Le contexte sociolinguistique : panorama des langues du Maroc d’aujourd’hui
Je présente ici le paysage linguistique marocain contemporain, puisque c’est dans ce contexte que j’enquête sur l’action culturelle francophone. J’ai aussi mis en annexe (Annexe 5) les tableaux réalisés par Messaoudi (2010), qui apportent une autre grille d’analyse des langues en exposant celles-ci, non pas l’une après l’autre comme je le fais ici, mais en les comparant en fonction de leurs usages, ce qui peut être une autre manière de rendre compte des valeurs sociales attribuées aux différentes langues.
L’amazighe
Les origines
L’amazighe constitue la langue des populations les plus anciennes d’Afrique du Nord que l’on ait reconnu jusqu’alors, (Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.63), encore présente dans environ dix pays du continent africain (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Niger, Egypte, Mali, Burkina Faso, Mauritanie) appartenant à la région Maghreb-Sahara-Sahel. Cela étant, c’est en Algérie et au Maroc que les amazighophones sont de loin les plus nombreux (Chaker, 1999, p.11). Je qualifie donc cette langue comme « la » plus anciennement parlée reconnue au Maroc. Elle peut se décliner en trois grands dialectes (Majdi, 2009, p.151 ; Boukous, 1995a, p.691 ; Chaker, 1999, p.11), qui eux-mêmes renferment des variations et des variétés, et qui sont poreuses, non figées (Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.64) :
– le tarifite ou rifain, dans le Nord-Est ;
– le tamazighte, dans le Moyen-Atlas, dans la partie septentrionale du Haut Atlas, et dans le Sud-Est ;
– le tachelhite, dans la partie méridionale du Haut Atlas, et la région du Sud-Ouest J’ajoute que si l’on prend en compte les processus « d’émigration externe », « d’exode rural » (Chaker, 1999, p.12), et « d’urbanisation des régions amazighophones » (Boukous, 2013, p.14) qu’a connu le Maghreb au XXe siècle, on peut aussi désigner certaines grandes agglomérations comme de nouveaux foyers berbérophones : au Maghreb à Alger et Casablanca, mais d’ailleurs aussi en Europe (Chaker, 1999, p.12), avec Paris et Berlin par exemple. Mais avant ces changements relativement récents et qui témoignent des modifications fortes du paysage linguistique marocain, les villes marocaines, sauf Agadir et quelques autres, étaient et demeurent malgré tout principalement arabophones. L’amazighe tient ainsi un rôle véhiculaire et central dans les milieux ruraux, et vernaculaire en domaines urbains (Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.66).
Cette langue comprend de nombreux emprunts, notamment à l’arabe et au français, complètement assimilés dans des formes amazighes, (Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.64). De plus, elle est le symbole culturel de l’appartenance à la communauté amazighe, à la fois substrat et vecteur de celle-ci (2000, p.66). D’ailleurs, Chaker insiste sur le fait que la langue amazighe constitue « le critère le plus évident, le plus indiscutable d’identification des populations berbères», au-delà des autres spécificités d’ordre socioculturel : « une tradition orale spécifique, un patrimoine culturel, des particularités d’organisation sociale » (Chaker, 1999, p.12), etc., alors que le peuple marocain et plus largement maghrébin est en grande partie d’origine berbère (avant l’arabisation) mais actuellement non amazighophone.
Une langue historiquement stigmatisée nouvellement revitalisée
Selon les recensements, et malgré sa perte de vitesse liée aux migrations et à l’urbanisation croissante du Maroc alors que la ville stigmatise l’amazighe (Miller, 2011, p.61 et p.63), cette langue est parlée par environ 28% de la population marocaine (Boukous, 2013, p.14). Benzakour, Gaadi et Queffélec précisaient en 2000 (p. 65-66) qu’il était encore difficile de dénombrer l’ensemble des locuteurs à ce moment, puisque « le nombre de berbérophones constitu[ait] en lui-même un enjeu politique important dans les pays du Maghreb et il [était] donc l’objet de vives polémiques et d’estimations très divergentes » d’une part, mais aussi parce qu’il n’existait pas vraiment d’outils de recensement linguistiques « systématiques et fiables » dans ces pays (Chaker, 1999, p.11).
