L’action efficace de l’écrivain et du héros sur la réalité

Creuser dans les acquis

Kazantzaki est, comme le dit Kimon Friar, son traducteur et ami anglais, « un homme qui avait une seule vision, à laquelle il essayait de donner une forme avec tous les moyens qu’il avait en sa possession : avec l’épopée, le drame, les romans, les impressions de voyage, la traduction et même avec l’action politique » . Mais dans cette énumération aucune catégorie ne pourrait contenir Ascèse, et pour cause, la forme de ce petit livre et la place dans l’œuvre sont très particulières. Kazantzaki écrit : « Comme vous savez, ce fut la graine d’où a fleuri toute mon œuvre; tout ce que j’ai pu écrire par la suite ne fut qu’un commentaire et une illustration de l’Askitiki». Il redira en effet dans une lettre à Max Tau du 15 septembre 1951, trente ans après l’avoir écrit, , qu’il s’agit de son « credo », du « noyau » de son travail, davantage encore, ajoutera-t-il le « noyau de sa vie » . Alors qu’il s’agit d’une œuvre de maturité -Kazantzaki avait quarante ans quand il finit une première version en 1923- Ascèse est le point de départ duquel jailliront les autres livres, comme s’il condensait dans ce petit livre, à l’état virtuel, comme le « noyau », la « graine » contiennent en eux le fruit ou les fleurs, toutes les créations qui allaient venir. Et ce petit essai est en effet très dense. S’il est unique et s’il y reste fidèle toute sa vie, tout donne à penser que cette vision dont il essaie de faire apparaitre le spectre dans Ascèse porte en elle une énergie, pour ne pas dire une raison, qui pousse Kazantzaki à créer ses autres œuvres, qu’elle est exigence de créations. D’une multiplicité de créations aux formes bien différentes les unes des autres comme le notait Kimon Friar, on remontera vers une seule vision : il faut en déduire que cette vision en elle même, épurée de toutes les représentations qui l’ « illustreront », la « commenteront », n’a pas une forme particulière. Mais elle porte en elle virtuellement toutes ces formes, de la même manière que l’argument contient une multiplicité d’exemples qui le confirmeront. D’un autre côté rien ne laisse présager dans la graine de la forme que prendront les fleurs. Une analyse de l’œuvre de Ascèse ne pourra pas nous donner un aperçu de ce qu’il allait écrire ensuite ; le livre est dense, mais ce n’est pas un condensé de ses œuvres. Il nous donne cependant, en partie grâce aux travaux de Bergson, une idée des qualités caractéristiques du surhomme qu’il s’agira ensuite de matérialiser, dans la deuxième et troisième partie, en faisant face à de réels obstacles, précis, singuliers, obstacles qui exigent d’agir dans une réalité déterminée. En attendant, le sur-homme se dessine peu à peu dans ses contours imprécis : libéré des contraintes de l’intelligence, il voit toutes choses pour la première fois, mais libéré également d’une religion qui ne le trompe plus, c’est à l’idée de la mort directement qu’il est confronté. A la recherche d’un sens nouveau, toute la deuxième partie d’Ascèse (« la Marche ») qui fera l’objet du deuxième chapitre de cette partie, nous indiquera la direction à prendre : nous introduirons l’idée d’une continuité vitale, d’un élargissement temporel de notre vision qui embrasse désormais un passé pré-humain pour comprendre la forme du présent. Le dépassement des limites inclut idéalement celle de la mort, mais aussi les limites temporelles dans la visée de notre action. Le sur-homme agira en visant non pas l’œuvre d’une vie, mais l’œuvre de l’élan vital. Dans le troisième chapitre, nous confronterons notre étude à celle des commentateurs qui sont souvent partis de l’élan vital comme Dieu évolutif, apparaissant dans la troisième partie d’Ascèse, comme son Dieu.

« Retour » à une vision virginale du monde

Suspension de l’intelligence

Dans son petit essai sur Bergson, Kazantzaki reviendra plusieurs fois et surtout dans une première partie qu’il appelle Limites de l’intelligence, sur le problème des concepts :

Il y a donc une contradiction incurable entre nos concepts et nos sentiments, entre l’intelligence et notre expérience intime. Bergson a étudié en profondeur cette contradiction en avançant bien au-delà de Kant. Il est le premier à refuser que la logique puisse avoir la capacité de saisir, non plus seulement les noumènes, comme l’a démontré Kant mais également les phénomènes de la réalité vivante. Elle possède cependant un territoire infini où son autorité est invincible .

Notons aussi que les cours de Bergson au Collège de France suivis par Kazantzaki en 1907- 1908 traiteront le problème de la formation et des idées générales, dont le concept constitue un aboutissement . Le premier devoir de la première partie d’Ascèse reprend à son compte et sous la forme impérative, le besoin de limiter les pouvoirs de l’intelligence, ou ce qu’il appellera aussi maintes fois l’esprit « logique », créateur d’ idées abstraites. Dans la partie « la préparation » d’Ascèse, il distingue chez l’homme deux tendances opposées dont l’homme a pour devoir, avant d’embrayer la marche de la seconde partie, de circonscrire chacun de leur royaume. Une première, manœuvre de l’intelligence, crée dans le chaos un monde qui se suffit à lui-même, indépendant, complet, infini dans son royaume et qui fait sens par lui même : c’est le monde visible qui s’offre clairement aux cinq sens : « Tout ce que je vois, entends, goûte, sens et touche, est création de mon entendement » . Dans la traduction d’Octave Merlier le terme de « ο νους » est traduit par « entendement », ce qui met davantage l’emphase sur la confrontation à la philosophie kantienne. Mais c’est oublier que Kazantzaki a lui-même retranscrit une bonne partie de son Ascèse dans son livre Le jardin des Rochers écrit en français et qu’il utilise les termes «intelligence », « cerveau » et non « l’entendement » . Dans son petit essai sur Bergson, c’est aussi naturellement le terme d’intelligence qu’on utilisera pour la traduction dès lors que Kazantzaki y est fidèle à la terminologie bergsonienne. Cette première partie d’Ascèse rappelle en effet beaucoup la partie de son Essai sur Bergson dans laquelle il distingue l’intelligence de l’intuition.

