L’adolescent, entre discours et savoir

L’adolescent, entre discours et savoir 

En Sciences de l’information et de la communication, l’analyse des discours est au cœur de la réflexion, qu’il s’agisse de l’illusion technophile ou technophobe ou bien encore de mettre au jour le travail de mythification qui empêche de poser les problèmes de manière précise. L’adolescent est un acteur social, objet de discours médiatiques, au cœur d’enjeux éducatifs et culturels mais aussi commerciaux et industriels. Ces derniers sont certainement ceux qui bénéficient de l’arme financière la plus efficace et contribuent ainsi à diffuser dans la société une image de l’adolescent souvent simpliste. Il s’agit ici d’en déconstruire quelques éléments et de préciser ceux qui semblent les plus solides pour élaborer un regard plus juste, et les plus pertinents pour les enjeux actuels.

Être adolescent et être élève: dimensions individuelles et sociales 

Mener une recherche sur les adolescents n’est pas investiguer l’adolescence. En effet, ce qui m’intéresse est de considérer les adolescents comme des individus engagés dans un processus d’individuation et de socialisation comme peuvent l’être les autres catégories d’individus de la société. Il est parfois étonnant de voir comment on peut ramener les adolescents à leur condition physiologique et justifier un certain nombre d’analyses par les caractéristiques de la puberté, allant jusqu’à une forme de pathologisation dans des études qui ne relèvent pourtant pas du domaine médical ou en tout cas posant d’une manière assez radicale les rapports garçons – filles à cette période de la vie (Metton, 2004), ce qu’on ne fait pas lorsqu’on analyse les pratiques d’un groupe d’adultes . Il y a en effet une prégnance de la notion d’âge transitoire dans certains travaux, ce qui masque d’autres caractéristiques. On pourrait ainsi caractériser l’adolescence par des spécificités physiques, psychologiques qui s’inscrivent surtout dans des manières dont la société les conçoit, en particulier en matière de rapport sociaux d’âge. L’adolescence est située et elle est en général analysée par rapport à d’autres catégories d’âge, majoritairement celle des adultes actifs et dont les métiers consistent à porter un jugement extérieur sur elle. Ce qui contribue à une image sociale, présente dans les médias, d’une certaine adolescence. Ces dimensions apparaissent nettement contingentes dès que l’on sort du contexte occidental d’organisation sociale.

Ainsi, d’une manière différente, Olivier Galland (Galland, 2010), considère que depuis un peu plus d’une dizaine d’années, cette classe d’âge s’est véritablement constituée : une adolescence dont les traits sont plus marqués que la précédente et plus contrastés avec l’enfance et la « jeunesse plus avancée » que l’on appelle parfois jeunes adultes . « La particularité de l’adolescence moderne serait de conjuguer une forte autonomie (notamment dans la gestion des relations amicales et de l’emploi du temps) avec le maintien, inévitable à cet âge de la vie, d’une totale dépendance matérielle à l’égard des parents », (Galland, 2010, p.5). Il n’est ainsi plus possible de suggérer que l’adolescence est une invention médiatique ou conjoncturelle (Bourdieu, 1980). La part des pairs dans la culture adolescente, à la fois comme ressource pour se socialiser au style vestimentaire, musical, mais aussi scolaire avait été soulignée en 1995, à l’occasion d’une enquête menée dans deux lycées par Dominique Pasquier (Pasquier, 1995). Ce rôle du groupe de pairs lui était apparu comme une dimension essentielle de l’adolescence lycéenne au point qu’elle avait repris l’expression d’Annah Arendt de « tyrannie de la majorité » pour désigner l’influence à laquelle il est très difficile de s’opposer dans les différents moments de socialisation. On peut ajouter que cette culture adolescente s’élabore autour de quatre caractéristiques (Galland, 2010) que je précise en les nuançant : une tranche d’âge, qui relevait de l’enfance il y a encore peu et qui en garde des traces , souvent en creux, plutôt dans ce qu’elle cache ; deuxièmement, un style vestimentaire et corporel – mais aussi des goûts musicaux, télévisuels. En troisième lieu, une sociabilité aux modalités spécifiques qui s’appuie sur un capital relationnel qu’il s’agit de constituer, d’enrichir et de maintenir – et dont les goûts et dégoûts culturels peuvent en être le matériau. En dernier lieu, une dimension émotionnelle très forte structure ces relations d’une manière sexuellement clivée, même si un certain nombre de frontières se révèlent plus poreuses qu’on ne le pensait (Donnat, 2010; Octobre, 2008), en particulier avec l’émergence des travaux sur le genre qui mettent en évidence les trajectoires masculin – féminin entre les stéréotypes qui perdurent et la possible « mobilité identitaire » dans les pratiques adolescentes (Octobre, 2011, p.32).