Force est de constater que la situation de l’amazighe a évolué depuis ces écrits, au moins au Maroc : effectivement, elle a été reconnue dans ce pays par la Constitution du 17 Juin 2011 (Annexe 2) comme langue officielle aux côtés de l’arabe. Ce changement, s’il est accompagné, pourrait bien transformer le « marché linguistique marocain» (expression de Boukous, 1995b, faisant référence au « marché linguistique », notion travaillée en France d’abord par Bourdieu (1982), dans lequel l’amazighe était jusque-là marginalisé. En effet, comme Quitout l’a rapporté, « Dans une échelle de valeurs de langues du Maghreb, l’amazighe occupe la place la moins prestigieuse » (2007, p.87), Benzakour, Gaadi, Queffélec, (2000, p.66) y ajoutent « y compris aux yeux des locuteurs natifs ». De par le fait qu’il soit parlé par une minorité (quantitativement parlant), qu’il soit essentiellement oral, non standardisé (jusqu’à 2003) et extrêmement dialectalisé avec des parlers très distincts, associé au monde rural, (Chaker 1999, p.13), et enfin associé au genre féminin (Miller, 2011, p.62), l’amazighe a effectivement été discriminé, et depuis très longtemps (Chaker, 1999, p.13).
Cela étant, dès l’indépendance, et d’autant plus à partir des années 1970 -1980, en pleine politique d’arabisation, une poignée d’intellectuels et d’associatifs (par exemple l’Association Marocaine pour la Recherche et l’Échange Culturel [AMREC], selon Miller, 2011, p.62) se mobilisèrent pour sa reconnaissance en tant que langue et culture (Quitout, 2007, p.87), ce qui aboutit à un certain nombre de d’actions en sa faveur : par exemple, la Charte d’Agadir en 1991 (de Ruiter, 2006, p.22), premier document au sein duquel la « cause amazighe » et du même coup sa langue ont été exprimées clairement. Aussi, il y a eu la création en 2001 de l’Institut Royal de la Culture amazighe ou IRCAM28 (de Ruiter, 2006, p.24 ; Benzakour, 2007, p.49), chargé d’abord de « l’introduction de l’enseignement de l’amazighe dans le système scolaire » : cela a constitué un tremplin pour sa reconnaissance, vu que, comme le rappelle de Ruiter (2006, p.12), elle est restée modestement enseignée et n’a pris qu’une place moindre dans l’éducation (au sein d’écoles primaires notamment, Messaoudi, 2013, p.6) suite à la réforme de l’enseignement de 1999, qui était censée la relancer dans les dynamiques linguistiques marocaines.
Un risque de déplacer la stigmatisation des amazighophones ?
Comme le précise Miller, « la mise en écrit [qui a été l’une des principales actions autour de la reconnaissance de l’amazighe] apparait souvent comme un renforcement des catégorisations et des frontières linguistiques » 2011, p.57), s’il n’existait pas déjà implicitement ou explicitement une hiérarchisation intralinguistique entre les multiples parlers amazighes. L’auteure parle d’ « effet de ricochet », (puis qu’en voulant la reconnaissance d’une minorité culturelle sont discriminés à nouveau un ensemble de personnes qui l’étaient déjà auparavant) qui s’accompagne d’un effacement volontaire des emprunts et néologismes (2011, p.62-63). Créer un amazighe de référence pourrait entrainer les mêmes difficultés que connaissent déjà la majorité des locuteurs marocains avec l’arabe et le français notamment.
