Jeu d’acteurs, jeu d’influences ?
Pour comprendre cet espace, une dimension autre que la dimension géographique doit être prise en compte : celle du jeu des acteurs qui y interviennent. Ceux-ci sont multiples et ont chacun un agenda différent : il s’agit des exilés, mais aussi des passeurs qui les aident dans leur trajet, de l’Etat présent pour faire respecter le droit, et enfin des humanitaires.
Migrants ou clandestins, tous sont exilés
La figure « type » d’un exilé du camp du Dunkerquois est la suivante : homme, célibataire, entre 20 et 30 ans, d’origine Afghane, Iranienne, Irakienne, Syrienne ou Vietnamienne . Il y a toujours une dizaine de personne qui font exception, que l’on appelle « personnes vulnérables » dans le jargon associatif, car ils sont en minorités. Il s’agit des personnes de plus de 40 ans, des mineurs, des femmes et de quelques familles. Il y a aussi des personnes d’autres nationalités comme des Pakistanais, Palestiniens, Egyptiens, Marocains etc. Cette description, basée sur une observation non quantifiée, correspond à celle de Smaïn Laacher, sociologue au CNRS ayant conduit une recherche pour la Croix Rouge à l’époque du centre de Sangatte . L’âge des personnes présentes montre que le voyage effectué demande de l’endurance physique, il y a une claire sélection de ceux qui peuvent entreprendre le trajet.
Ces personnes sont présentes pour des raisons politiques, économiques ou sociales qui leur ont posé problème dans leur pays et qui les ont amenées à tenter leur chance pour sauver leur vie, sauver leur famille ou sauver leur liberté : ce que beaucoup appellent « avoir une vie ». La quasi-totalité de ceux présents dans le camp disent vouloir aller en Angleterre, à l’exception d’une ou deux personnes qui changent d’avis et qui partent pour l’Allemagne ou pour les pays Scandinave, ou encore qui décident de rentrer chez eux. Du fait de cette caractéristique de transit, le turn-over est important : une même personne reste rarement au delà d’un mois, en fonction des conditions de passage. Chaque soir, plusieurs personnes tentent de monter dans des camions, près des camps ou plus loi n, selon les endroits où les passeurs décident de les faire « passer ».
La raison de la présence des exilés est donc centrée autour de la volonté de continuer leur trajet, persuadés qu’un avenir meilleur les attend en Angleterre, où il conçoivent leur résidence futur. C’est pour cela qu’ils refusent de demander l’asile en France : du fait du Règlement de Dublin II , ils seraient liés à ce pays et pourraient y être renvoyés à n’importe quel moment par un autre pays d’Europe, comme la Grande-Bretagne. C’est le problème de plusieurs personnes en exil dont l’empreinte a été relevée sans leur accord dans un pays d’Europe (le plus souvent l’Italie ou la Grèce), où elles ne souhaitaient pas rester, du fait des conditions de vie catastrophiques ou pour des raisons personnelles. Ces personnes risquent, à leur arrivée en Angleterre, d’être renvoyées dans ces pays où elles ne désirent pas résider. Le pays qui fait exception est la Grèce, où il est à présent impossible de renvoyer des personnes, du fait du traitement inhumain qui est réservé aux étrangers.
Les exilés du Dunkerquois sont appelés les « migrants » par la quasi-totalité des associations dont les missions et les noms contiennent souvent ce terme. Cependant, nous ne les qualifierons pas de « migrants » dans ce mémoire, car cela ne représente pas vraiment la situation dans laquelle ils se trouvent. En effet, dans la langue française, cela représente historiquement une population provenant des anciennes colonies françaises ou de pays sous développés, venant pour travailler en France. Le terme « migrant » implique donc une situation sociale autre que celle présente sur les camps du Dunkerquois. Le terme « clandestin » ne correspond pas non plus à cette population, focalisant le regard sur l’aspect illégal et sombre de la personne, alors même que les exilés sont visibles de tous, en permanence contrôlés par l’Etat (à travers sa police), et ne peuvent pas être expulsés dans leur pays.
