) reconnaissent l’impact de la conjugalité mais ne s’accordent pas quant à la temporalité du changement. Pourtant, la rencontre conjugale est peut-être l’événement familial pouvant donner lieu à la bifurcation alimentaire la plus importante : elle confronte voire met en commun, sur un laps de temps court, deux alimentations potentiellement très différenciées. L’observer permet donc une meilleure prise en compte du cycle de vie alimentaire, d’autant que le couple semble connaître davantage une mutation (Bergström et al., 2019 ; Maillochon, 2001) qu’une réelle perte de popularité .

Or, parmi les différences alimentaires entre partenaires  , celles liées au genre sont probablement les plus importantes. Le genre, « système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin) » (Bereni et al., 2012, p. 10) produit la distinction des pratiques et représentations alimentaires, selon qu’elles sont considérées comme davantage « féminines » ou « masculines ». Hommes et femmes « n’entretiennent pas le même rapport aux aliments et à leur préparation » (Saint Pol, 2008, p. 3) et ont des consommations assez différentes . Les alimentations produisent donc les masculinités et féminités ainsi que leur hiérarchisation (Sobal, 2005). Le paradoxe d’alimentations genrées et pourtant confondues quasiquotidiennement dans le couple doit donc être étudié : le couple favorise-t-il un rapprochement de des alimentations genrées, et si oui, selon quelle(s) logique(s) ? Le genre est-il construit dans les interactions alimentaires conjugales ? Par ailleurs, la notion de « genre » permet de dépasser l’idée d’une simple différenciation essentialiste (entre « masculin » et « féminin ») pour lire un rapport inégal entre des pratiques et les personnes qui les réalisent, et penser les rapports conjugaux non comme des « négociations » entre égaux, de « relations pures » (Giddens, 2004), mais comme des tractations conflictuelles dans lesquelles les hommes entrent porteurs d’avantages matériels et symboliques, qu’il est intéressant de définir. Cette approche permet enfin d’expliquer les pratiques des un·es par le rapport à l’autre.

Outre les consommations différenciées, les normes spécifiques à la sphère conjugale (Singly, 2007, Chapitre II, p. 50) influencent le travail domestique alimentaire, comme le suggère la littérature sur la répartition genrée des tâches domestiques. Les travaux fondateurs ont montré que les femmes se chargent par devoir plus que les hommes de ces tâches peu reconnues (Friedan, 1963 ; Delphy, 2008 ; Kergoat, 2000) et dont l’importance économique est ignorée (Chadeau et Fouquet, 1981) . Depuis ces premiers travaux, le féminisme a diffusé une norme égalitariste concernant la répartition des tâches domestiques. Malgré cela, leur inégale prise en charge se réduit très lentement (Ricroch, 2012) , et moins du fait de l’investissement des hommes que de la diminution du temps domestique des femmes, favorisée par la dévalorisation des ces tâches, l’amélioration de l’équipement ménager et l’investissement professionnel des femmes. Ceci pose la question des ressorts de cette inégale répartition : articulation avec la sphère professionnelle (Singly, 2004), marquage genré de certaines tâches (Zarca, 1990), socialisations familiales propres à transmettre des appétences et compétences spécifiques (Brugeilles et al., 2002 ; Zegaï, 2010 ; Court et al., 2016), etc. Pour leur part, les tâches alimentaires sont majoritairement assurées par des femmes (Ricroch, 2012) et considérées comme « féminines », associées au rôle maternel et d’épouse. Dans un ouvrage fondateur, Marjorie DeVault (1994) montre ainsi que la gestion des repas dépasse l’enjeu de sustentation pour produire l’entité familiale en reconnaissant les membres de la famille, rendant l’activité complexe et exigeante. Le travail de Daniel Miller (1998) montre quant à lui comment les courses demandent aux femmes de produire de l’amour à travers un travail sacrificiel d’attention aux autres, qui rend difficile sa qualification comme « travail ». En contradiction partielle avec ce travail d’attention, les femmes sont aussi en charge de la surveillance nutritionnelle et de l’éducation alimentaire (Brembeck, 2006 ; Ristovski Slijepcevic et al., 2010). Ainsi, le rapport au travail alimentaire est genré, comme le montrent des travaux portant aussi bien sur les femmes (DeVault, 1994 ; Murcott, 1983 ; Mennell et al., 1992) que sur les hommes qui cuisinent (Daniels et Glorieux, 2017 ; Tamarozzi, 2012). Les comportements actuels suivent encore en partie ce modèle « traditionnel » .