Le passage qui suit résume bien cette contradiction : « En voulant en faire une langue nationale, présente dans le domaine public, enseignée, standardisée, les militants ou linguistes qui participent d’une façon ou d’une autre à sa codification, la rapprochent du pouvoir politique et relèguent, consciemment ou inconsciemment, les locuteurs ruraux à la périphérie » (2011, p.63). De plus, ce processus crée des tensions au sein même de la communauté amazighophone : « De plus en plus de voix s’élèvent pour demander la reconnaissance des principales variétés régionales » (Miller, 2011, p.67), alors que la volonté de départ était de rassembler et d’agir pour la dignité des locuteurs.
L’arabe
Son introduction au Maroc et plus largement au Maghreb remonte au VII e siècle de notre ère et correspond d’abord à l’expansion musulmane le long du littoral méditerranéen. Cette date correspond à la première période que Boukous (1998, p.7) appelle « intromission ». S’en suivront d’autres vagues d’arabisation, dont les pratiques actuelles résultent : au IXe siècle, avec la création de noyaux arabophones (1998, p.7) et particulièrement au Maroc avec la fondation de la ville de Fès ; au XIIe siècle, renforcement du processus par un flux de tribus somaliennes (Béni Hilal et Béni Maâqil notamment) qui arabisèrent à nouveau le Maghreb, et enfin au XVe siècle s’opère un processus de consolidation de cette arabisation déjà en marche, par l’arrivée massive, suite à la Reconquista espagnole, d’andalous arabophones : au Maroc notamment à Rabat, Salé, Fès, Tétouan…qui eut pour effet de mettre un terme à l’existence de certaines communautés amazighes qui jusque-là avaient échappé aux processus d’arabisation antérieurs (Quitout, 2007, p.78).
L’arabe classique/littéraire
Il correspond à la forme écrite de l’arabe, (Quitout, 2007, p.78) et constitue une référence, un symbole du patrimoine culturel arabo-musulman. Provenant du Coran, il est ainsi érigé comme langue de prestige, sacralisation qui lui garantit « prééminence et sauvegarde contre tout risque de le voir supplanté par les langues maternelles [l’auteur entend par là l’arabe dialectal et l’amazighe] reléguées aux rangs des dialectes et des patois » (Ait Lemkadem, 1999, p.26). La référence pour fixer ses normes n’est autre que le texte coranique lui-même (Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.67). L’arabe classique a été utilisé pendant très longtemps pour des prédications et de l’enseignement religieux, par les établissements religieux, les agents du pouvoir central, et les cadres des administrations. Dans cette lignée, son utilisation actuelle est dédiée le plus souvent aux situations formelles à caractère religieux ou politique.
C’est une langue qui a des règles, des schèmes bien précis (Messaoudi, 2009, vidéo 1) renforcé par toute une tradition écrite, (Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.67), comme la poésie préislamique (Majdi, 2009, p.151). Il a ainsi peu évolué depuis plus de quatorze siècles. Il agit comme un moyen unificateur « d’un peuple linguistiquement (et culturellement) hétérogène », en même temps qu’il garantit « l’appartenance au monde arabo-musulman du Maghreb et d’Orient » (Ait Lemkadem, 1999, p.26). Actuellement, il représente la langue officielle du Maroc, même s’il n’est précisé dans aucun texte que c’est précisément cette variété d’arabe qui est instituée (Miller, 2011, p. 61), statut qu’il partage depuis 2011 avec l’amazighe. Pour autant, il n’est jamais utilisé « comme mode de communication spontané » (Quitout, 2007,78 ; Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.67), et n’est la langue maternelle de personne, au Maroc comme dans tout le monde arabe. Il est appris seulement à l’école (Quitout, 2007, p.80).
C’est là que se joue tout le paradoxe autour de cette langue : à la fois elle est perçue par certains comme ce qui devrait être parlé effectivement, comme ce qui devrait être la norme spontanée de communication, alors qu’elle ne l’a jamais été : « Les défenseurs de l’arabité s’attendent (…) à ce que les masses sociales marocaines s’approprient définitivement et par défaut l’arabe classique comme moyen de communication orale et écrite partagée » (Ait Lemkadem, 1999, p.27). L’arabe classique est donc dans une certaine mesure, une langue artificielle, puisque non maintenue spontanément dans la société, mais dans des sphères bien particulières et notamment la sphère religieuse, domaine qui au Maroc est primordial puisque comme on l’a vu, cet Etat est une monarchie de droit divin, et que la religion y tient un rôle prépondérant.