Les personnes présentes sur le Dunkerquois n’ont pas de « place » sociale, ni de lieu de vie : ils ont tout juste une identité qu’ils portent en eux depuis leur pays d’origine. Cette identité, selon Smaïn Laacher, nous enjoint à les nommer dans leur condition d’exilés, de personnes déracinées qui ont pris la décision de quitter leur pays, pour la plupart sans pouvoir revenir en arrière. Avant tout, il convient de les nommer « personnes », étant donné les efforts qu’eux-mêmes fournissent pour se retrouver et garder leur individualité, leur personnalité.
C’est pourquoi nous utiliserons ces deux termes, celui d’ « exilés », et celui de « personnes », tout au long de ce mémoire.
Passeurs, invisibles régulateurs
Il est toujours délicat de parler des passeurs et de la mafia. Les associations ne sont pas censées se préoccuper de l’existence de réseaux mafieux, et ce n’est pas non plus le sujet de ce mémoire. Cependant, il n’est pas possible de parler des camps et des exilés en ignorant ce phénomène qui prend une place importante dans leur vie quotidienne. Souvent, les nouveaux venus dans les associations sont particulièrement avides d’information à ce sujet, et je n’ai pas fait exception. Mais rapidement, j’ai appris à mettre cette curiosité de côté afin de ne pas me mettre en danger, moi et mon association.
Il semble qu’un accord tacite ait lieu lors de notre arrivée sur les camps. Les exilés « accueillent » les humanitaires en quelque sorte dans leur espace qu’ils se sont approprié, à condition que ceux-ci ne s’intéressent pas aux détails de leur passage en Angleterre. Le mot « passeur » est interdit sur les camps, selon les règles de l’association MdM, c’est une des premières choses que j’ai apprise lors de mon arrivée. Nous ne posons pas de questions sur les conditions de leur passage hormis s’ils commencent à en parler eux-mêmes, et en centrant le dialogue le plus possible sur les problématiques de santé, notre domaine d’expertise. C’est à travers la santé que nous gagnons notre légitimité d’action. Nous nous doutons que la plus grande influence sur la vie du camp et sur les exilés est exercée par les réseaux et les passeurs.
Etat, ligne de conduite
Concernant l’action étatique, ce que j’ai pu observer durant mon stage est une action de préservation du droit français. L’Etat n’a aucune prise sur la vie quotidienne et l’organisation concrète sur les camps et n’a pas l’intention d’en avoir. D’une part, l’Etat a le monopole de la violence légitime et pose ses limites en termes d’acceptation de la présence des exilés ; d’autre part sous la pression des associations, il se dit garant du respect de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
La première fonction se manifeste sur les camps principalement à travers le contrôle de la police qui peut intervenir à tout moment, représentant le monopole de la violence étatique. Historiquement ces dernières années, l’action de l’Etat a été plutôt répressive vis-àvis des exilés. Sur les camps, cela s’est reflété à travers des contrôles d’identité, d’arrestations, et de destructions partielles. Ces activités, très présentes au début de mon stage ont très nettement diminué à partir de mai 2012 (effet des élections présidentielles ?). La présence policière a tout de même augmenté sur les deux camps après plusieurs incidents dont les violences du 10 juillet 2012 mais aussi le décès d’un jeune turc kurde du camp de Téteghem écrasé par un bus de touristes lorsqu’il voulait traverser l’autoroute. Après ces incidents, les contrôles et arrestations ont repris d’après les témoignages des populations présentes. Cependant, rien ne prouve qu’il y ait un lien entre ces incidents et le renouveau de la répression policière.
