L’adaptation du texte à une réception contemporaine
Les éléments communs aux ouvrages du corpus
On observe dans les trois textes plusieurs motifs en commun, à savoir la récurrence des mêmes motifs introductifs, c’est-à-dire la cause de l’enchantement (VII selon le schéma synthétisé) qui est dans deux cas sur trois une malédiction, (Sortilège et Le roman de la Belle et la Bête), ce qui constitue une partie de la situation initiale. Ensuite, nous avons l’élément perturbateur I, lequel apparaît dans deux textes sur les trois, (Sortilège et Le roman de la Belle et la Bête). Dans Là où la mer commence il n’est pas question de mariage mais on retrouve bel et bien l’élément de l’homme perdu en mer. La question de l’apparence monstrueuse de l’époux est présente dans les trois textes où il s’agit d’une « Bête ». Concernant les péripéties, les éléments III et V, concernant le retour de l’héroïne chez elle et le fait que son père soit en danger de mort, se retrouvent dans Sortilège et Le roman de la Belle et la Bête. Quant au groupe de motifs qui concerne la violation des interdits (IV), on peut l’identifier dans les textes Le roman de la Belle et la Bête et Là où la mer commence. Dans Sortilège, le père de la Belle entre par effraction dans la demeure de la Bête, ce qui conduit finalement à une péripétie identique à celle du motif d’origine où la Bête oblige le père à promettre sa fille. Certes, il n’est pas question de mariage du fait de la situation temporelle mais la Bête cherche bel et bien une jeune fille capable de l’aimer. Pour ce qui de l’étape concernant la réunion de l’héroïne et de son époux enchanté, dans la version de madame Leprince de Beaumont sur laquelle on s’appuie, à l’instar des trois réécritures étudiées, on retrouve le même élément : l’héroïne trouve son mari sur le point de mourir et le réanime par un baiser ou en lui promettant de l’épouser. Cela constitue le dénouement du conte.On peut déduire de ces observations que si les trois réécritures se rapprochent du schéma de la version de madame Leprince de Beaumont et que l’on retrouve un nombre conséquent de motifs en commun, les versions de Bernard Simonay et d’Alex Flinn sont celles chez qui on remarque le plus d’éléments similaires. La réécriture de Dominique Demers est la plus éloignée même si elle reprend plusieurs motifs du conte-type. Pour en revenir à Sortilège et au Roman de la Belle et la Bête, on peut conclure qu’ils respectent de manière très proche la même trame que La Belle et la Bête de madame Leprince de Beaumont.
Si on compare l’organisation des motifs et fonctions de Delarue et Propp dans Sortilège avec la version de Madame Leprince de Beaumont, on observe une similitude incontestable entre les deux œuvres. On observe cependant des éléments qui démarquent Sortilège : Le texte s’intéresse d’abord à la Bête et commence par son changement d’apparence. Cela implique une répétition de l’élément VII dans la mesure où il réapparaît à la fin, ainsi c’est le même élément qui permet de faire démarrer l’intrigue et de la terminer, ce qui produit un effet de boucle. Le motif de l’interdiction n’y est pas abordé de la même manière. En effet, si le père de la Belle brave un interdit en entrant par effraction chez la Bête, il n’est en revanche pas question de l’interdiction chez la Belle, ce que l’on approfondira dans une sous partie dédiée à l’interdiction comme faisant partie des éléments récurrents du conte-type.
En se fondant sur le schéma narratif, la réécriture de Bernard Simonay est elle aussi proche de la version de madame Leprince de Beaumont. Elle reprend un nombre de motifs similaires mais se démarque par des éléments supplémentaires, lesquels concernent la transgression de l’interdit. Ici, elle consiste pour l’héroïne à ne pas voir son époux à la lumière et une fois cette première interdiction transgressée, à ne pas dévoiler son secret, règle qu’elle enfreint également. En revanche l’interdiction concernant le père de l’héroïne est supprimée. Si
ces éléments divergent de la version de madame Leprince de Beaumont, elles sont cependant présentes dans les variantes folkloriques établies par Delarue.
