L’agriculture familiale sur les fronts pionniers amazoniens

Les deux grands modes de production : les fazendas et l’agriculture familiale

En Amazonie brésilienne, deux principaux types d’agriculture sont développés : l’agriculture d’entreprise ou fazenda, et l’agriculture familiale. Les systèmes de fazendas ou ranchs se caractérisent par la possession d’immenses surfaces, de plusieurs milliers d’hectares, cultivées avec des pâturages pour l’élevage allaitant avec des activités de naissage et/ou d’embouche. L’agriculture familiale se base sur des productions végétales vivrières, de rente et l’élevage bovin (De Reynal, 1999 ; Ferreira, 2001 ; Ludovino, 2002). Elle regroupe des expressions sociales et des modes de production très diversifiés, mais présente certaines caractéristiques communes comme la valorisation de la main-d’œuvre familiale et l’autonomie de la gestion des moyens de production. Selon de Reynal (1999), l’organisation des relations techniques et sociales de production des exploitations familiales repose sur le travail direct de la terre. La finalité de l’activité productive réside dans la satisfaction des besoins (objectifs et subjectifs) de la famille ou de l’unité domestique, en lui assurant au moins la reproduction de ses conditions de vie. La petite production agricole au Brésil présente d’importantes différences d’une région à l’autre, voire à l’intérieur même des régions, en fonction de la nature des ressources et des modalités de l’occupation du territoire. Cinq indicateurs principaux caractérisent la petite production agricole dans le Sud du Brésil : taille des propriétés, généralement inférieure à 50 hectares ; main-d’œuvre familiale en priorité; emploi d’intrants limité ; production pour l’autoconsommation avec une certaine intégration au marché ; assimilation du lieu de travail et du lieu de vie, du lieu de production économique et du lieu de la reproduction sociale (Le Borgne-David, 1998). Ces indicateurs sont repris pour caractériser l’agriculture familiale des fronts pionniers amazoniens, avec cependant une distinction quant à la taille des propriétés qui avoisine les 100 hectares et peut atteindre les 500 hectares (Veiga et al., 2001a).

Quelques chiffres permettent de préciser l’importance démographique et économique de l’agriculture familiale en Amazonie brésilienne. Selon les sources, elle concerne entre 500.000 (Embrapa, 1998) et 600.000 exploitations en 1996 (Faminow, 1998) et occuperait entre 30 et 40 % des terres colonisées selon les régions (Topall, 2001). L’Amazonie est la seule région au Brésil dont la population rurale est encore en croissance, mêmes si les chiffres absolus sont faibles (Léna, 1997). Elle est estimée à 3,8 millions (IBGE, 2001a) soit 30 % de la population totale.

Les conditions de mise en place de l’agriculture familiale sur les fronts pionniers amazoniens

Des caractéristiques des fronts pionniers

L’agriculture familiale est localisée sur des portions précises de l’espace amazonien : les fronts pionniers. Les fronts pionniers sont des modes d’organisation et de valorisation de l’espace se substituant aux écosystèmes naturels à partir d’axes de pénétration. Au Brésil, cette frange (ou frontière) porte également le nom d’Arc de Déforestation et se prolonge jusqu’en Bolivie, puis le long des piémonts andins et jusqu’au plateau des Guyanes. Depuis la fin des années 60, la frontière pénètre les immenses espaces forestiers de l’Amazonie sur quasiment tout son pourtour. On peut parler de véritable construction de nouveaux territoires par une société pionnière qui aménage son espace au lieu et place des écosystèmes naturels. En tant que phase initiale de la construction régionale, le front pionnier consomme de l’espace en repoussant progressivement l’écosystème forestier (Velho, 1976 ; Becker, 1990). Les fronts pionniers amazoniens sont probablement les plus importants que connaisse actuellement le monde, par les superficies affectées comme par les populations concernées. En Amazonie brésilienne, même si les flux migratoires et l’ampleur des défrichements ont diminué avec la crise économique des années 1980, le mouvement continue à concerner des dizaines de milliers de migrants et d’hectares chaque année (Théry, 1996). La construction des fronts pionniers en Amazonie est une continuité de l’histoire du Brésil, puisque depuis cinq siècles, le pays s’est bâti par des migrations successives des populations des centres urbains côtiers vers les zones pionnières périphériques de l’intérieur (Léna, 1997 ; Thery, 1989 ; Droulers, 2001).