L’arabe moderne ou littéral
Cette variété tient son origine au XIXe siècle et a s’est déployée d’abord chez l’élite moderniste proche-orientale, et les intellectuels arabes (Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.67), dans un contexte social de modernisation pour laquelle l’arabe classique ne pouvait être adéquat (Quitout, 2007, p.81), notamment pour assurer la communication technique et culturelle. Au lendemain de l’indépendance, l’arabe moderne s’est donc développé, avec des structures grammaticales assouplies, un vocabulaire plus adapté par rapport à l’arabe classique, pour mieux faire passer et comprendre les idées nouvelles à la masse. Il correspond à la variété utilisée actuellement dans de nombreux médias, dans les communications formelles, et par les administrations (Quitout, 2007, p.81), dans les domaines économiques, politiques, où le français lui fait d’ailleurs une forte concurrence (De Ruiter, 2006, p.29).
L’avantage de cette variété d’arabe est qu’il permet une communication très aisées à l’écrit entre au moins vingt-deux pays (Messaoudi, 2013, p.7) du monde arabophone, mais aussi la circulation des biens (via les chaines satellitaires et Internet) et des personnes au sein de ce même espace. Il occupe par ailleurs la sixième place à l’ONU.
Il n’est pas morphosyntaxiquement et phonologiquement très différent de l’arabe classique, (Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.67-68) et outre les processus d’adaptation et de simplification, cette variété s’est empreinte de langues étrangères, qui correspondent aux terminologies des «inventions et découvertes » de cette période, et aussi aux expressions et structures propres au français, à l’espagnol (Quitout, 2007, p.81) et à l’anglais (Messaoudi, 2009, vidéo 1), liées aux contacts de plus en plus fréquents avec l’extérieur exigés par le processus de modernisation ( Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.68).
L’arabe médian/intermédiaire
Quitout (2007, p.81) et de Ruiter (2006, p.28) parlent d’ un « arabe médian », que Messaoudi appelle « arabe intermédiaire », qui correspond, en deuxième réponse (en plus de l’arabe littéral) à la situation de diglossie formelle entre arabe classique et arabe dialectal, à une variété basée lexicalement sur l’arabe moderne et morphologiquement et syntaxiquement sur l’arabe dialectal. Elle est utilisée essentiellement dans des communications orales formelles entre locuteurs alphabétisés (Quitout, 2007, p.82). Comme le souligne Messaoudi (2009, vidéo 1) : « Il y a une telle gradation entre tel niveau standard et tel niveau du dialectal, qu’on ne sait pas si l’Arabe intermédiaire est au milieu, en haut ou en bas de l’échelle ». En d’autres termes, il est difficile de voir à quoi elle renvoie. On pourrait créer des catégories à l’infini, ce qui n’est pas forcément utile, ni pour autant représentatif de la réalité complexe et incommensurable des variétés et des variations.
L’arabe dialectal ou darija
Définition et variétés
Cet ensemble linguistique que l’on appelle arabe dialectal est la variété qui « assure toujours les besoins de communication quotidienne, à la maison, dans la rue, dans les situations non-officielles…aussi bien pour les lettrés que pour la masse » (Quitout, 2007, p.78). En d’autres termes, c’est l’ensemble des pratiques orales arabes en situations ordinaires des marocains. C’est ce que confirme de Ruiter (2006, p.12): « l’arabe marocain joue, dans la vie quotidienne, un rôle de langue de communication orale, utilisée presque partout dans le royaume ». Il est très souvent appelé « darija », pour le différencier de l’arabe classique « fusha » (Miller, 2011, p.63).