Parmi ces tâches, la cuisine connaît toutefois un statut ambigu favorable à l’entrée des hommes. En effet, sa version professionnelle est depuis longtemps masculinisée (Marie, 2014 ; Bourelly, 2010), conduisant à la différenciation entre une « petite » cuisine quotidienne aux exigences peu reconnues, domestique, féminisée et considérée comme « féminine », et une « grande » cuisine, de loisirs ou professionnelle, davantage masculinisée et considérée comme « masculine ». De même, s’opposent dans les représentations une « petite » cuisine domestique quotidienne et une « grande cuisine » domestique idéale car peu contrainte (Dussuet, 1997, p. 33 ; Kaufmann, 2005).

Décrire l’intégration conjugale alimentaire

Nous souhaitons donc étudier la construction de l’alimentation conjugale. Les travaux de Jean-Claude Kaufmann suggèrent que celle-ci pourrait avoir lieu au cours de l’ « intégration ménagère », qui « consiste à mettre en commun les tâches du ménage, à ce que l’individu s’insère dans une organisation collective » (2014, p. 78). Si celui-ci a décrit ce processus concernant la gestion du linge, révélant la présence et l’usage d’une machine à laver le linge comme un indice de l’avancée dans la conjugalisation, ce processus n’a pas été caractérisé sur le plan alimentaire. Ainsi, nous souhaitons observer le caractère spécifique de ce que nous appellerons l’«intégration conjugale alimentaire », c’est-à-dire le processus par lequel les partenaires mettent en commun une partie importante de leurs activités domestiques alimentaires et construisent un « nomos conjugal » (Berger et Kellner, 2007) alimentaire, ou monde de représentations alimentaires communes, avant de regarder la façon dont le genre se reproduit par ce processus.

Décrire ce processus d’intégration conjugale alimentaire nécessite d’abord d’en distinguer les étapes et la temporalité, alors que la sociologie du couple observe encore trop rarement l’influence de l’âge du couple sur la forme des interactions conjugales. En réponse à ces manques, le travail d’Emmanuelle Santelli (2018) invite à considérer l’évolution des relations conjugales au cours du temps. Cherchant à typifier le fonctionnement conjugal au prisme de l’importance donnée à l’entité conjugale (le « nous ») par rapport à l’individu (le « je »), l’auteure évoque le passage de la relation amoureuse stable (qu’elle nomme « couple établi ») à des situations plus institutionnalisées telles que le partage d’un logement commun, le mariage ou encore la fondation d’une famille (qu’elle désigne comme couple « qui s’installe »). Jean-Claude Kaufmann (2017, chapitre IV) distingue pour sa part des étapes conjugales successives selon le degré de reformulation identitaire que le couple procure. Reprenant cette piste, nous souhaitons observer, par le biais alimentaire, les transformations conjugales au cours du temps conjugal. Ainsi, quelles sont les tâches et activités alimentaires mises en commun en priorité ? À quelle vitesse cette mise en « commun » favorise-t-elle une prise en charge routinisée de certaines activités par un·e seul·e des partenaires ? Ce cycle varie-t-il selon les appartenances sociales, à commencer par l’âge ?