On va à présent se pencher sur la réécriture de Dominique Demers, Là où la mer commence, que l’on peut considérer comme la plus éloignée de la version de madame Leprince de Beaumont par rapport aux deux autres textes du corpus. En effet, c’est celle qui reprend le moins de motifs et de fonctions du conte-type. Cependant, on peut quand même considérer qu’il s’agit d’une réécriture dans la mesure où certaines fonctions n’apparaissent pas comme telles mais on trouve des éléments qui s’en rapprochent : par exemple, l’absence de merveilleux ou de surnaturel implique qu’il n’y ait pas d’ « époux surnaturel » ni de malédiction mais le personnage est quand même qualifié de « Bête » dans la mesure où il a bel et bien une apparence monstrueuse justifiée par des causes réalistes. De même, s’il n’est pas à la recherche d’une fiancée, il est malgré tout confronté à la « Belle » et leur histoire aboutit à la fin du roman, à savoir qu’ils restent ensemble, se marient et vivent heureux.La mise en relation des deux manières respectives de Delarue et Propp effectuée pour aborder le conte a ainsi permis de faire ressortir les éléments incontournables de l’intrigue, ce qui permet une meilleure compréhension de l’histoire. Histoire qui reste la même dans son essence, notamment chez Bernard Simonay et Alex Flinn. On peut appuyer cette observation en mettant en évidence les caractéristiques majeures du conte qui y sont présentes.
– La présence de l’animal
Dans le cas du conte-type 425, l’animal ou « l’époux-animal » est l’un des personnages principaux de l’histoire. Son aspect animal, monstrueux est ce qui caractérise son apparence et sa souffrance. Il est dans la plupart des versions lié à une malédiction et constitue le point de départ de l’histoire. C’est la raison pour laquelle on retrouve cet aspect dans chaque version étudiée.
Dans la réécriture de Dominique Demers, l’aspect du personnage n’est pas lié à une malédiction, son visage défiguré n’a pas de rapport avec le surnaturel mais son apparence reste monstrueuse et il est surnommé la Bête.
Le fils portait un masque.
C’était un masque de cuir, souple et fin, noué derrière la tête avec quatre brins. Le front découvert du jeune homme révélait une chair meurtrie. Sa chevelure fauve était abondante, mais il n’avait plus de sourcils. Rien ne semblait préparer à la vue des yeux immenses qui semblaient dévorer ce visage. Sous ce regard noir, obsédant, le masque était plaqué sur une chair qu’on devinait ravagée, car le cuir mince se plissait et se creusait par endroits, notamment au milieu du nez. Une large ouverture révélait une bouche quasi-intacte. De près, toutefois, on remarquait que les lèvres étaient rongées à la commissure, d’un seul côté, celui du cœur.Cette description donne une dimension bestiale à l’aspect du personnage dans la mesure où il est doté d’une « chevelure fauve […] abondante ». Cependant, on peut être sensible à la violence de la description qui insiste sur le caractère dévasté du visage de la Bête avec les termes « meurtrie », « dévorer », « ravagée », « rongées » . Ainsi, l’aspect animal est moins sensible que celui de l’idée d’un être défiguré.
Quant au personnage principal de Sortilège, son apparence se rapproche bel et bien de celle d’un animal monstrueux :
J’étais un monstre
Le miroir me renvoyait le reflet d’une créature hybride ni tout à fait loup, ours, gorille ou chien, sorte de mutant atroce et bestial marchant debout comme un humain, sans en être un cependant.9
On relève en effet dans cet extrait les champs lexicaux de la bestialité et de la monstruosité. Le thème de la bestialité est également présent chez Simonay. Nommé la
« Créature de Nychorante », l’époux maudit n’est pas recouvert de poils mais d’écailles, ce qui lui donne une dimension reptilienne.Sa silhouette s’enfla, sa peau changea de couleur, se couvrit d’écailles semblables à celles des serpents. Ses cheveux disparurent. Son visage se transforma en celui d’un monstre effrayant, aux yeux reptiliens et couleur de rubis. Dans son dos se développèrent deux ailes longues et noires, terminées par des griffes, tout comme ses mains, changées en serres.Cette description se distingue des autres dans la mesure où c’est l’imaginaire antique des monstres qui caractérise ce portrait. Dans ce cas précis, la malédiction de la Bête affecte non seulement aussi son esprit dans la mesure où, à la lumière du jour, il ne perd pas seulement son apparence humaine mais aussi ses souvenirs. Il perd ainsi son humanité et ses instincts animaliers prennent le dessus, il devient dangereux dans la mesure où il perd le contrôle de ses actes.