L’expansion initiale des fronts pionniers amazoniens, comme la Transamazonienne, s’est réalisée dans le cadre d’un programme officiel et dirigé par le gouvernement brésilien au début de la décennie 70 (Miranda, 1990). La distribution de lots de terre appartenant à l’Etat a permis aux migrants d’accéder à la propriété. Pour Becker (1990), ce projet d’occupation était clairement d’ordre politique : il fallait affirmer la souveraineté de l’Etat sur l’ensemble du territoire et inscrire le Brésil dans le processus de modernité. La recherche de terres est l’un des principaux facteurs motivant la venue de dizaines de milliers de migrants de tout le Brésil, l’accès à la propriété foncière étant synonyme d’amélioration de leurs conditions de vie. Pour Albaladejo et al., (1996) les fronts pionniers représentent les processus de transformation du milieu naturel menés ou subis par différents acteurs d’une société afin de mettre en place les conditions de leur maintien et de leur survie.

Pour Léna (1986), le front pionnier n’a pas seulement une notion géographique, elle possède une dimension culturelle, elle est l’expression des caractéristiques et des contradictions de la société nationale dans son ensemble, tout en reflétant également des enjeux économiques internationaux. Pour souligner le caractère rural du front pionnier, le terme de frontière agricole est couramment employé. Pourtant la frontière amazonienne ne peut pas être considérée uniquement comme l’extension dans l’espace de l’ancienne frontière agricole. Pour Becker (1986) le front pionnier se définit comme la construction d’un espace rural à partir de pôles d’urbanisation. Il constitue ainsi un territoire à part entière, instable du fait de la succession et de l’imbrication de différentes phases du développement régional. Au sein de ce territoire naissent des villes nouvelles, des activités et des flux, se développent des axes, et apparaissent des polarisations, des structures, etc. Les dynamiques spatiales, démographiques et économiques ne se limitent pas à l’expansion géographique mais s’accompagnent nécessairement d’une intégration à des espaces économiques, sociaux et politiques nouveaux (Monbeig, 1966).

La colonisation de l’Amazonie 

Les objectifs de l’occupation de l’espace amazonien

La construction des fronts pionniers a été impulsée dans les années 1950 et 1960 par le gouvernement brésilien qui a subventionné de grands projets privés dans la région, d’une part dans le secteur minier, d’autre part dans le secteur agricole pour développer l’élevage bovin grâce à l’installation de domaines latifundiaires appelés « fazendas ». La colonisation marqua des mouvements importants de populations vers cette région. Pourtant l’occupation agricole de l’Amazonie commença bien avant, à partir du XVII ème siècle, lors de la conquête coloniale par les Portugais. La voie fluviale a permis aux colonisateurs de parcourir des distances importantes sur les fleuves (Amazone, Tocantins, etc.). Une autre période importante fut le cycle du caoutchouc : entre 1860 et 1917, des milliers de brésiliens se rendirent en Amazonie pour exploiter l’hévéa le long des cours d’eau. La fièvre du caoutchouc retomba brusquement avant la première guerre mondiale avec l’arrivée sur le marché de la production asiatique. Voies fluviales et exploitation du caoutchouc ont donc été les deux piliers de l’intégration amazonienne aux économies nationales et internationales à la fin du 19ème siècle.

La construction des axes routiers dans les années 1960 marquera le début de la colonisation de l’Amazonie. A partir de cette époque, l’Amazonie des fleuves fait alors place à l’Amazonie des routes (Albaladejo et Tulet, 1996 ; Droulers, 1995) (Figure 1-1 : A). Avec la volonté de l’Etat brésilien de promouvoir l’occupation de l’espace amazonien à travers une politique d’occupation des terres, des vagues de colons suivirent l’ouverture de ces routes. Dans le contexte des années 1950-60, le développement de l’Amazonie a été perçu comme une solution par les dirigeants brésiliens pour résoudre plusieurs problèmes nationaux d’ordre économique, social et géopolitique (Hall, 1989). Il était question de régler la dette nationale, de créer de l’emploi pour une main-d’œuvre souvent peu spécialisée, d’alléger le problème de la surpopulation de certains Etats du Brésil (Wood et Wilson, 1984 ; Fearnside, 1987a ; Fearnside, 1990) et enfin de répondre aux impératifs stratégiques d’occuper un vaste territoire vacant et contigu à plusieurs pays. Les arguments évoqués par le gouvernement brésilien pour légitimer cette entreprise étaient essentiellement nationalistes d’une part pour se protéger de la convoitise étrangère sur les abondantes ressources promises par le territoire amazonien et d’autre part pour se donner les outils économiques du développement de l’économie nationale (Léna, 1999).