Il constitue la langue première, (je préfère parler de langue première et non de langue maternelle, car ce terme renvoie justement à la première langue que l’on apprend, qui n’est pas forcément transmise que par la mère, expression qui revient trop souvent, même chez les spécialistes) des maghrébins non amazighophones. Elle sert de moyen de communication entre locuteurs arabophones et amazighophones d’une part (les amazighophones étant très souvent arabophones mais pas forcément l’inverse) ; et entre amazighophones parlant des variétés éloignées d’autre part, (Quitout, 2007, p.78) les variétés d’amazighe étant « pratiquement inintelligibles » entre elles (2006, p.12).
L’arabe dialectal est la variété la plus utilisée au Maghreb, mobilisée par presque tous les Maghrébins, exceptés les quelques minorités amazighes »unilingues » (je mets des guillemets à ce terme puisque même ce qui est désigné comme du uni ou monolinguisme l’est rarement puisqu’il renferme toujours des variations) qui demeurent au Maroc et en Algérie, (Quitout, 2007, p.79), et parmi ceux-ci notamment les personnes âgées (Messaoudi, 2009, vidéo 1). J’ai parlé d’ensemble linguistique car l’arabe dialectal comprend aussi un grand nombre de variétés : il existe des différences au niveau du lexique, des prononciations et de la variation phonétique (Ait Lemkadem, 1999, p.28), entre parlers ruraux et citadins, et aussi des spécificités pour chaque ville (Quitout, 2007, p.79). Miller expose la présence d’au moins quatre grands parlers au Maroc en arabe dialectal, qui correspondent aux « catégories autochtones » (Miller, 2011, p.63), ce qui n’est pas exactement le cas de celles construites par certains linguistes et dialectologues. J’ai donc préféré reprendre la classification reposant sur les représentations des marocains, partant du principe que c’est celle des locuteurs eux-mêmes qui est la plus légitime, les enjeux de ces partitions de langues les concernant directement, et plus encore que ce sont eux qui sont à l’origine-même de ces pratiques.
Mélanges des parlers et renouveau dans la hiérarchie de leurs représentations
Avant ce bouleversement, ce parler citadin prestigieux était effectivement nettement circonscrit dans la médina rbati (et dans les médinas des villes marocaines en général), à l’intérieur de la muraille almohade (Annexe 7), et correspondait aux parlers des descendants des familles andalouses musulmanes chassées d’Espagne au 17e siècle, peu ou prou préservé puisque la ville était relativement isolée par des forêts des plaines et ne constituait pas un point de rencontre. Il s’est soudainement redéfini par l’arrivée de peuples Zaers à Rabat dans un premier temps, puis de personnes de toutes parts du royaume, intéressées par les opportunités économiques que pouvait offrir la capitale (2001, p.89). « La tendance actuelle est le mélange avec les traits ruraux des environs de Rabat sous l’effet de l’exode et des migrations importantes et de l’interaction avec les quartiers périphériques » (Messaoudi, 2001, p.91) : l’auteur précise que parmi les traits ruraux figurent les parlers montagnards et bédouins.
Ainsi, la ville qui attire des populations de plus en plus diversifiées, et voit ses pratiques linguistiques réactualisées : « L’urbanisation favorise l’apparition des formes d’alternance entre les traits typiquement ruraux et ceux typiquement citadins » (2001, p. 94). En plus des pratiques, la hiérarchie des langues s’est dans le même temps retrouvée peu ou prou basculée : « le parler andalou, déterritorialisé, n’est presque plus parlé dans la médina et a immigré ou disparu avec ses locuteurs » (2001, p.96). Les variétés jadis perçues comme plutôt rustres s’intègrent petit à petit dans le vocabulaire des citadins rbatis : « Paradoxalement, les traits citadins, qui étaient considérés comme prestigieux, sont de plus en plus abandonnés au profit des traits ruraux » (Messaoudi, 2001, p.96) ; « Conservés essentiellement par les vieilles femmes les parlers mdinis seraient de plus en plus associés à la féminité » (Miller, 2011, p.63), et tout comme l’amazighe, seraient dévalorisés du même coup.