La recherche d’une fiancée
La recherche d’une fiancée est l’élément incontournable de l’histoire et concerne l’époux-animal. En effet, c’est généralement ce qui permet à ce dernier de briser la malédiction et de retrouver son apparence, ou du moins de trouver le bonheur.Cette caractéristique se manifeste de manière plus ou moins évidente dans les textes du corpus étudié. Elle apparaît clairement chez Flinn et Simonay. Dans Sortilège, le héros recherche une fiancée pour se libérer de sa malédiction. Concernant Le roman de la Belle et la Bête, l’approche est plus subtile. « L’époux enchanté » observe sa future fiancée depuis sa naissance sans qu’elle le sache et est déjà amoureux d’elle lorsqu’il lui demande de l’épouser. Ensuite, il s’aperçoit que cela ne suffit pas pour briser la malédiction dans la mesure où il reste un monstre et ne peut toujours pas la voir à la lumière du jour mais continue de l’aimer en dépit de cela. Le motif de la recherche d’une fiancée reste donc bien présent. En revanche, dans Là où la mer commence, ce motif n’est pas clairement mentionné. Le personnage de la Bête est plus ou moins prisonnier et refuse tout contact avec le monde extérieur, c’est la Belle qui vient vers lui, les rôles sont inversés. Pourtant, il tombe amoureux d’elle et l’histoire d’amour est donc bien présente, on peut donc considérer que la caractéristique est présente même si elle ne s’exprime pas de manière aussi explicite que dans les autres versions et réécritures.
La transgression des interdits
La transgression des interdits permet généralement de créer des rebondissements et d’accélérer le déroulement de l’histoire. Elle ne concerne généralement pas l’époux-animal mais la Belle et éventuellement son père. C’est le cas dans Le roman de la Belle et la Bête où l’époux-enchanté accepte que la Belle rende visite à sa famille mais lui pose comme condition de ne pas dévoiler son secret. Cette condition est plus formulée comme une inquiétude que comme un ordre dans la mesure où il fait confiance à celle qu’il aime pour ne pas le trahir mais est conscient, que d’un autre côté, elle ne sait pas mentir. D’ailleurs, elle révèle la vérité malgré elle. Cependant, dans les deux autres réécritures, l’interdiction ne concerne pas la jeune fille aimée mais l’époux-animal. Dans Sortilège comme Là où la mer commence, l’interdiction est instaurée par le père de la Bête : il lui interdit de sortir de sa demeure en exposant son apparence à des tierces personnes. Néanmoins, cette interdiction est transgressée dans les Appellation employée par Paul Delarue et Marie Louise Ténèze dans leur ouvrage Le conte populaire
deux cas. Ainsi, même si l’interdiction et sa transgression sont abordées avec beaucoup de liberté par rapport au conte initial, elles sont bel et bien présentes dans les réécritures étudiées. On peut même penser qu’elle apparaît de manière plus nette dans Sortilège que chez Madame Leprince de Beaumont : dans le premier cas, elle apparaît comme nettement condamnable car elle est cumulée à une entrée par effraction tandis que dans le second cas, on peut la considérer comme discutable dans la mesure où le père de la Belle ne s’est pas vu signifier l’interdiction de cueillir la rose et où il le fait par amour pour sa fille.