D’après les témoignages que j’ai pu avoir lors de ma présence sur les camps, la présence policière semble avoir principalement pour objectif un recensement du nombre d’exilés et une observation des camps. Souvent, la police passe tôt le matin en réveillant les personnes présentes, ce qui entraîne les plaintes des exilés qui se couchent tard la nuit après avoir tenté le passage en Angleterre. Parfois, la Police Aux Frontières (PAF) procède à des contrôles d’identité et arrête ceux qui n’ont aucun papier. Certains exilés ont des papiers,d’après les témoignages que j’ai pu recueillir : ceux-ci ne sont pas toujours arrêtés. Les papiers possédés par les personnes peuvent être de deux ordres : soit ils ont obtenu le statut de réfugié dans un autre pays d’Europe, souvent l’Italie, ils sont donc de manière légale en France – qui est dans l’espace Schengen contrairement à l’Angleterre – ; soit ils ont déjà eu un papier « d’obligation de quitter le territoire français » (OQTF) dont la date limite n’est pas encore échue. Depuis septembre 2011 lors des arrestations, la PAF amène systématiquement les exilés à Coquelle près de Calais et non à Dunkerque. Cela rend plus difficile le retour des exilés qui doivent revenir par leurs propres moyens, parfois à pied, après une nuit en garde à vue. Ils arrivent parfois sur les camps après la distribution alimentaire et les consultations médicales du fait d’une arrestation. Il peut arriver que les exilés soient conduits en Centre de Rétention Administrative (CRA) d’où ils peuvent être relâchés, ou renvoyés soit vers leur pays d’origine (si cela est autorisé), soit dans un pays qu’ils ont traversé, en vertu de l’application du Règlement Dublin II.
Durant mon stage, j’ai assisté à une destruction sur le terrain de Téteghem, pas par la police, mais par la Communauté Urbaine de Dunkerque (CUD) , supervisée par la PAF pour « assurer leur sécurité sur les camps » selon les propos officiels de la CUD. Cette destruction fût très mal vécue par les associations dans le cadre de leur partenariat avec la CUD. En effet, elles n’ont été prévenues que le matin même, une demi-heure avant le début de la destruction.
La CUD avait auparavant souhaité la destruction d’un abri qui avait été enlevé manuellement sans coût financier par MdM avec l’aide des exilés. Cette fois-ci, la destruction s’est organisée avec un bulldozer et des pelleteuses, et concernait les campements informels construits par les exilés (nous les avons décrits plus haut). La cause officielle évoquée est l’insalubrité de ces espaces, l’augmentation du nombre de personnes et les problèmes de sécurité sur les camps. En face, les associations déplorent le manque de concertation, les coûts importants de la destruction qui aurait pu être faite manuellement, et la manière dont cela a été fait, perçue comme violente. De plus, elles considèrent qu’une destruction pour cause d’insalubrité sans proposition de construction salubre n’est pas une solution efficace. Il s’avère qu’un jour après la destruction, des abris identiques ont été reconstruits par les exilés, plus hauts et plus nombreux. Ceux-ci n’ont pas été détruits depuis lors. Cependant, ces destructions par l’Etat sont une menace qui pèse toujours sur les camps, comme toutes les actions répressives.