Un élément-clé des transformations récentes des parlers urbains et de leurs valeurs sociales est la médiatisation des parlers des jeunes : « Le parler des jeunes favorise considérablement ce type de constructions et exerce une influence assez forte sur les tendances d’évolution du parler urbain » (Messaoudi, 2001, p.95). Ces parlers jeunes sont marqués «par de nombreuses innovations lexicales, [par] le recours au code-switching (mélange français-arabe principalement) et [par] des pratiques langagières transgressives reposant sur le langage « cru » (insultes, mots vulgaires, etc.) et des termes argotiques » ; traits qui deviennent subitement attractifs, en relation avec les représentations positives de la jeunesse ou « la place croissante des jeunes dans l’imaginaire social » (2011, p.64).
Ces phénomènes sont valables généralement pour les autres grandes villes du Maroc : à Casablanca, les parlers mêlent complètement marques citadines et aroubies et donne naissance à un nouveau parler urbain très convoité : à Fès, les femmes abandonnent les spécificités de leurs parlers (trop nobles et désuets) pour des expressions plus typiquement casawies, considérées des emblèmes de la modernité urbaine (Miller, 2011, p.63-64) Pour ce qui est de Tanger, les parlers citadins fortement teintés de parlers jeblis ; etc. Tout cela pose la question de la construction de ces catégorisations des parlers au Maroc à l’avenir, mais aussi de façon plus large, de l’activité dialectologique, de la considération de catégories qui se voient sans cesse modifiées, interrogées, à différents niveaux (micro-macrosocial) et qui, non seulement rendent l’exercice de description des pratiques linguistiques extrêmement ardues, mais représentent des enjeux dans les décisions politiques liées à ces mêmes pratiques.
J’exprime une légère déception quant à la conclusion de l’article de Messaoudi (2001), qui résume l’évolution linguistique du parler andalou de Rabat et de sa fusion avec d’autres parlers comme quelque chose de regrettable : « Malheureusement, l’évolution actuelle montre que le parler ancien de Rabat est condamné à disparaitre » ; ce qui à mon sens correspond à une certaine idéologie des langues qui, désignant celles-ci comme des êtres vivants, et critique l’extinction de celles-ci telle une espèce animale menacée, véhicule en même temps un certain purisme et un regard assez conservateur sur celles-ci, ce qui n’est pourtant pas du registre habituel de l’auteur.
Il n’y pas d’enjeu « objectif » – c’est-à -dire en deçà des modalités individuelles et sociétales qui y sont associées – à la modification de la pratique d’une langue (comme c’est le cas de la disparition d’une variété d’être vivant pour une chaine alimentaire et l’écosystème qui y est associé). Au contraire, cela pourrait être vu comme un enrichissement (d’autant qu’ici le parler mdini en question est discriminant vis-à-vis des autres parlers), ou au moins perçu comme une évolution spontanée et logique, si l’on regarde l’historicité de toutes pratiques linguistiques et que l’on admet que celles-ci évoluent perpétuellement et inéluctablement.
La darija dans marché linguistique marocain
Selon Quitout (2007, p.79), ces contrastes entre ces types de parlers peuvent être gênants dans une certaine mesure, mais ils n’empêchent jamais la communication, la « compréhension mutuelle » (de Ruiter, 2006, p.27). L’arabe dialectal est « socialement marqué » (2000, p.69), étant l’unique outil de communication entre les catégories ayant un pouvoir économique faible et moyen. (Benzakour et al., 2000, p.69). En même temps, cet arabe dit dialectal est généralement stigmatisé, déprécié par les Maghrébins (Quitout, p.79) « qui ne reconnaissent en lui qu’une forme abâtardie de l’arabe classique », alors qu’il demeure la langue majoritairement employée dans tout le Maghreb. Il n’est pas reconnu comme une vraie langue, «le dialectal ne serait qu’une langue triviale sans grammaire » (de Ruiter, 2006, 30) aussi bien officiellement que dans les discours ordinaires, bien qu’ayant un statut de fait. Ce n’est que récemment que des débats émergent quant à son intégration dans l’éducation, comme le confirme de Ruiter (2006, p.30) : « ce n’est qu’avec la présentation de la Charte d’Education en 1999 qu’un pas prudent vers l’usage du dialectal en primaire est accompli ».