Le changement d’apparence chez un personnage
Le changement d’apparence est un élément que l’on retrouve très souvent dans les contes et contribue à les caractériser comme appartenant au genre du merveilleux. Outre le conte-type numéro 425, on retrouve cet élément dans le conte type 402 connu sous le nom de la Princesse et la Grenouille. Dans un cas comme dans l’autre, le fait que le personnage ayant une apparence de monstre ou d’animal repoussant reprenne forme humaine à la fin du conte et redevienne un beau jeune homme constitue une fin heureuse et correspond à la fin de la malédiction qui pesait sur le personnage. Souvent, le changement d’apparence se produit parce que la fiancée a su voir au delà de l’apparence du personnage maudit, elle éprouve de la compassion ou de l’affection pour lui et la témoigne par un geste d’amour tel qu’un baiser ou une caresse. C’est ce qui déclenche le changement d’apparence, lequel peut être considéré comme une récompense, pour le jeune homme qui a su se faire aimer en dépit de son apparence, comme pour la fiancée qui a su voir au delà de celle-ci. Cet élément est présent dans Sortilège où la jeune fille aimée dit au héros maudit qu’elle l’aime et lui donne un baiser, ce qui met fin à la malédiction. Il y a aussi un geste d’auto-référence consistant à dire que l’on n’est pas dans un conte où il suffirait d’un baiser pour lever la malédiction alors que c’est quasiment le cas avec seulement une variation de degré qui s’explique par le changement d’époque et de genre.
Extrait n°1
– Je t’aime aussi, Adrian. […]
Il était trop tard. Trop tard. Pourtant, elle s’est penchée et m’a embrassé – mes yeux, mes joues et
ma bouche dénuées de lèvres.
[…]
J’ai porté ma main à mes yeux. C’était une main parfaitement humaine, comme le bras auquel elle était attachée. J’ai touché mon visage. Il était humain lui aussi.
Extrait n°2
Certes, il était dingue, aussi dingue de croire en la magie, d’espérer qu’un simple baiser renverserait la vapeur.
On peut aussi le relever dans Le roman de la Belle et la Bête où la Belle comprend qu’elle doit aimer son mari à la lumière du jour, lorsqu’il prend son apparence monstrueuse et oublie qui il est. Ce dernier refuse, de peur de lui faire du mal, mais elle lui fait confiance et on peut penser que c’est cette confiance qui est à l’origine de la fin de la malédiction. Le geste qu’esquisse Aurore en touchant Philippe peut être assimilée à celui d’un sculpteur, dans la mesure où la sculpture a une place significative dans le roman.
–La malédiction ne tombera que si j’accepte d’aller au bout de l’amour que je vous porte, Philippe. […] Et elle durera tant que je ne me serai pas donnée à vous en pleine lumière.
– Aurore, je risque de vous tuer !
– Vous ne me tuerez pas ! Votre amour pour moi est suffisamment fort pour vaincre. Et vous le savez !
[…]
Elle noua ses bras autour du cou de la Créature. Les ailes se refermèrent sur elle. Avec délicatesse, Aurore posa ses mains sur le visage à la peau rugueuse. Alors, se produisit un phénomène extraordinaire. Peu à peu, sous les doigts légers de la jeune femme, les écailles s’effacèrent, laissant apparaître une peau humaine. Lentement, comme sculpté par les caresses précises de la Belle, la Créature se métamorphosa, les ailes se rétractèrent, s’évanouirent dans le néant, les griffes tombèrent en poussière.
En ce qui concerne le texte Là où la mer commence, il n’y a pas de changement d’apparence dans la mesure où son apparence n’est pas due à un maléfice. Cependant, la Belle perçoit de la beauté chez la Bête, elle est frappée par ses yeux qu’elle trouve magnifiques.
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Table des matières
Introduction
I La reprise du conte-type dans sa structure et son essence par la version de madame Leprince de Beaumont et les textes ducorpus
I-1Etablissement du schéma narratif de la version de Mme Leprince de Beaumont
I-2 Les éléments communs aux ouvrages du corpus
I-3 Les éléments qui montrent des perturbations dans l’ordre
II L’adaptation du texte à une réception contemporaine
II-1 Le format adapté à un public contemporain
II-2 Les codes de la lecture de divertissement
II-3 La tension entre le maintien de l’irrationnel lié au conte et un désir de ramener à de l’explicable
III La dimension romanesque
III-1 Les schémas actanciels
III-2 Perspectives
III-3 Des univers qui jouent avec la norme
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