Dans le cadre du partenariat de la CUD avec les associations, cette destruction a été perçue comme une parenthèse négative, sur laquelle les associations du dunkerquois sont prêtes à tirer un trait, si la CUD accepte de jouer le jeu du partenariat jusqu’au bout. En effet, sur le camp, l’action de la CUD n’est pas seulement répressive, même si elle s’est montrée capable de l’être. En partenariat avec les associations, l’Etat, représenté par la CUD et les institutions locales (Mairies, Hôpital…) s’est montré prêt à faire progresser les conditions de vie des exilés conformément à leurs droits. La seconde fonction étatique se manifeste ainsi au travers de différents services rendus aux migrants, en partenariat avec les associations afin de progresser vers une reconnaissance des droits fondamentaux des exilés. Comme nous l’avons vu plus tôt, des infrastructures, certes encore insuffisantes, ont été mises à disposition des exilés. De plus, l’accès des exilés aux services de santé est en partie assuré par un service financé par l’Etat : la Permanence d’Accès aux Soins de Santé à l’Hôpital de Dunkerque. Ils y ont théoriquement accès à des services de médecine générale, de médecine spécialisée, et à l’ensemble du plateau technique – et ce à titre gratuit et sans condition de statut administratif. MdM travaille en partenariat avec l’Hôpital à l’amélioration de ce service. Les problèmes sont multiples : située aux Urgences, la PASS de Dunkerque ne prend que faiblement en compte le caractère social des soins à apporter à ces personnes précaires. De plus, il est compliqué de faire venir des exilés méfiants et sous pression à l’hôpital, car les soins ne sont pas toujours leur priorité même lorsque le besoin se fait pressant. Au total, 876 consultations médicales ont été faites par Médecins du Monde de janvier à août 2012 sur les camps, tandis que seuls 85 personnes sont allées à l’hôpital. On voit donc bien la différence évidente entre un service de proximité et un service pas réellement adapté, malgré une qualité de soins supérieure à l’hôpital. En dehors de ces différents services étatiques, depuis 2011, la CUD rembourse une partie des frais associatifs concernant l’aide aux exilés, et les associations sont subventionnées par les collectivités territoriales.
Action humanitaire
Nous avons vu que les réseaux mafieux et l’Etat sont des forces influentes importantes sur les « jungles » du Dunkerquois. Maël Galisson, unique salarié de la Plateforme de Services aux Migrants (PSM) souhaiterait que les humanitaires deviennent un cadre plus important sur les camps afin d’installer un contre-pouvoir rassurant face à l’influence parfois dangereuse des passeurs.
Sur les camps, les associations interviennent à des moments précis de la semaine pour assurer une amélioration des conditions de vie, et en tentant d’influer sur les comportements concernant l’hygiène, la santé, et la sécurité sur les camps. Durant les 6 mois d’intervention sur les camps, il m’a semblé que les humanitaires n’intervenaient pas sur leur propre terrain – comme cela peut être le cas dans des camps de réfugiés à l’international – mais en intrusion dans le lieu de vie des exilés. Plusieurs bénévoles m’ont parlé de « l’accueil » qui leur était réservé par les exilés. Ils ont la sensation d’aller chez des personnes en leur apportant un peu de réconfort. Michel Agier considère l’humanitaire comme un « totalitarisme, qui a pouvoir de vie (faire vivre) et pouvoir de mort (laisser mourir) sur l’individu qu’il regarde comme la victime absolue ». Ceci ne s’applique que peu aux exilés qui sont autonomes et ne sont pas uniquement vus comme des victimes par les bénévoles. Prenant leur destin entre leurs mains, les associations n’ont pas la sensation d’avoir pouvoir de vie ou de mort : sans elles, les exilés seraient tout autant présents. Elles s’organisent comme une aide permettant d’améliorer les conditions de vie et de réconforter les exilés.
L’aide associative intervient donc en partie dans l’organisation du camp, tente d’y améliorer les conditions de vie. Il est difficile d’évaluer l’ampleur de l’influence de l’humanitaire sur la vie des exilés. Cela dépend certainement des personnes, de leur confiance concernant l’aide apportée et de l’importance qu’elles attachent à leurs conditions de vie. Les associations travaillent en partenariat avec les pouvoirs publics pour faire progresser les conditions de vie des exilés. Cependant, elles peuvent être parfois en confrontation avec les services étatiques lors de destructions ou d’actions répressives influant sur les conditions de vie sur les camps. Elles sont donc les garantes des droits de l’homme et d’un idéal face à l’Etat. Face aux passeurs, les associations légitiment leur aide en montrant leur indifférence concernant les réseaux mafieux, tant qu’ils ne limitent pas la sécurité et la santé des exilés.
