Une prise de conscience politique
Instaurer la mixité dans les écoles n’a pas permis de résoudre les différences éducatives qui ont subsisté entre les sexes. Et malgré les efforts de co-éducation, la société, et plus particulièrement le système scolaire, semble faire perdurer un « ordre sexué », pour reprendre une expression de Nicole Mosconi, « dans lequel les groupes de sexe sont dans un rapport de pouvoir, l’Un (les garçons, les hommes) dominant l’Autre (les filles, les femmes) » . Face à ce constat, les pouvoirs publics ont tenté de légiférer les pratiques de différenciation entre les sexes qui ont cours à l’école de la République, représentante directe et organe prosélytique par excellence des courants de pensée d’un gouvernement. Ainsi, peut-on lire dans le Code de l’Éducation, instauré par Lionel Jospin en 1991, un certain nombre d’articles mentionnant l’égalité de traitement entre les sexes.
Langue et société : une tentative de définition des différents processus de différenciations des sexes
Un vocabulaire notionnel épars
Le langage est fondé sur des formules figées, des automatismes, des tournures rebattues utilisés pour mettre à distance une réalité par le biais de la dérision. Ces segments langagiers, nous les nommons stéréotypes, lieux communs, idées reçues ou encore clichés sans distinction particulière. Néanmoins, à l’aune de leur construction historique ces figures rhétoriques recoupent des réalités légèrement différentes. Le cliché, notion née au XIXe siècle, est intrinsèquement lié au concept alors en vigueur dans l’enseignement littéraire : l’apprentissage par la répétition, le « recopiage » des modèles de discours. A force d’être réutilisées en vue d’une instruction, les figures de style (métaphore ou comparaison par exemple) deviennent des phrases figées, des clichés dont on se lasse. « L’imitation est la souillure inévitable et terrible qui guette les livres trop heureux : (…) les images nouvelles sont devenus des clichés », écrivait en 1899 Rémy de Gourmont dans Esthétique de la langue française. Dans le langage courant, le cliché désigne ces phrases toutes faites répétées à l’envi. Par exemple, « Les filles sont toujours longues à se préparer », « Les hommes sont incapables de lancer une machine à laver ». Parallèlement, et dans une dynamique de sens très proche, le lieu commun, toujours défini par Rémy de Gourmont, « est plus et moins qu’une banalité : c’est une banalité, mais parfois inéluctable ; c’est une banalité, mais si universellement acceptée qu’elle prend le nom de vérité. »
A l’inverse du cliché, qui se présente comme une codification visible du monde, le lieu commun opère de manière plus détournée, plus imperceptible. A ne pas confondre toutefois avec le concept d’idées reçues, auxquelles on se soumet « non comme à des vérités, mais comme au pouvoir », tel que le définit Mme de Staël, dans De l’Allemagneen 1810. Nous nous y soumettrions donc volontairement.
Enfin, la notion de stéréotype a été fondée par le journaliste Walter Lippmann pour qui notre conception du réel était nécessairement filtrée par des médiums : des images, des représentations culturelles préexistantes. Créée à l’origine pour comprendre les phénomènes de racisme selon Nicole Mosconi, la notion de stéréotype « désigne les croyances qui tendent à attribuer à un groupe dominé des caractéristiques dévalorisantes pour légitimer, expliquer et justifier sa position dominée » . Une conception que soutiennent Ruth Amossy et Anne Herschberg dans leur ouvrage Langue, discours, société (3e édition).
Le stéréotype pour se construire : un recours obligatoire
Favorisée par les médias, la presse, la littérature de masse et plus largement tous les lieux de transmission d’un savoir, la construction de soi est le fait d’un apprentissage social, inhérent à la notion de stéréotype. Car comme le justifie Solomon Asch, « les impressions simplifiées sont un premier pas vers la compréhension de l’environnement et l’établissement de vues claires et signifiantes » . Et Ruth Amossy et Anne Herschberg de poursuivre : « Elles permettent en effet d’ordonner la confusion que provoquerait la saisie simultanée de nombreux détails » .