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : CONTEXTE ET PROBLEMATIQUE DE RECHERCHE
1. L’AGRICULTURE FAMILIALE SUR LES FRONTS PIONNIERS AMAZONIENS
1.1. Les deux grands modes de production : les fazendas et l’agriculture familiale
1.2. Les conditions de mise en place de l’agriculture familiale sur les fronts pionniers amazoniens
1.2.1 Des caractéristiques des fronts pionniers
1.2.2 La colonisation de l’Amazonie
Les objectifs de l’occupation de l’espace amazonien
Les moyens mis en place pour coloniser l’Amazonie
1.2.3. Le cas du front pionnier de la Transamazonienne
La colonisation agricole dirigée
Les différentes périodes de la colonisation le long de la Transamazonienne
1.3. Les systèmes de production agricoles familiaux en zone de frontière agricole amazonienne
1.3.1. Les productions agricoles
1.3.2. Le développement de l’élevage à partir des années 1990
1.3.3. Des systèmes de production en cours de construction
Une caractéristique essentielle des systèmes de production familiaux : leur instabilité
Des référentiels techniques en phase d’élaboration
1.4. Le développement durable de l’agriculture familiale amazonienne
2. LA DURABILITE DES SYSTEMES DE PRODUCTION FAMILIAUX
2.1. Deux fortes dynamiques depuis le début de la colonisation : l’élevage bovin et les pâturages cultivés
2.1.1. Une croissance importante du cheptel bovin
2.1.2. La mise en place de pâturages cultivés
2.2. Les contraintes environnementales : la déforestation
2.3. La durabilité des systèmes d’élevage herbager familiaux
2.3.1. L’élevage bovin, un facteur de consolidation des systèmes de production familiaux
2.3.2. Les pâturages, une mise en valeur agricole non durable ?
L’ampleur des pâturages « dégradés » en Amazonie
La dégradation des prairies cultivées : l’envahissement par la flore adventice
Les contraintes posées par l’envahissement des pâturages pour les exploitations agricoles
La dégradation des pâturages au cœur des recherches sur les pâturages en Amazonie
3. LA PRODUCTION DE LAIT SUR LES FRONTS PIONNIERS
3.1. La production de lait, une activité de diversification de l’agriculture familiale
3.2. La participation de la production laitière au développement régional amazonien
3.3. Le potentiel de développement laitier en Amazonie
3.3.1. La production laitière au Brésil
3.3.2. La croissance de la production laitière dans les Etats amazoniens
3.3.3. La construction de filières laitières
3.3.4. Un marché amazonien importateur
3.4. Les systèmes lait-viande sur les fronts pionniers
3.4.1. Des caractéristiques communes de fonctionnement
Une activité de l’agriculture familiale
Des systèmes mixtes lait-viande
Le pâturage, base de l’alimentation des troupeaux bovins
Des systèmes herbagers extensifs
3.4.2. Les recherches menées sur l’élevage laitier en Amazonie
4. LA PROBLEMATIQUE DE RECHERCHE : ABORDER LA QUESTION DE LA PERENNITE DES PRAIRIES DANS LES FERMES FAMILIALES LAIT-VIANDE
4.1. Un discours scientifique considérant la dégradation des prairies cultivées comme un frein à la viabilité des systèmes lait-viande herbagers
4.2. Des systèmes d’élevage instables et complexes : des situations diverses et évolutives
4.2.1. Des fonctions du lait non stabilisées dans les systèmes de production
4.2.2. Des niveaux de maîtrise des ressources herbagères variables
4.3. Reformuler la problématique sur les prairies cultivées dans les fermes lait-viande
CHAPITRE 2 : PRESENTATION DE LA ZONE D’ETUDE ET DEMARCHE METHODOLOGIQUE
1. LE LIEU DE L’ETUDE : URUARA, UN MUNICIPE SUR LE FRONT PIONNIER DE LA TRANSAMAZONIENNE
1.1. Le choix de Uruará pour zone d’étude
1.2. Uruará, une ville pionnière par excellence
1.2.1. La localisation et des données générales
1.2.2. Les communications routières : le rôle essentiel de la route Transamazonienne
1.2.3. L’histoire de la création d’Uruará
1.2.4. Une population majoritairement rurale
1.3. Les activités économiques
1.3.1. Une production agricole essentiellement familiale
1.3.2. L’exploitation du bois
1.4. Une filière laitière « enclavée »
1.5. La conduite de la recherche
2. LA DEMARCHE METHODOLOGIQUE
2.1. L’organisation générale du dispositif de recherche
2.1.1. Les objectifs
2.2.2. La constitution de l’échantillon d’éleveurs laitiers
2.2. Analyser la diversité des systèmes laitiers
2.2.1. Identifier et caractériser les structures de production des exploitations laitières
Un outil méthodologique : la construction de typologies d’exploitations agricoles