Dans ce contexte, pourquoi parler de « jeu » concernant l’action des divers acteurs ? J’utilise ce vocabulaire car durant mon stage, il m’a semblé que la place de chaque acteur dans les camps s’apparente à une pièce de théâtre où la majeure partie du temps, chacun se cantonne à son rôle. Un jour, un exilé m’a dit « ici, personne ne te donnera son vrai nom. La plupart des informations que tu entendras de notre part seront fausses. Lorsque je serais en Angleterre, je te raconterais tout sur la réalité de nos vies ». Il ne m’a jamais recontactée.
Dans la « jungle », chacun joue un rôle, et chacun connaît plus ou moins le rôle joué par les autres, dicté par la fonction et l’intérêt. Les exilés font tout ce qu’ils peuvent pour passer en Angleterre, jusqu’à cacher leur identité et en mentionnant le moins possible les réseaux illégaux, selon les consignes qu’ils ont reçues. Ils appliquent les règles imposées par les autres acteurs (surtout l’Etat et les réseaux mafieux) afin d’améliorer leurs chances de passage. Les réseaux de passeurs jouent la carte de l’invisibilité et ne se montrent pas, tandis que les petits passeurs sur les camps font comme s’ils étaient des exilés comme les autres lors des interventions associatives, comme s’ils tentaient aussi de passer en Angleterre. Les associations, quant à elles, jouent le jeu de l’ignorance de l’existence de ces réseaux, et soulignent leur indépendance par rapport à l’Etat, pour gagner la confiance des exilés. L’Etat, lui, joue deux rôles différents, celui de police (monopole de la violence légitime), mais aussi celui de protecteur dans les limites que lui laisse son droit. C’est lui qui a le dernier mot concernant les migrants et leur vie dans les camps, mais il ne régit pas l’organisation sur place, comme il le faisait dans le Centre de Sangatte.
Au premier abord, les exilés ne semblent pas avoir de prise sur le fonctionnement de leur propre vie sur les camps, dont les règles se décident de manière parallèle par les réseaux mafieux, l’Etat et les associations, qui tentent chacun d’avoir un « pouvoir » sur le déroulement des évènements, chacun pour des raisons différentes relevant de leur identité et objectif. A travers cette caractéristique, on peut adapter un concept que Michel Foucault destinait à la société globale, et dire que le camp est une « institution de bio-pouvoir », défini comme « l’ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique, d’une stratégie politique, d’une stratégie générale de pouvoir » . En se mettant dans des espaces extraterritoriaux du fait de leur illégalité, les exilés permettent aux « employés du gouvernement » – que sont les divers acteurs – d’entrer dans des espaces d’exception, chacun étant détenteur de « parcelles de pouvoir sur la vie des réfugiés ». Cette caractéristique est commune avec toutes les formes de camps qui ont existé. Si les exilés veulent passer en Angleterre, ils ont intérêt à suivre les règles du jeux de ce bio-pouvoir, pour se donner toutes les chances.
Caractériser un lieu invisible, exercice impossible ?
Nous avons pu poser un cadre contextuel descriptif concernant l’espace et son organisation. La description d’un lieu n’est pas complète sans sa désignation. Tentons à présent d’utiliser cette description afin de définir ces espaces du Dunkerquois en prenant en compte le contexte et la signification qu’il peut prendre dans l’espace public. Jungles, camps, campements informels, quel vocabulaire serait approprié à la situation ? Nous avons vu que ces lieux sont à la fois isolés et reliés en réseau. Les exilés sont à la fois limités par leur mouvements, par les exigences du passage en Angleterre, par leur situation illégale, par l’accueil étatique et des humanitaires, et par les passeurs, mais à la fois libres de leur circulation dans un territoire donné. Les camps sont à la fois régis par les passeurs, les humanitaires et l’état, tout en existant au service d’une population de passage. Avec toutes ces informations, comment définir cet espace ?