Pour autant, on pourrait argumenter que le fait de percevoir, d’observer le monde pourrait permettre de mettre à distance dans un second temps ces stéréotypes qui nous ont permis initialement de construire nos représentations du monde. Cependant, Walter Lippmann affirmait que ce que nous percevons est toujours modelé par les images que nous avons en tête : nous voyons ce que notre culture a au préalable défini pour nous. Qui que nous soyons, nous peinons donc à nous abstraire de cette construction sociale et omniprésente de notre identité individuelle, qui plus est pour les jeunes enfants pour qui la distanciation est un concept des plus difficiles à percevoir. Pour Ruth Amossy et Anne Herschberg, On n’échappe jamais complètement aux idées reçues, aux préjugés, non plus qu’aux stéréotypes. C’est ouvrir une problématique de l’impensé, à l’égard d’un sujet qui n’est plus le cogitoclair à soi-même, mais un sujet situé dans la société et dans l’histoire .
Est-ce à dire que nous ne pourrons jamais nous détacher des stéréotypes, et dans notre cas précis des stéréotypes genrés ? La distinction apportée par Georges Schadron, Jacques Philippe Leyens et Vincent Yzerbyt entre stéréotype comme produit et stéréotypisation ou stéréotypage comme processus apporte une certaine lumière au problème :
Nous insistons sur la distinction entre les stéréotypes – le contenu social – et la stéréotypisation – le processus individuel qui prend place dans un contexte social et qui est modelé par lui. Les gens peuvent se passer de certainscontenus spécifiques mais pas du processus .
Ainsi, nous ne pouvons comprendre le monde sans avoir recours au processus destéréotypisation, mais nous pouvons tout du moins mettre à distance les stéréotypes, c’est-à-dire le contenu, auxquels nous faisons face. Une question subsiste : comment parvenir à ne pas reproduire si possible ces stéréotypes genrés dans le terrain de la transmission scolaire et plus spécifiquement dans les temps de lecture des ouvrages destinés aux enfants ? Car comme l’avancent Carole Brugeilles, Isabelle Cromer et Sylvie Cromer, Les albums visent certes à familiariser l’enfant avec l’écrit, à la distraire, à stimuler son imagination, mais surtout à accompagner sa découverte du monde, du corps et des émotions, des relations familiales et avec autrui, à encourager l’apprentissage de valeurs, en un mot à favoriser la socialisation et l’intériorisation de normes .
Les albums de jeunesse semblent donc être les médiums palpables, visibles, manipulables de la compréhension du monde par les enfants. Tout comme pour l’adulte, le processus de stéréotypisation est essentiel pour appréhender ce qui l’entoure, l’album peut être défini comme tel pour les enfants : un processus de stéréotypisation pour se sociabiliser, se définir et se construire. « L’album a ainsi un rôle initiatique de premier ordre : premier livre, il répond à laquête de sens de l’action humaine » .
Transmettre une culture de l’égalité (vie de classe, étude d’albums et jeu de rôles) Face aux différents constats énoncés précédemment, il nous est apparu intéressant de nous questionner sur l’attitude à adopter en classe en tant qu’enseignante, tant du point de vue des apprentissages à transmettre que dans la manière d’enseigner. Nous avons donc souhaité soumettre aux élèves un album de jeunesse volontairement engagé dans le débat autour des interdits sociaux implicites liés au genre, afin de faire émerger par le biais d’un travail autour de la compréhension littéraire, les représentations fortuites auxquelles les élèves sont confrontés. Notre séquence d’apprentissage s’est donc principalement appuyée sur l’album Boucle d’ours, de S. Servant. D’autres temps de questionnement autour des représentations genrées se sont agrégés à cette séquence : soit lors de la vie quotidienne, soit lors de séances à visée philosophique, soit en organisant des échanges autour de supports littéraires lus en classe entière mais ne faisant pas l’objet d’une étude approfondie.
