Les hommes sont mus par des passions qu’ils servent diligemment, parfois jusqu’à l’absurde. S’il leur arrive de voir le meilleur mais de faire le pire, ils ne sont pas toujours à l’abri de faire le pire en croyant sincèrement que c’est le meilleur. Il est vrai aussi qu’ils agissent souvent de façon raisonnable, mais il n’est pas certain que cela procède d’un décret de leur volonté éclairée par la raison. L’intelligence de la pratique ne doit pas ignorer que la pratique, même intelligente, n’est pas nécessairement le fruit de l’intelligence, encore moins d’une volonté libre. Elle doit aussi prendre en considération tout l’entrain que les agents mettent à accomplir et à croire les choses les plus irrationnelles, ainsi que la vitesse relative avec laquelle ils peuvent changer de convictions ou contredire leurs propres engagements. L’inertie de l’habitude et l’inconstance de la fortune semblent les gouverner davantage que leur raison. Drôles d’automates en vérité, qui ne bénéficient pas de la rationalité d’un horloger pour les mettre sur le droit chemin, et qui s’engagent avec un certain élan dans des directions incertaines et contradictoires. Il en va ainsi du héros du roman de Dostoïevski L’adolescent. Tandis qu’il assiste à une réunion plus ou moins politique de jeunes Pétersbourgeois, Arkadi s’échauffe soudainement et raconte avec la plus grande précipitation une histoire qu’il pense significative, ce qu’il regrette aussitôt : Et là, ç’a été encore une autre honte. Ce n’était pas le sentiment dégoûtant de me vanter de mon intelligence qui m’avait poussé à casser la glace et à parler, mais aussi le désir de me “jeter au cou”. Ce désir de se jeter au cou pour qu’on me reconnaisse comme un gentil garçon et qu’on se mette à m’embrasser ou quelque chose dans ce genre-là (bref, une saloperie), je le considère comme la plus dégoûtante de toutes mes hontes, je la soupçonnais en moi depuis déjà très longtemps, et justement à cause du trou dans lequel je me suis maintenu pendant tant d’années, même si je ne regrette rien. Je savais que, parmi les gens, il fallait que j’aie l’air plus sombre.
La vie ne sera jamais aussi simple qu’une gestion de projets, si tant est que la gestion de projets échappe à ce côté un peu extravagant qu’ont nos actions même les plus ordinaires. On ne « choisit » pas sa foi comme dans un catalogue, et les bonnes résolutions ne parviendront jamais à faire qu’on puisse « gérer » sa relation amoureuse comme s’il s’agissait d’un portefeuille d’actions. Ces affaires, comme toutes les autres, obéissent bien davantage aux passions qu’à l’intellect ou à la volonté. Il faut une fois pour toutes faire le deuil des préjugés qui font obstacle à une compréhension adéquate de la pratique concrète. C’est le même vertige de l’abstraction qui menace certaines philosophies normatives dans leur souhait naïf de régler la pratique à partir de principes idéaux, recouvrant d’un voile d’ignorance les hommes réels et concrets qu’il s’agirait pourtant de comprendre avant de normer. Que les agents eux-mêmes fabulent en se représentant leurs propres actions comme voulues et inventent des rationalisations post festum ne change rien, sinon que cela montre à quel point ils s’ignorent et adhèrent à ce à quoi les condamnent leurs passions.