« Camp » et « jungle », les deux mots les plus utilisés par la presse et les associations
Durant mon stage, plusieurs articles sont parus dans les journaux sur la thématique des exilés dans le Nord-Pas-de Calais, dont 19 sur les camps Dunkerquois (13 articles concernaient Médecins du Monde) . Sur Internet, le webdoc de Médecins du Monde concernant les exilés est paru en Juillet, entraînant plusieurs interviews dans la presse écrite et orale. En recensant le vocabulaire utilisé dans les articles de journaux et communiqués de presse sur les six mois de mon stage, il s’avère que la presse et les associons utilisent le même vocabulaire concernant les lieux. Le terme « camp(s) » est largement favorisé à 33% sans comptabiliser ses dérivés « camp de migrants »(10%), « campements » (6%), « campements de fortune » (3%), « camp de fortune » (3%), « campement sauvage » (2%), « campement d’étrangers en situation irrégulière » (2%), « Grands campements » (2%). Les dérivés additionnés font 28%, amenant l’utilisation du terme « camp » et « campement » à 61%.
Ensuite vient le terme « jungle » utilisé à 29%, dont 10% est entre guillemets. Les autres vocabulaires utilisés ne sont pas représentatif : « terrain », « lieux d’accueil » et « sites ».
Le mot « jungle » est sans doute le plus médiatisé. Il est souvent utilisé pour les gros titres, autant dans la presse que dans les actions associatives, car il porte en lui un univers sauvage à la fois repoussant et attirant. Les informations sur la situation des différents lieux d’exil de la région Nord Pas-de-Calais sont échangées sur un réseau, le réseau « Jungles », créé pour faire le lien entre les différents acteurs agissant pour l’aide aux exilés dans le NordPas-de Calais. Ce réseau s’est récemment mobilisé pour le « Jungle Tour », tour de vélo de toutes les « jungles » du Nord de la France et en Belgique, dans le but de promouvoir le droit des exilés. Le terme « jungle » a été choisi par les associations pour désigner la cause des exilés, car c’est un mot communément accepté à la fois par les bénévoles et par les exilés pour désigner les campements informels où ils résident en communauté pendant quelques temps de manière transitoire. En persan, en dari, en pachtou, en ourdou et en hindi, la forêt se dit « jangal », prononcé « jungle » . Ce terme est apparu après la fermeture du camp de Sangatte, lorsqu’un espace de transit s’est développé aux alentours de Calais dans la forêt : ce sont alors les afghans qui ont commencé à désigner ainsi leur lieu de vie. Les bénévoles ont ensuite adopté ce terme et l’utilisent à présent sans distinction pour tous les campements d’exilés.
Le terme « jungle » peut donc être utilisé légitimement du fait de sa large reconnaissance dans le milieu associatif et chez les exilés. Cependant, ce mot est souvent critiqué pour reproduire la vision des camps comme sauvages et inhumains. Dans le dictionnaire Le Robert , le sens premier est celui d’une « forme de savane couverte de hautes herbes, de broussaille et d’arbres, où vivent les grands fauves ». La description spatiale du Dictionnaire historique de la langue française complète avec la description d’un « lieu sauvage », « territoire couvert d’une végétation impénétrable ». Dans ces deux ouvrages, le sens figuré est ajouté, la jungle étant « un milieu où règne la loi du plus fort ». D’après la description que nous avons faite de ce lieu plus haut, le terme « jungle », au sens propre comme au sens figuré ne s’applique qu’en partie aux camps de Grande-Synthe et Téteghem. Il est vrai que les espaces s’imbriquent dans un lieu naturel paraissant quelque peu sauvages (ce qui est plus vrai à Téteghem qu’à Grande Synthe) du fait de fourrés, buissons et bois desquels on voit parfois sortir un ou plusieurs exilés, mais qui ne sont pas des « sauvages ». Il est vrai aussi qu’il y règne une « loi du plus fort », comme on a pu le voir avec le règne des réseaux mafieux. Cependant, cette loi est contrebalancée par le rôle étatique et l’intervention des associations. Cet endroit n’est pas entièrement « sauvage », il y règne un certain ordre et une « civilisation » que le terme « jungle » ne prend pas en compte. C’est un terme qui pousse à l’extrême le sens de l’exclusion des exilés sans pour autant représenter l’ensemble de la situation.