Un terrain propice ?
Avant de débuter l’étude de l’album Boucle d’ours, nous avons mené de manière informelle un relevé des différentes prises de position des élèves. Tout d’abord, il était primordial de s’assurer que les enfants savaient s’identifier comme être de sexe féminin ou de sexe masculin.
Pour cela, nous avons, la semaine précédant la première séance de la séquence, organisé un petit jeu avant chaque descente à la cantine : d’une fois sur l’autre, il était demandé aux garçons ou aux filles de sortir en premier de la classe pour mettre leurs manteaux. Hormis quelques enfants en difficultés (soit langagières car allophones, soit liées à la compréhension en générale d’une consigne), le groupe classe s’est toujours bien acquitté de cet exercice. Il semblait n’être nullement difficile pour les élèves de s’identifier comme garçon ou fille. Pour conclure, afin d’éviter d’instaurer un système de concurrence entre les sexes, nous avons, une fois le recensement fait, transformé le jeu à partir d’autres critères de sélection, notamment les couleurs des vêtements.
Nous avons aussi pris le temps de mener un autre relevé: celui des préférences de couleurs chez les enfants. A chaque temps calme, après le déjeuner, je distribue aux élèves des verres colorés pour boire. Très tôt, il a été remarqué que les enfants refusaient certains verres en fonction de leur couleur. Ces refus étaient davantage émis par les filles (6) que par les garçons (1).
Les filles souhaitaient boire dans un verre rose, tandis que le garçon en question refusait de boire dans un verre rose. Pour les autres enfants, la couleur du verre semblait leur être indifférente.
Nous avons donc veillé chaque jour à ne pas toujours proposer à chacun des sexes une couleur stéréotypique de leur genre.
Ces deux premiers états des lieux des pensées des élèves nous montrent que déjà, à cet âge où ils construisent pleinement leur identité sociale et sexuée (vers 3-4 ans), les diktats sociaux genrés constituent des repères d’auto-définition pour eux.
L’album Boucle d’ours, une mise à distance des conventions vestimentaires genrées
Le recours à la pédagogie de l’écoute pour libérer la parole
Lors de la construction de cette séquence (cf. Annexes), il était primordial que la parole des enfants puisse être libre de toute emprise par rapport à celle de l’enseignante. Nous ne voulions surtout pas que les enfants nous renvoient ce que nous attendions d’eux, c’est-à-dire qu’ils donnent la « bonne réponse » sans chercher à exprimer ce qu’ils ressentent ou pensent.
Nous avons donc fait le choix de proposer des temps de compréhension de l’album calqués sur la pédagogie de l’écoute de Pierre Péroz en essayant de respecter autant que faire se peut les principes de questionnement collectif, de clarté cognitive, de répétition, d’exhaustivité et de nonréponse. Afin de ne pas induire à nouveau des représentations chez les élèves, nous avons opté pour une lecture du texte uniquement, sans montrer les images.
Chacune des séances d’analyse du texte reposait sur le même déroulé, que l’enseignante adaptait en fonction des capacités cognitives des élèves. Une première partie consistait à mettre en perspective le réseau de lecture des élèves à partir du titre de l’album : nous avions lu l’histoire de Boucle d’orlors de la première période. Ensuite, nous lisions le début de l’histoire pour faire émerger le cadre narratif : les personnages, le lieu, l’action principale. Nous nous arrêtions donc au moment où Papa Ours refuse que son fils se déguise en Boucle d’ours pour le carnaval de la forêt, sans expliquer pour autant les raisons de son refus. L’objectif ici était de voir si les enfants arriveraient par eux-mêmes à la conclusion implicite qu’un garçon, selon Papa Ours, ne peut pas porter de jupe. La troisième partie donnait à entendre la fin de l’histoire avec l’analyse de l’élément de résolution : l’arrivée du Grand Méchant Loup, qui, bien que viril et très masculin, porte le costume du Petit Chaperon Rouge ; élément que les enfants devaient verbaliser. Enfin, nous terminions par un temps d’expression plus personnelle où les enfants se mettaient à la place des personnages et s’interrogeaient sur les actions qu’ils auraient faites. Pour mieux donner à voir la partie d’analyse qui va suivre, nous avons retranscrit deux de ces entretiens en annexes. Nous nous appuierons bien évidemment dessus.