C’est d’un deuil joyeux dont nous parlons : plus de responsabilité morale, plus de mérite, plus de blâme, plus de haine, plus de dévotion aveugle, plus d’orgueil malheureux car mal placé, et, en prime, la joie de comprendre la nécessité à laquelle obéit notre existence. Impossible en effet de concevoir adéquatement notre vie sans saisir le lien indéfectible entre notre position dans la Nature – qui inclut le monde social – et nos dispositions affectives, éthiques et spirituelles, même si celles-ci sont vécues comme ayant leur origine dans la conscience. L’intelligence de la pratique concrète que doit être toute anthropologie comporte une charge démystificatrice qui ne doit laisser aucune place aux miracles ou aux mystères dans l’explication des agissements et des pensées des hommes. Néanmoins, cette démystification n’a rien à voir avec cette demi-habileté cynique qui consisterait à prendre un triste et malin plaisir à repérer les méchancetés et calculs mesquins des hommes sous les apparences de l’honneur et de la morale. Elle doit au contraire relever d’une certaine générosité spinoziste qui incline à considérer, sans raillerie, sans reproche et sans haine, que chacun fait toujours tout ce qu’il peut, « autant qu’il est en lui ». Il faut aussi se rendre attentif à cette adhésion, parfois même pleine et entière, que les agents ne peuvent pas ne pas mettre à ce qu’ils sont pourtant contraints d’accomplir: l’élan dont ils témoignent jusque dans leurs actions les plus contrariées ou les plus indifférentes interdit tout sermon qui ferait abstraction de leurs dispositions actuelles.
Désenchanter le monde et le rendre intelligible ne plaît guère, notamment quand il s’agit de traiter l’homme comme un automate tout entier soumis aux lois de la nature et non plus « comme un empire dans un empire », conscience souveraine qui viendrait illuminer de sens l’univers brut et aveugle. Comme le faisait remarquer Hobbes, si les hommes ne se disputent ni par la plume ni par l’épée à propos des mathématiques, ce n’est pas parce qu’elles sont vraies, mais parce que la plupart des hommes s’en moquent. S’il advenait qu’un théorème vienne contredire les intérêts, les orgueils et les ambitions de quelques-uns, ceux-ci ne pourraient certes faire qu’il soit faux, mais pourraient néanmoins s’efforcer de le juguler . Il se trouve malheureusement que la philosophie de l’action n’a pas ce pouvoir de conviction absolue qu’emportent avec eux les théorèmes mathématiques, tandis que – ou plutôt parce que – elle touche nécessairement aux intérêts, aux orgueils et aux ambitions de chacun. L’idée même de référer les positions et postures idéologiques et pratiques à des dispositions passionnelles et sociales heurte les préjugés les plus consubstantiels à la nature humaine. Le scandale du spinozisme, jusque dans les questions morales, théologiques et métaphysiques qui ont été historiquement au centre des controverses, repose finalement tout entier sur ce programme : rendre raison des actions, des croyances et des affects « comme s’il était question de lignes, de plans ou de corps».
Cette analyse résolument déterministe ne doit cependant pas simplifier ce qui est compliqué ; elle doit au contraire montrer ce qu’il y a de compliqué dans l’apparente simplicité des choses. Les théories de l’action ignorent trop souvent les plans tortueux que dessinent les pratiques, et leur préfèrent des lignes droites, comme si les agissements des hommes suivaient des desseins bien tracés. À ce titre, les exemples signalent toujours très bien le degré de complexité – et de probité – qu’une théorie de la pratique prétend assumer : aux exemples abstraits de laboratoire qui foisonnent dans certains travaux de philosophie de l’action, nous préfèrerons en toute logique la vigueur impériale et le réalisme lucide d’une romancière spinoziste. M. Tulliver, personnage du roman de George Eliot Le moulin sur la Floss, souhaite trouver une école pour son fils. Il sollicite en conséquence le conseil qu’il imagine avisé de son hôte et ami M. Riley. Celui-ci s’empresse de le lui donner, avec force recommandations et louanges pour le Révérend Stelling, dont il sait pourtant très peu de choses, et dont il ignore pratiquement tout. Mais enfin,
Son ami Tulliver lui avait demandé son avis : cela jette toujours un froid, dans une conversation entre amis, de dire que vous n’avez pas d’avis à donner. Et si vous donnez bel et bien un avis, il est vraiment stupide de ne pas le faire en prenant l’air d’être convaincu et sérieusement renseigné. En exprimant un avis, vous vous l’appropriez, et naturellement, vous y tenez.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE 1. DISPOSITIONS DU CORPS ET APTITUDES
PARTIE 2. LA PRODUCTIVITÉ CONTRAINTE DE L’AGENT
PARTIE 3. DISPOSER À LA LIBERTÉ
CONCLUSION
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