Les adolescents sont aussi des élèves qui sont confrontés à une culture scolaire, à des attentes concernant leur autonomie, leur réussite et leur insertion. Être lycéen est un métier, comme on a pu parler de métier d’élève et Anne Barrère a mis en évidence les bricolages quotidiens des adolescents pour répondre aux attentes de l’école et des adultes, que celles-ci soient explicites ou non, comprises ou non (Barrère, 1995). Il est intéressant de voir comment les lignes de force qu’elle a pu identifier perdurent, en particulier la préoccupation de l’organisation personnelle face à la demande scolaire, ainsi que les techniques utilisées pendant les cours, de l’écoute à la prise de notes, révélatrices de logiques souvent invisibles pour les enseignants. J’y reviendrai dans mon enquête.

Par la suite, un certain nombre de travaux de recherche en éducation au cours des années 1990 en particulier, puis 2000, ont eu pour objet le rapport aux apprentissages, à la chose scolaire des adolescents (Bautier, Rocheix, 1998) dans la double filiation de la réflexion sur le rapport au savoir, (Charlot, 1998) et sur la forme scolaire (Lahire, 1998). Dans cette forme scolaire, l’écriture a été identifiée comme un objet matérialisant le dispositif scolaire, l’instituant et structurant des manières de construire et diffuser le savoir. On a appris en particulier, concernant l’écriture, le rôle que jouent les pratiques privées dans le rapport à l’écrit scolaire (Barré de Miniac, 2000 ; Penloup, 1999) et réciproquement (Penloup, 2000) , l’école ayant fonctionné pendant longtemps sur une représentation de l’écriture clivée entre pratiques d’exception – celles de l’école et de la littérature- et pratiques ordinaires – de la maison, écritures domestiques, sans noblesse. Progressivement cette dichotomie s’est réduite vers une appréhension d’un continuum scriptural (Dabène, 1991), nourrissant l’élaboration d’une didactique de l’écriture (Dabène, 1991, Barré de Miniac, 1996) qui n’avait pas été posée, l’écriture – et son enseignement – relevant jusque là d’une forme d’imitation ou de talent.

Être adolescent et lycéen demande de s’approprier des codes et de savoir en user pour faire son chemin dans les « années lycée ». Les lycéens y construisent des manières de faire, et d’habiter les lieux qu’ils doivent investir pour répondre aux attentes scolaires (Rayou, 1998). Patrick Rayou identifie d’ailleurs une forme de compétence stratégique et politique qu’il nomme metis – forme de bricolage – et qui leur permet de construire leur place dans le lycée comme Cité . La manière d’habiter l’espace scolaire interroge la place que prennent les adolescents dans l’espace public et la question du corps : habiter l’espace scolaire c’est y trouver sa place au sens topographique aussi. Les zones où l’on peut s’asseoir ou non, où l’on ne doit pas rester mais circuler, les endroits dans lesquels on peut séjourner selon les horaires sont des questions qui m’intéressent. Peut-on y écrire ? Dans une perspective psycho-sociale, Aurélie Maurin (Maurin, 2010) a étudié la manière dont des adolescents occupent l’espace scolaire et a mis en évidence que ce qui est approprié n’est pas ce qui a été prévu par l’institution scolaire. En particulier, les adolescents habitent les interstices, les lieux de passage, les couloirs, des parties de cour par exemple. La question corporelle est essentielle : la manière dont ils se saluent, se côtoient, se regroupent. Ces éléments ont été identifiés dans des travaux en anthropologie et en géographie à propos des mobilités urbaines par exemple (Agier, 2005, BerryChikhaoui, 2005), soulignant la question du genre et des rapports sexués dans l’espace public. Si on reprend ces réflexions pour les lycéens, l’occupation des couloirs est différente entre les moments où les enseignants circulent et ceux où les adolescents sont seuls. En général, vers 7h45, ils sont assis par terre, les jambes allongées, ou en tailleur, téléphone à la main pour envoyer/ recevoir des SMS, avec un ou deux écouteurs pour la musique (écouteurs qu’ils peuvent partager). Ils peuvent aussi être appuyés contre le mur. Dans un des lycées où l’enquête a été menée, il y a des renfoncements, restes anciens de niches pour des penderies assez inconfortables (présence de barres métalliques) que les élèves investissent pourtant en s’y asseyant, cela leur permet d’être assis sans gêner le passage et sans être vus. Conjointement, la question du corps se pose concernant les usages des réseaux sociaux numériques : entre sa représentation et les allusions faites à son propos et le lien en ligne/ hors ligne. Cette place du corps dans l’espace ne peut être anodine, rapportée aux pratiques qui se jouent dans ces lieux.