Une conception classifiée du monde, a prioririgide
Selon Dominique Moret, dans son analyse Les stéréotypes dans la littérature enfantine, le jeune enfant de 3 – 4 ans « est capable de classifier un nombre important d’objets ou d’activités comme étant masculins ou féminins. Pourtant cette donnée n’est pas stable ainsi par exemple un homme vêtu d’une robe est une femme et redeviendra un homme en changeant de tenue » . Cette manière que les jeunes enfants ont de percevoir le monde à l’aune de leur propre classification, classification qui plus est faite sur des critères d’apparence, est dans un premier temps très intéressante concernant notre objet d’étude, puisque l’intrigue ne repose que sur le travestissement : des protagonistes masculins se déguisent en personnages féminins et une figure féminine se costume en personnage dont le métier est perçu comme masculin (chef de chantier).
Si nous analysons les réactions des élèves, il est parfois apparu difficile pour certains d’entre eux de comprendre que le personnage qui souhaitait se déguiser en Boucle d’ours n’était pas une fille mais bien un petit garçon. Par exemple, Jeanne s’est d’abord exclamée : « En fait, bin la maman ours », avant de se reprendre : « le petit ours, eh bin il se déguise en Boucle d’ours ». De même pour Joseph : « Il veut pas que la, le garçon il prend les couettes ». Ce recours spontané au genre féminin montre bien que pour les enfants, le vêtement jupe définit le sexe de celui qui la porte. À ce stade de la séquence, le principe du travestissement s’insérait parfaitement dans la Zone Proximale de Développement des enfants. Il leur fallait comprendre qu’il recèle en lui une part d’implicite (une identité secrète) caché derrière une part d’explicite (une identité donnée à voir). Toute la difficulté pour les élèves était donc de ne plus se référer uniquement à un signe extérieur, ici la jupe, pour définir l’identité d’un personnage. Toutefois, le fait d’avoir enlevé dans un premier temps l’accès aux illustrations a facilité cette compréhension. Nous avons pu le voir en comparaison avec les élèves de la classe voisine, à qui j’ai également lu le texte mais avec les images cette fois-ci. Il était plus difficile pour les enfants de s’abstraire du fait que le personnage, dont il voyait visuellement qu’il portait une jupe, n’était pas une fille.
Dans le même esprit, il est intéressant de noter que l’une des premières réactions des enfants concernant le fait que Petit Ours se déguise en Boucle d’ours fut d’émettre l’hypothèse que le personnage souhaitait devenir une fille (cf. Annexes, 3.1, Jeanne 4). L’idée que Petit Ours se soit déguisé en personnage féminin par plaisir, par jeu ou par esprit du grotesque, « pour faire une blague » comme le diraient les élèves, n’a jamais été évoqué. Leur conception du travestissement semble donc assez terre à terre, voire naturel. Il est d’ailleurs amusant de noter que c’est cette même enfant, Jeanne, qui a la première, et avant même que le texte ne le signale, verbalisé l’implicite derrière l’interdiction paternelle : « Parce qu’il ne veut pas que son petit, il se déguise en fille ». Une interdiction consentie par l’ensemble de la classe.