Une étape cruciale de l’intégration conjugale est probablement la mise en cohabitation conjugale – définie comme l’entrée dans une même résidence principale de deux partenaires, et que nous nommerons « installation ». L’installation est aujourd’hui un moment de définition de l’identité conjugale (Faure-Rouesnel, 2004), officialisant le couple parfois plus que le mariage (Bouchet-Valat, 2015, p. 714), redéfinissant l’image réciproque des partenaires (Berger et Kellner, 2007 ; Giraud, 2017) et le sens de la relation conjugale. Ainsi, Emmanuelle Santelli (2018) montre que dans l’amour cohabitant, qu’elle qualifie d’ « amour conjugal », s’ajoutent aux dimensions habituellement propres à l’amour (amitié, passion et désir), celle de la réalisation de soi par le couple. Se développe aussi la dimension amicale, et, pour une partie des couples, les dimensions passionnelles et désirantes décroissent. L’installation dans un même logement pourrait aussi constituer, pour de nombreuses personnes, la fin d’une période de moindre engagement conjugal et le début de l’entrée dans la période de production de la famille (Santelli, 2019).

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Table des matières

Introduction
I. L’alimentation familiale : des consommations et tâches genrées
II. Décrire l’intégration conjugale alimentaire
III. Quelles spécificités chez les jeunes adultes ?
IV. Problématique
V. Méthodologie
VI. Corpus
VII. Plan du mémoire
Chapitre 1 – De la rencontre à la cohabitation : étapes et supports de l’intégration conjugale alimentaire
I. Une intégration conjugale alimentaire précoce
1. Des activités alimentaires intégrées car valorisées socialement
2. La naissance du couple autour des activités alimentaires dès la fréquentation
3. Une première caractérisation de l’autre
II. L’installation, déclencheur principal de l’intégration domestique alimentaire
1. Du simple partage des repas à la « fièvre culinaire »
2. Les normes alimentaires de la conjugalité cohabitante
III. Consommations, travail et ressources alimentaires : différents rythmes d’intégration sur le long terme
1. Les contenus : de la mise en commun à la réaffirmation de territoires individuels
2. Le travail alimentaire : une délégation des tâches croissante
3. Des ressources financières tardivement mises en commun
Conclusion
Chapitre 2 – La détermination des pratiques communes : la socialisation conjugale comme facteur d’intégration sociale ?
I. Adopter des pratiques communes : du compromis à la socialisation conjugale
1. Un processus inconscient et peu négocié
2. Accords tacites, négociations ou impositions ?
3. La socialisation conjugale ou la (re)qualification conjointe des pratiques
II. Une socialisation conjugale interdépendante de l’intégration sociale des jeunes adultes
1. Devenir adulte : de nouvelles conditions d’existence et appartenances
2. Devenir adulte : la réappropriation des pratiques familiales d’origine
3. Une socialisation conjugale vectrice de l’appropriation des recommandations nutritionnelles publiques ?
Conclusion
Chapitre 3 – La répartition des tâches et la production des « arrangements alimentaires »
I. La répartition des tâches de gestion alimentaire
1. Conjugalité cohabitante et délégation des tâches
2. Qui fait quoi ? Les ressorts de la répartition et la fabrication conjugale du sentiment de justice
II. La stabilisation des rôles et pratiques au sein d’arrangements alimentaires : une typologie
1. La cuisine comme passion valorisée
2. L’alimentation comme gestion consensuelle : un partage des tâches subtilement inégalitaire
3. La gestion des divergences : des conversions aux sécessions
Conclusion
Chapitre 4 – Une transformation du genre dans les consommations et tâches alimentaires ?
I. Les consommations : attentes différenciées et marquage genré des aliments
1. Des injonctions corporelles assez nettement opposées
2. Les préoccupations de santé : la restriction diététique contre la cuisine « maison»?
3. Le marquage genré des aliments
4. Le menu conjugal rapproche donc les consommations au prix de spécialisations
II. La gestion alimentaire : quelle implication des hommes ?
1. Les ressorts « traditionnels »
2. conduisent à des prises en charge souvent genrées
Conclusion

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