Modes d’expressions de la darija
Au niveau de ses formes, l’arabe dialectal (Quitout, 2007, p.79) est teinté de vocables amazighes, de français, d’espagnol, d’anglais….Il n’y a pas une écriture normalisée spécifique pour cette variété linguistique, elle est « exclusivement orale » (Benzakour, Gaadi, Queffélec, 2000, p.68). J’ajoute à ce constat que ceci est en cours d’évolution avec, d’une part l’introduction timide de darija dans les journaux, avec une alternance darija/fusha en grande partie, et d’autre part et surtout via les usages des TIC : les réseaux sociaux (Facebook, Twitter pour ne citer qu’eux), les chats, forums, les SMS (Miller, 2011, p.66), ce qui parait relativement évident puisqu’il s’agit dans bien des cas de communications spontanées, et informelles. Ainsi, se développe « ce que certains appellent du e-darija, à savoir du darija écrit en caractères latins avec quelques chiffres pour transcrire les phonèmes spécifiques de l’arabe comme 3 pour le ayn et le 7 pour le « H » ». Il s’écrit également en caractères arabes, et est très souvent mélangé avec du français et/ou de l’arabe classique, cocktail de langues et d’écriture apparaissant comme « moderne et branché ». Donc l’arabe marocain s’écrit désormais, je le rappelle sans un code unanime et sans que cela perturbe pour autant les usagers.
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Table des matières
Introduction
CHAPITRE I : L´ÉLABORATION D´UN PROJET ET D´UN SUJET DE RECHERCHE : L´ACTION CULTURELLE ET LINGUISTIQUE FRANCOPHONE, AU MAROC
Partie 1. L’action culturelle et linguistique francophone
1. Choix du sujet : intérêt personnel et manques théoriques, de l’action culturelle française à l’action culturelle et linguistique francophone