Durant toute la première partie de la lecture, c’est-à-dire avant l’arrivée du Grand Méchant Loup, les enfants ont tous approuvé la position du père ; ou tout du moins aucun enfant ne l’a remise en question. Plusieurs remarques des élèves abondaient dans son sens : « Dans l’histoire, ils ont dit que c’est pour les filles. » (cf. Annexes, 3.2, Charlie 11) ou « Il a dit qu’il ne peut pas se déguiser en fille, parce que lui il est un garçon et les garçons, ça ne se déguise pas en filles » (cf. Annexes, 3.1, Jeanne 7). Cette non-défiance par rapport au comportement du père peut s’expliquer de deux manières. Tout d’abord, les adultes, qui plus est les parents, sont les garants aux yeux des enfants de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Ils représentent la loi. Il est donc très difficile pour eux de mettre en doute leur parole de manière spontanée (cf. Annexes, 3.1, M.40). De plus, ce n’est pas encore un comportement naturel pour ces jeunes enfants de prendre une certaine distance par rapport à un livre. On peut le voir avec la remarque faite par Charlie précédemment. Si le livre le dit, c’est que cela doit être vrai. L’esprit critique des enfants est encore en pleine mutation. D’ailleurs, après quelques minutes de discussion et à l’aune de la situation finale du livre (Papa Ours, le Grand Méchant Loup et Petit Ours finissent tous déguisés en personnages féminins), la plupart des enfants se sont rapidement rétractés et ont réussi à changer leur point de vue : ils finissent par trouver cela tout à fait normal que chacun se déguise comme il le souhaite. « Parce qu’on a envie de faire ce qu’on veut avec un déguisement » affirme à ce propos Elio (cf. Annexes, 3.1, Elio 27). Toutefois, certains enfants restent fermes sur leur position, comme ce fut le cas pour Joseph et Manon par exemple. A la question « Un petit garçon peut-il porter une jupe ? », Joseph apporte une réponse catégorique : « Il n’a pas le droit », appuyée sur une justification uniquement genrée : « Parce qu’on n’est pas une fille ». Selon Dominique Moret, c’est justement « à cette période (3-4 ans), [qu’]on observe une certaine rigidité vis-à-vis des stéréotypes de genre. Les transgressions sont considérées comme inacceptables ainsi un garçon choisissant un crayon rose pour dessiner viole les conventions sociales de genre » . Or, les enfants de cette classe de moyenne section sont justement à la jonction entre la tranche d’âge de l’inflexibilité (3-4 ans) et celle de la compréhension que l’appartenance à un sexe est stable (5-7 ans). Leurs différences de réaction par rapport au comportement de Petit Ours peut donc s’expliquer par le fait qu’ils sont en train de grandir et de mûrir.
Cependant, pour continuer sur les réactions des enfants, un comportement particulier mérite d’être souligné. Si nous prenons les réponses de Manon, nous pouvons remarquer que si l’interdiction concernant le fait de porter un vêtement qui n’est pas stéréotypé de son genre est levée, l’enfant ne concède pas pour autant qu’il va s’autoriser à le faire.
Le recours au ludique pour dépasser les réticences
Si la première séance de mise en jeu a mis en lumière quelques réticences chez les élèves, la seconde a permis de lever les inhibitions. Prenons notamment le cas de Joseph. Comme nous pouvons le voir dans la retranscription en annexes (4, Tour 2), son refus était double : à la fois, il ne voulait pas faire Maman Ours, un personnage féminin, mais il refusait aussi de jouer le Grand Méchant Loup, en raison de la jupe. Malgré une négociation lui proposant de jouer le loup sans la jupe, Joseph n’a voulu interpréter aucun des quatre personnages durant la séance. Néanmoins, lors de la seconde séance de répétition avec les accessoires et costumes au complet, c’est-à-dire avec l’arrivée des couettes blondes et des masques de loups et d’ours fabriqués par les enfants, Joseph a bien voulu interpréter le Grand Méchant Loup, et ce avec toute la panoplie du costume. Il y a fort à parier que l’effet de groupe l’a stimulé et lui a permis de dépasser ses appréhensions. Le côté ludique et le fait de voir d’autres enfants, qui plus est moteurs du groupe (tel Axel jouant le rôle de Petit Ours), porter des jupes ont été de vrais leviers. D’ailleurs, à la fin de cette seconde répétition et lors de la représentation, plus aucun enfant n’a refusé de jouer un rôle quel qu’il soit.