La base de données : une enquête auprès d’un échantillon large d’éleveurs laitiers
Une Analyse en Composante Principale et une Classification automatique pour identifier les types d’élevages laitiers
2.2.2. Identifier et caractériser les trajectoires d’évolution suivies par les exploitations laitières La base de données : une enquête rétrospective sur l’historique des exploitations laitières La caractérisation des types de trajectoires
2.3. Caractériser la diversité des pratiques et des stratégies de gestion des ressources herbagères par des éleveurs laitiers
2.3.1. Les objets de notre recherche : pratiques et stratégies d’éleveurs
Les pratiques des éleveurs Caractériser la diversité des stratégies d’éleveurs
2.3.2. Une méthodologie adaptée et pertinente pour répondre à notre question de recherche : la formalisation des combinaisons de pratiques
2.3.3. Le dispositif pour constituer la base de cas pour l’analyse des pratiques et des stratégies de gestion des ressources herbagères cultivées
Un suivi de sept exploitations laitières pendant une campagne annuelle
La mise en place de protocoles de collecte de données en préalable à la réalisation des enquêtes mensuelles
Les données collectées
2.3.4. Formaliser la diversité des pratiques et identifier les stratégies de gestion des ressources
herbagères des éleveurs laitiers
Les monographies d’exploitations
Formaliser les modalités des pratiques
Catégoriser les combinaisons de pratiques par la technique des grilles-répertoires
CHAPITRE 3 : DIVERSITE DES SYSTEMES D’ELEVAGE ET DES TRAJECTOIRES D’EVOLUTION
INTRODUCTION
1. LES TYPES D’EXPLOITATIONS LAITIERES ET LEURS PRINCIPALES
CARACTERISTIQUES
1.1. Le choix des variables discriminantes pour construire la typologie
1.2. L’identification des groupes d’exploitations laitières
1.3. La description des types de systèmes d’élevage laitier à Uruará
1.3.1. Type 1 : Des grandes exploitations d’élevage associant un atelier lait et un atelier allaitant (veaux, taurillons)
1.3.2. Type 2 : Des petites structures orientées dans la production laitière
1.3.3. Type 3 : Des exploitations associant un atelier laitier à la production de veaux et à l’engraissement
1.3.4. Type 4 : Des exploitations produisant du lait et des veaux
1.3.5. Type 5 : Des exploitations avec une petite activité laitière associée à la production de veaux et à un atelier de cultures
1.4. La caractérisation de la diversité des systèmes d’élevage laitier
2. LES TRAJECTOIRES D’EVOLUTION SUIVIES PAR LES EXPLOITATIONS LAITIERES
2.1. La construction de la typologie des trajectoires des élevages laitiers
2.1.1. Les critères retenus pour caractériser les trajectoires
2.1.2. L’identification des types de trajectoires suivies par les fermes laitières
2.2. La caractérisation des trajectoires d’évolution des exploitations laitières
2.2.1. Développement d’un atelier lait à partir d’un troupeau allaitant (naissage et
engraissement) en maintenant les deux activités (trois fermes)
2.2.2. Développement d’un troupeau mixte lait-viande, par l’accroissement de l’effectif de bovins sans spécialisation dans le lait (trois fermes)
2.2.3. Développement d’un troupeau mixte lait-viande par l’accroissement de l’effectif de bovins et de la productivité animale (une ferme)
2.2.4. Développement d’une activité laitière en réorientant un élevage naisseur (une ferme)
2.2.5. Maintien d’une activité laitière avec le développement d’un atelier d’engraissement des jeunes bovins (sept fermes)
2.2.6. Développement d’un élevage lait-viande pour réorienter un système de production basé sur les cultures (huit fermes)
2.2.7. Rupture profonde dans le développement de l’élevage lait-viande (une ferme)
2.2.8. Développement d’une production de lait pour valoriser un troupeau allaitant (une ferme)
2.3. Les évolutions suivies par l’activité laitière et les prairies cultivées
2.4. Les dynamiques d’évolution des fermes lait-viande
2.4.1. Type 4 : Des exploitations produisant du lait et des veaux
2.4.2. Type 3 : Des exploitations associant un atelier laitier à la production de veaux et à l’engraissement
2.4.3. Type 2 : Des petites structures orientées dans la production laitière (1 éleveur)
2.4.4. Type 5 : Une petite activité laitière associée à un élevage allaitant naisseur et un atelier de cultures
2.4.5. Type 1 : Des grandes exploitations d’élevage associant un atelier lait et un atelier allaitant (veaux, taurillons)
CONCLUSION

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