Hétérotopies, non-lieux
Michel Agier semble prendre en compte plusieurs aspects de la situation sur les lieux de transit des exilés du Dunkerquois lorsqu’il mentionne le concept d’ « hétérotopies » de Michel Foucault, ces « sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables ». Michel Foucault développe ce terme lors d’une conférence nommée « les hétérotopies » en 1966, qui sera publiée sous le nom de « Les espaces autres » dans ses Dits et Ecrits, en 1984. La manière dont Michel Foucault définit les hétérotopies en fait une science d’étude des lieux « autres », qui peuvent être variés, mais répondent tous à six principes. Ces principes sont les suivants : 1° tous les groupes humains ont des hétérotopies qui peuvent avoir des formes variés de déviance par rapport à ces groupes ; 2° la société peut leur donner une signification différente selon son histoire, en créer des nouvelles et en supprimer ; 3° l’hétérotopie juxtapose plusieurs emplacements qui « sont en eux-mêmes incompatibles » ; 4° par symétrie, les hétérotopies entraînent une « hétérochronie », et donc une rupture avec le temps traditionnel ; 5° Ces lieux supposent un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. En général, « on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin ». 6° Ce sont des espaces avec une fonction, qui peut aller de la création d’un « espace d’illusion » dénonçant l’espace réel, jusqu’à l’apparition d’un espace réel compensant les défauts de l’espace traditionnel.
Selon Michel Foucault, il serait possible à partir de là d’établir une science, l’« hétérotopologie », permettant d’étudier les diverses hétérotopies, lieux conçus et maintenus à l’écart, à la marge de « l’ordre physique et social visible et constitutif de la seule réalité définissant l’ordre normal des choses » . Michel Agier précise la notion d’hétérotopies adaptée au monde d’aujourd’hui, en donnant trois régimes qui, additionnés, définiraient l’hétérotopie contemporaine : l’ « exception sur le plan juridique », l’ « extraterritorialité sur le plan de l’organisation spatiale », et l’ « exclusion du point de vue de la structure sociale ». Cette définition pourrait à la fois s’appliquer aux prisons, à l’asile, et aux espaces de refuge. Ainsi, les camps pourraient rentrer dans cette catégorie, étant à la fois tolérés et illégaux et donc exceptionnels du point de vue juridique ; occupant des espaces vides absents, des « interstices urbains » ; et enfin étant rejetés socialement, souvent appelés « invisibles » car ils ne sont pas censés exister dans l’espace public.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I. L’AIDE HUMANITAIRE DANS UN ESPACE DE TRANSIT COMPLEXE
CHAPITRE I : ESPACES D’EXIL, ESPACES DE TRANSIT : UNE DEFINITION MALAISEE
CHAPITRE II : LES ASSOCIATIONS DU DUNKERQUOIS : ENTRE AIDE HUMANITAIRE ET ACTIVITES MILITANTES
PARTIE II. DANS LA PEAU DES EXILES : QUELLES PREOCCUPATIONS, QUELS BESOINS
CHAPITRE I : L’ANGLETERRE AVANT TOUT ?
CHAPITRE II : LES ASSOCIATIONS DU DUNKERQUOIS DANS LE REGARD DES EXILES
PARTIE III. REGARDS CROISES : UN ECHANGE PORTEUR ?
CHAPITRE I : DIVERGENCES ET CONVERGENCES : QUEL INTERET DU RECUEIL DE LA PAROLE DES EXILES ?
CHAPITRE II : QUELLE PLACE DONNER AUX EXILES EN TRANSIT DANS LE DUNKERQUOIS DANS L’ACTION HUMANITAIRE
CONCLUSION
TABLE DES MATIERES
BIBLIOGRAPHIE
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