Du travestissement moqué à l’acceptation bienveillante, voire désirée
Mardi gras : une journée pour prendre le pouls
Ayant choisi notre album de Boucle d’ours intentionnellement en lien avec le carnaval de Mardi gras, nous avons eu la chance de voir que l’équipe pédagogique a appuyé notre projet en consentant à renouveler comme l’année précédente une journée « Déguisements » dans l’école.
Chacun, enfant comme adulte, était invité à venir déguisé à l’école. Il a été intéressant pour notre sujet de voir les déguisements choisis par les uns et les autres. À nouveau, peu de surprises ont été au rendez-vous : pratiquement toutes les petites filles sont venues parées de robes de princesses (Cendrillon, Reine des Neiges, Blanche-Neige et autres) et les petits garçons ont revêtu leurs plus beaux atours guerriers (Chevalier, Dark Vador, Iron-Man et autres Avengers), mais aussi des costumes certes plus neutres, quoique marqués par la stéréotypie de genre (Cosmonaute, Dragon, Tigre, Ours Polaire, Magicien). Il est assez stupéfiant de noter la diversité des costumes chez les petits garçons, face à l’uniformité chez les filles. À nouveau, seule Hortense s’est volontairement démarquée de ses petites camarades en arborant fièrement son costume de pompier.
Une nouvelle chance nous était donnée d’observer les choix faits par les élèves, en organisant en regroupement une « braderie des costumes » pour ceux qui en étaient dépourvus. Nous avions dans notre caisse : des restes de déguisement de Boucle d’ours et des déguisements complets prêtés gentiment par certains parents. Ici encore, les comportements des enfants correspondaient aux conventions sociales : tous les petits garçons ont fait le choix de costume marqués comme masculins et toutes les petites filles se sont tournées vers des robes ou des vêtements roses.
Lors de cette journée festive, nous avons veillé à bien observer les comportements des enfants lors des temps plus informels : récréations, descentes et remontées dans les escaliers, temps de jeu en classe. D’importants moments nous ont sûrement échappé, toutefois aucun enfant n’a semblé faire de remarques à Hortense par rapport à son costume. Ni même Valéry, pour qui la réaction assez impulsive envers Charlie nous avait surprise.
Enfin, nous avions parié sur un dernier temps d’analyse pour juger de l’évolution des enfants par rapport aux stéréotypes vestimentaires genrés que nous venions de travailler : le temps « classe ouverte » de l’après-midi avec la classe voisine. Chaque vendredi, nous ouvrons après le temps calme la porte mitoyenne, favorisant ainsi pour les enfants un accès plus grand à certains jeux et permettant d’organiser des temps de « défis construction » pour favoriser la collaboration. Il est apparu pour Kenny, un enfant de la classe voisine, que mon costume était inapproprié. En effet, je portais un costume de Batman alors que j’étais une fille. Avant que je ne puisse répondre à cet enfant, un de mes élèves, Joseph, s’est chargé de lui expliquer que « dans notre classe, on s’habille comme on veut ». Si cette réflexion est assez positive quant à l’importance de la tolérance que nous avons souhaité mettre à profit auprès des enfants, elle nous interroge tout de même sur ses limites. N’est-ce que dans l’espace classe que les enfants conçoivent qu’ils peuvent s’habiller comme ils le souhaitent ou ont-ils à l’esprit qu’il leur est possible de s’habiller aussi comme ils le souhaitent en dehors ? À cette question, il nous sera difficile de répondre. Toutefois, nous tenterons de le faire lors des débats d’idées que nous avons eu avec les élèves, comme nous l’expliquerons un peu plus loin.