Dans la société, enjeu de consommation omniprésent 

Si l’adolescence semble renvoyer à une catégorie d’âge aux limites plus ou moins floues – entre pré-adolescence et jeune adulte – et à des dimensions structurantes qui semblent perdurer, la catégorie sociale engagée dans des pratiques culturelles, elle, paraît beaucoup plus nette. Elle fait l’objet de propositions commerciales très claires, les industries culturelles en ont fait un segment, au sens de cible de consommation. Qu’il s’agisse de musique, de littérature, de matériel high-tech, de vêtements, les grandes enseignes et les marques ont toutes un secteur adolescent qui contribuent dans un double mouvement à proposer ce qui plaît mais aussi à façonner les goûts et fonctionner dans une certaine mesure comme une normalisation des achats et des affinités, qu’il s’agisse de séries télévisées (de Glee à Trône de fer), de jeux vidéos (League of legends, Assassin Creed), de télé-réalité, mais aussi des dystopies littéraires du type Hunger Games.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PARTIE 1 DEPLIER
CHAPITRE 1. L’ADOLESCENT, ENTRE DISCOURS ET SAVOIR
Être adolescent et être élève: dimensions individuelles et sociales
Questionner la culture adolescente aujourd’hui
Des adolescents, les lieux, des moments : un terrain
Au-delà de l’emprise des industries culturelles, des pratiques du numérique à préciser
CHAPITRE 2. UNE IDENTITE ADOLESCENTE ?
Un cadre pour comprendre l’identité
L’identité : processus, mise en mouvement, dynamique
CHAPITRE 3. ESPACE ET ECRIT
L’espace de l’écriture, entre papier et numérique : Interroger la littératie
Gestes et objets, vers la prise en compte de la spatialité de « l’écrire »
Une économie scripturale pour fabriquer des lieux ?
CHAPITRE 4. PENSER LES RESEAUX
Pour une épistémologie critique
Filet technique, sémiotique et social
Que change internet à la pensée des réseaux ?
Les réseaux numériques dits sociaux
L’adolescent dans les réseaux
CHAPITRE 5. MEDIATIONS SOCIOTECHNIQUES : UN OBJET D’ETUDE PLURIDISCIPLINAIRE COMPLEXE
Médiation(s)
De la logique de l’usage à l’appropriation
Le cas du téléphone portable
Renouveler la conceptualisation de la médiation
Médiance
PARTIE 2 MENER LA RECHERCHE
CHAPITRE 1 ENQUETER AUPRES D’ADOLESCENTS
Enquêter et restituer : deux processus imbriqués
Quelle place donner à l’adolescent dans la recherche ?
Parti pris ethnographique
CHAPITRE 2 LE TERRAIN : PROCESSUS DE CONSTRUCTION SINGULIER ET COMPLEXE
Le terrain en SIC et en géographie, objet et discours
Délimiter le terrain ?
CHAPITRE 3 DISPOSITIF D’INVESTIGATION DES PRATIQUES D’ECRITURE
S’engager dans l’enquête
Les outils de l’enquête
CHAPITRE 4 RESTITUER ET CONSTRUIRE LE RAISONNEMENT
Pensée par cas : Raisonner à partir des singularités
Choisir les cas et les écrire
Démarche d’élaboration du raisonnement pour l’ensemble de l’enquête
PARTIE 3 PORTRAITS D’ADOLESCENTS
CHAPITRE 1 DE QUELQUES ADOLESCENTS
Au lycée Persée
Au lycée Hermès
CHAPITRE 2 CARLA
Des rencontres
S’adapter au lycée et à l’internat
À domicile
Les SMS et le téléphone portable
Facebook
D’autres écrits
Carla : des stratégies pour être soi ?
CHAPITRE 3 ARTHUR
Premières rencontres
Ses activités entre lycée et vie privée
Facebook
Vie amicale et vie amoureuse
Peut-on établir un territoire par l’écriture ?
CHAPITRE 4 TASHA
Se rencontrer
Au lycée
Écrire sur Facebook
Que comprendre de cette mise en espace de soi ?
CHAPITRE 5 ALICE
Seuil de l’enquête et premières rencontres
Heroïc Fantasy, Donjons-dragons et écriture
D’autres écritures
Écriture sur Facebook
Comment devenir soi
PARTIE 4 L’ADOLESCENCE, UNE VIE TRAMEE D’ECRITS
CHAPITRE 1 LES ECRITS ET LE DISPOSITIF SCOLAIRE
Des adolescents et des enseignants
Jeux d’apparence
Tactiques ou stratégies pour assurer la continuité de l’expérience adolescente
CHAPITRE 2 LES TABLES A ECRIRE
Table d’Arthur à l’internat
Fabriquer sa table : Valérie et Alice
Tables à écrire au lycée
Prendre position
CHAPITRE 3 ECRITURE EN MOBILITE
Thomas
Cyrano
Figures de l’usager de SMS en mobilité
CONCLUSION GENERALE

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