C’est peut-être quand il parle du concept et de l’intelligence que son langage se fait le plus abstrait : il parle d’ « intelligence », de « lois », d’ « apparence », de « vérités humaines », de « relations ». On le voit même, dans cette œuvre si poétique, énoncer en cinq points graduels les limites de l’objet de l’intelligence qui se resserrent : les objets de l’intelligence sont les apparences, les apparences de la matière, les relations des apparences de la matière, relations enfantées par l’homme, relations commodes pour les besoins pratiques et mentaux de l’homme . L’intelligence a comme dans la philosophie bergsonienne le rôle bien spécifique d’aider à notre prise sur la réalité. Pour satisfaire ce besoin, Bergson a démontré qu’elle découpe dans la réalité les objets sur lesquels son action pourra s’asseoir , elle se donne l’échelle du monde pour s’y mouvoir, elle recoupe les éléments pour pouvoir les nommer, les lois pour pouvoir les soumettre. Dans l’Essai, Bergson montre que l’intelligence découpe les états de conscience pour pouvoir les communiquer et les saisir : tristesse, joie, colère, deviennent sous ses coups de cisaille, des moments extériorisés, c’est-à-dire, des moments dont on croit pouvoir saisir le commencement et la fin et dont la différence entre toutes ses nuances s’efface au profit d’une différence de degrés. La tristesse est la même pour tous, juste un peu plus ou un peu moins grande, elle a perdu de sa vitalité, mais gagne en même temps l’expression par laquelle l’autre peut la comprendre. Il n’y a là rien de l’expérience intime du monde, mais elle fournit le cadre de la vie sociale dans laquelle les individus partagent la même vision structurée du monde et les mêmes habitudes.

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Table des matières

Introduction
Annonce du plan
PREMIERE PARTIE
Du chaos à l’élan vital : formation du « sur-homme » bergsonien
Premier chapitre : creuser dans les acquis
I) « Retour » à une vision virginale du monde
a) Suspension de l’intelligence
b ) Du chaos à la solidification
c) Voir pour la première fois
d) Inverser la manière de penser : creuser dans les constructions de l’intelligence
II) Pensée de l’abîme : vaincre le dernier obstacle
a) Pensée de la vanité.
b) Nietzsche et Bouddha : dépasser les premières influences
Deuxième chapitre : Constitution de l’homme nouveau
I) Réinsérer chaque chose dans le Tout.
a) Dépassement du « moi » et du « mot »
b) continuité vitale entre les individus.
II) Problème de la primitivité et du progrès
a) le primitif avant et après l’intelligence
b)La mémoire découverte : Continuité de l’homme à l’humanité
c) l’homme et ses descendants.
III) Premiers traits de l’homme intuitif
a) Le sur-homme bergsonien
b) Schéma d’une morale : nouvel axe des vertus.
c) L’attitude de vie du nouveau personnage
Troisième chapitre: L’élan vital, vers une matérialisation croissante.
I) Occurrence du mouvement et personnification
II) l’Elan vital comme terme générique
a) Destruction ou dépassement ?
b) Maturation de l’idée de l’élan vital dans la pensée Kazantzakienne.
c) Du dieu bergsonien à l’intuition de la durée.
d) Problème théologique et processus divin
II) créations divines et créations humaines :Dieu comme personnage de la fabulation
moteur d’évolution de l’homme
a) visible et invisible
b) représentation efficace de Dieu
DEUXIEME PARTIE
L’action efficace de l’écrivain et du héros sur la réalité
Premier Chapitre : Le mot comme obstacle, instrument et stimulant
I) Ecart entre l’intelligence et l’esprit : le mot comme obstacle
II) Nécessité de l’expression
a) Le mot comme contrepoids : réinsertion de l’esprit dans la réalité
c) Fixation de l’esprit et mise en ordre dans le mot
d) La matière comme laboratoire de l’esprit
III) Faire de l’esprit avec la matière
a) transsubstantiation naturelle
b)Acte de la transsubstantiation
IV) Changement de nature : langage et roman
a) Du langage conceptuel au langage créateur
b) Insuffisance de la matière du roman
d) le rythme du roman englobé dans la durée universelle
Deuxième chapitre: les hommes d’action et l’écrivain mobilisé
I) Le pouvoir d’action de l’art
a) pouvoir « local » de l’écrivain : créateur de notre perception
b) l’art et le temps de l’acte créateur
c) Contrepoids de la matière littéraire à la réflexion philosophique
II) La graine qui devient semence : l’homme créateur de l’humanité
a)Le communisme et l’action des profondeurs du héros
b) Jésus semeur de la graine, cause non productrice
III) Les personnalités créatrices du futur : Kazantzaki comme poète visionnaire
Troisième chapitre : Effort indivisible du temps créateur, lecture linéaire de la genèse de l’Odyssée
a) maturation profonde et attente féconde
b) Se soumettre au rythme universel
c) l’œuvre comme la raison d’être de toute sa vie
d) le récit comme extériorisation maximale de l’intuition
e) Le « Cri », ou l’œuvre détachée qui dure
Conclusion

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