Faire du travestissement un loisir ordinaire
Face aux différents constats que nous avions faits lors de la journée Mardi gras, il nous a semblé intéressant de normaliser les temps de travestissement pour essayer de dégager de nouvelles pistes de réflexion. Est-ce que les comportements des uns et des autres changent si les costumes à disposition n’ont plus de caractère exceptionnel ? Nous avons donc, à chaque temps de classe ouverte de la période quatre, mis à la disposition des enfants les restes de costumes de Boucle d’ours. Malheureusement, le test était légèrement biaisé car nous avions une robe et trois jupes roses contre une casquette bleue. Nous cherchons aujourd’hui encore des costumes dont les parents ne souhaiteraient plus pour être mis à la disposition de la classe afin de diversifier les propositions. Toutefois, il est assez intéressant de remarquer que ces quatre costumes ont rencontré un franc succès auprès des petites filles des deux classes mais surtout auprès des petits garçons. Le premier jour, un élève de notre classe a enfilé une jupe rose. Un de ses camarades de la classe voisine est très rapidement venu me « dénoncer » le petit garçon en signalant qu’il portait une jupe et qu’il n’avait pas le droit. À nouveau, je me suis appuyée sur les élèves de ma classe pour argumenter autour des autorisations et des interdictions en matière de vêtements. Le même processus s’est répété de nombreuses fois pendant les deux premiers jours. Chaque enfant venait soit me signaler le comportement du camarade porteur de la robe ou jupe, soit m’interroger sur la véracité de l’autorisation : est-il vraiment possible de porter une jupe quand on est un garçon ?
Un bon tiers des petits garçons de la classe voisine ont voulu essayer les costumes en question, se sont même parfois chamaillés pour cela. La première conclusion positive que nous pouvons tirer de cette courte expérience est que la tolérance, voire la bienveillance par rapport au port d’un vêtement stéréotypé comme féminin semble s’être répandue entre les deux classes. Même des élèves de notre classe pour qui cela avait été difficile au départ (Manon, Joseph, Valéry, Jeanne) semblent en faire peu de cas. Il est toutefois à noter aussi que nos élèves ont semblé lassés des costumes, qu’ils avaient déjà beaucoup expérimentés. À nouveau, il apparait judicieux lors de la prochaine période de renouveler le stock de costumes, avec des éléments aussi socialement stéréotypés comme masculins afin de prendre le pouls de manière plus globale de l’évolution de l’état d’esprit des enfants.
La mère, parent catalyseur
À la lecture d’un autre ouvrage,Catalogue de parents – pour les enfants qui veulent en changer de Claude Ponti, une subtilité que nous pressentions depuis le début de l’année nous est clairement apparue. Afin de mieux en comprendre le déclencheur, il nous faut remonter à la deuxième période de l’année. Dans l’objectif d’étudier avec les enfants les animaux de la forêt, ma binôme décide de montrer aux enfants le dessin animé Bambi. Lors du visionnage des premières vingt minutes du film, une rumeur s’est répandue dans la classe : « Elle est où la maman de Bambi ?
Elle a disparu ? Elle l’a abandonné ? », questionnaient-ils dès que la mère était hors champ. Quoique nous ayons en tête que l’angoisse de l’absence du référent maternel puisse être très présente chez le jeune enfant, nous ne nous doutions pas qu’il serait aussi fort et collectivement partagé dans la classe. Or, pour revenir à la lecture de notre catalogue, cette omniprésence de la mère nous a à nouveau frappé. Pour nos jeunes élèves, malgré la présence du père sur la plupart des illustrations, les enfants n’étaient attirés que par la manière dont étaient représentées les mères. Les pères étaient complètement évincés. Un phénomène que nous ne pouvons expliquer par la non-présence de figure paternelle auprès de nos élèves, puisqu’autant de pères que de mères amènent ou viennent chercher leurs enfants dans notre classe.