2. Tentative de définition de l’action culturelle et linguistique francophone
3. Présentation des institutions choisies
3.1 L’Institut Français
3.1.1. Etat des lieux
3.1.2. Contextualisation sociohistorique : l’IF en tant qu »héritage de l’ambition impérialiste de la France
3.1.3. Création et développement du réseau culturel
3.2 L’institut Français du Maroc
3.3 L’Agence Universitaire de la Francophonie
3.3.1 Aux origines de l’AUF: la Francophonie
3.3.2 L’AUF : généralités
3.3.3 Le bureau AUF Maghreb (BM)
4 Conclusion
Partie 2. Le Maroc et ses langues
1. Le Maroc : Quelques points géo-socio-économiques
2 Le contexte sociolinguistique : panorama des langues du Maroc d’aujourd’hui
2.1 L’amazighe
2.1.1 Les origines
2.1.2 Une langue historiquement stigmatisée nouvellement revitalisée
2.1.3 Un risque de déplacer la stigmatisation des amazighophones ?
2.2 L’arabe
2.2.2 L’arabe classique/littéraire
2.2.3 L’arabe moderne ou littéral
2.2.4 L’arabe médian/intermédiaire
2.2.5 L’arabe dialectal ou darija
2.2.5.1 Définition et variétés
2.2.5.2 Mélanges des parlers et renouveau dans la hiérarchie de leurs représentations
2.2.5.3 La darija dans marché linguistique marocain
2.2.5.4 Modes d’expressions de la darija
2.3 Le français
2.3.1 Aperçu sociohistorique de l’élaboration d’un certain français
2.3.2 Le français au Maroc
2.3.3 Le français dans l’enseignement marocain
2.3.4 Français et monde professionnel marocain
2.3.5 De multiples compétences de français au Maroc
2.4 L’espagnol
2.5 L’anglais
2.6 Le plurilinguisme à l’oeuvre au Maroc
2.6.1 Quelques aspects descriptifs de la pluralité linguistique au Maroc
2.6.2 La dimension visuelle du plurilinguisme
2.7 Conclusion
2.8 Questionnements et finalités
CHAPITRE II : OUTILS THEORIQUES DE LA RECHERCHE
1. Langue et plurilinguisme
1.1 Plurilinguisme
1.2 Compétence plurilingue
1.3 Critique de l’usage du plurilinguisme
2 Représentations sociales et sociolinguistiques/sociolangagières
2.1 Origines du concept : les représentations sociales
2.2 Définition des représentations sociolinguistiques
3 Discours, discours épilinguistiques, discours métalinguistiques
4 Glottopolitique
5 Culture, Interculturation
5.1 Culture
5.1.1 La culture anthropologique
5.1.2 La culture cultivée
5.2 De l’interculturalité à l’Interculturation
5.3 Utilité des concepts de culture dans mon travail
6 Identité
7 Alternance codique, diglossie, insécurité linguistique
7.1 Diglossie
7.2 Alternance codique
7.3 Insécurité linguistique
8 Conclusion, vers une approche interdisciplinaire
CHAPITRE III : L’ENQUETE
Partie 1 : Réflexions en amont de l’enquête
1. Cadre épistémologique
2. Type d’enquête
2.1. Démarche empirico-inductive
2.2. Pour une définition du terrain
2.3. L’entretien semi-directif
2.4. L’observation directe
2.5. Difficultés envisagées
3. Trame d’entretien et grille d’observation
4 Méthode d’analyse des entretiens
5. Méthode de transcription adoptée pour l’analyse de contenu
6. Restitution aux acteurs
Partie 2 : Stage et entretiens au bureau de l’AUF Maghreb et à l’Institut Français du Maroc
1. Généralités, aspects pratiques
1.1. Mon terrain
1.2. Le stage
1.3. Mes entretiens à l’IF
2. L´analyse
2.1. Les observations
2.2. Les entretiens
2.2.1. Le consentement des enquêtés
2.2.2. La confidentialité
2.2.3. Ma place dans l’entretien
2.2.4. Présentation des enquêtés et conditions des entretiens
Partie 3 : Analyse des entretiens
1. Une connaissance approfondie du paysage linguistique marocain et de ses enjeux sociaux
1.1. Une connaissance et reconnaissance des langues du Maroc
1.2. Mises en lien avec des aspects problématiques de la société marocaine
1.3. La complexité de la francophonie marocaine
1.4. Le français, la langue hiérarchisante de l’élite
2. Des signes d’ouverture et de souplesse sur la perception les langues
2.1. La langue comme un outil de communication
2.2. Une reconnaissance des liens complexes entre langues, cultures et identités
2.3. Une certaine acception voire revendication de la pluralité linguistique
2.4. Les langues comme dynamiques variables et mouvantes
2.5. Le français marocain, une langue appropriée
2.6. Les langues sont un outil politique
3. Mais une idéologie conservatrice des langues toujours bien ancrée
3.1. La langue comme système pur et homogène
3.2. Une langue une nationalité
3.3. La langue de la littérature la plus légitime
3.4. Le français, langue dotée de valeurs supérieures
3.5. Une représentation du plurilinguisme comme un plurimonolinguisme
4. Qui ne sont pas sans conséquences dans l’appréhension des problèmes du français au Maroc
4.1. Une vision monolithique des compétences linguistiques des locuteurs marocains
4.2. L’attribution de responsabilité de l’échec du français aux politiques et aux enseignants
4.3. Une auto-dévaluation qui peut retentir sur les pratiques professionnelles
5. Synthèse et conclusions des analyses
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
Sitographie
Videographie
Annexes
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