Conjointement, nous étudiions en lecture suivie sans image le conte du Petit Poucet. À la fin des huit séances de lecture, nous avons, avec ma binôme, interrogé chaque enfant un par un pour réaliser une évaluation sommative sur leur compréhension de l’écrit, avec supports visuels des personnages de l’histoire. Dans l’ensemble, cet exercice a été très bien réussi et peu de contresens ont été faits. Néanmoins, du point de vue qui nous intéresse pour cette étude, il s’est avéré, outre les disparités de niveau entre élèves, que peu d’entre eux ont retenu la présence dans l’histoire du père (6 sur 20 seulement). Plus alarmant, deux enfants ont d’ailleurs rendu la mère du Petit Poucet responsable de son abandon. Or, dans le texte, il s’agit bien de l’inverse : le père souhaite abandonner les enfants, la mère s’y oppose. Outre la remise en cause que nous devrions opérer par rapport à notre séquence, il est assez intéressant de voir que lorsqu’il s’agit des référents parentaux, seule la mère catalyse toute l’attention des enfants. Une problématique qui n’est pas sans nous rappeler ce que nous évoquions en première partie : la surreprésentation de la femme dans les albums de jeunesse du point de vue uniquement maternel. Néanmoins, pour approfondir cette première observation, il est à noter que les enfants portent un regard encore plus accru sur les personnages maternels dans les albums : elles doivent toujours remplir un rôle protecteur et s’ils s’avèrent que l’enfant subit de mauvaises aventures, c’est à la mère d’y remédier.
S’initier au débat d’idées pour conscientiser les comportements genrés
La photographie, premier médium de projection de leurs propres actions
Pour le dernier jour d’école de la période où s’est tenue notre séquence, nous avons proposé aux élèves de découvrir un album documentaire, À quoi tu joues ? de M-S Roger. Nous avons donc pris en début de matinée un groupe de petits parleurs pour leur faire découvrir quelques unes des images de l’ouvrage puis en fin de matinée, nous l’avons lu en entier à l’ensemble de la classe. Dans cet album, la page de gauche est toujours une photographie représentant des enfants en situation de jeux. Ne figurent que des activités réputées pour leurs stéréotypes de genre (par exemple, dinette ou football) et bien sûr n’apparaissent sur les photos que des enfants correspondant au genre stéréotypisé en question. Mais lorsque nous déplions le rabat de la page de droite, une autre photographie dévoile un adulte du sexe opposé en train deréaliser de manière professionnelle l’activité en question.
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Table des matières
Remerciements
Sommaire
Introduction
Investir le genre en éducation (évolutions historiques, matériaux universitaires et influence éditoriale)
1.L’enseignement français : quelle évolution du sexe au genre ?
2.Langue et société : une tentative de définition des différents processus de différenciations des sexes
3.L’édition jeunesse, un monde régi par la nécessité économique et l’universalité
Transmettre une culture de l’égalité (vie de classe, étude d’albums et jeu de rôles)
1.Un terrain propice ?
2.L’album Boucle d’ours, une mise à distance des conventions vestimentaires genrées
3.L’apport du travail du corps pour dépasser les stéréotypes vestimentaires genrés
Réinvestir les apports pédagogiques(travestissement, littérature et débats d’idées)
1.Du travestissement moqué à l’acceptation bienveillante, voire désirée
2.Vers une évolution des mentalités en prise avec la représentation traditionnelle de la famille
3.S’initier au débat d’idées pour conscientiser les comportements genrés
Conclusion
Bibliographie
Annexes
1.Grilles d’observation et d’analyse spécifiques à la littérature jeunesse du programme d’accompagnement « Outils pour l’égalité entre les filles et les garçons »
2. Séquence d’apprentissage : Boucle d’ours (période 3)
3. Séances de langage autour de l’album Boucle d’Ours
4. Séance 4 : Répétitions en petits groupes
Résumé
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