L’acteur de cinéma et le modèle bressonien

L’ADAPTATION DES DAMES DU BOIS DE BOULOGNE

L’adaptation littéraire est un cas très paradoxal dans le cadre de l’œuvre de Robert Bresson, chantre du cinéma pur. Comment, en effet, pourrait-on obtenir un cinéma qui soit totalement dépouillé de l’influence des autres arts s’il prend sa source même dans la littérature ? Certes, à l’époque des Dames du bois de Boulogne, le cinéaste n’a pas encore refusé toutes les conventions théâtrales et littéraires qui animent le cinéma français classique, mais il disait déjà que son film devait se servir de « quelque chose – ou quelque combinaison de choses – qui ne soit pas seulement un dialogue. »
Et quand il écrit plus tard dans ses Notes « Impossibilité d’exprimer fortement quelque chose par les moyens conjugués de deux arts.
C’est tout l’un ou tout l’autre » , il ne se prive pas pour autant de puiser la matière de ses films dans la littérature (et la grande littérature qui plus est) : Journal d’un curé de campagne et Nouvelle histoire de Mouchette de Bernanos, Une Femme douce et Les Nuits blanches de Dostoïevski, Le Faux Coupon de Tolstoï (pour L’Argent) et Lancelot-Graal, le Cycle de la Vulgate.
Phénomène récurrent chez Bresson que de purifier le cinéma par le biais de la littérature, Les Dames du bois de Boulogne en est le premier exemple, tiré d’un passage du roman de Diderot, Jacques le fataliste et son Maître. On peut dès lors s’interroger sur le choix de Bresson : pourquoi Diderot ? Le réalisateur donne la réponse dans un entretien avec Paul Guth : « J’aimais Diderot. Comme Claudel, il a de la facilité et il fait du gâchis. De temps en temps, il trouve une chose étonnante. Je voulais un film à trois ou quatre personnages. Une étude d’une grande simplicité, d’un grand dénuement. »
Robert Bresson, pour qui le cinéma est un moyen d’investigation, a vu dans l’histoire de la Marquise de La Pommeraye et du Marquis des Arcis, un objet d’étude.
Pour le reste, Diderot « fait [peut-être] du gâchis » selon Bresson car il s’éparpille.
Effectivement, Jacques le fataliste relate le voyage sans beaucoup d’encombres de Jacques et de son maître, mais ce récit est un cadre dans lequel s’insèrent nombre d’autres histoires comme celle des amours de Jacques ou celle de la vengeance de Mme de La Pommeraye, des fables et des digressions. L’auteur intervient même dans le roman pour s’adresser directement au lecteur. C’est sans doute sur ce point que Diderot rencontre Bresson : le cinéaste fait du cinéma en excluant l’idée d’images, le philosophe écrit un roman en excluant l’idée du roman. De la sorte, il refuse le narrateur omniscient, celui-ci au contraire ne sait pas tout comme dans la vie. Il rejette également le psychologique et estime que tous les comportements humains ne sont pas explicables. Par ailleurs, Diderot s’affirme comme témoin ; dès que son histoire tend vers l’extraordinaire, il intervient pour en attester la réalité, l’exactitude : « Vous allez prendre l’histoire du capitaine de Jacques pour un conte, et vous aurez tort. »
Souci du réel, mais aussi du factuel, le philosophe est matérialiste et athée. Contrairement à Bresson.
Quelque part, Diderot s’apparenterait au chroniqueur qui, selon Aristote, décrit ce qui a eu lieu, la chronique tient du particulier. Tout autrement, Bresson, le poète, doit montrer ce qui pourrait avoir lieu, et atteindre l’universel par la poésie . Le simple geste d’extraire la nouvelle de Mme de La Pommeraye du roman de Diderot transforme sa portée. Elle passe du statut de simple anecdote (qui sert les propos philosophiques de Diderot, sur l’inconstance naturelle notamment) à celui d’œuvre à part entière, complète. Robert Bresson s’efforce en fait d’accomplir la nouvelle de Diderot en la transposant au cinéma. D’ailleurs, dans son entretien pour L’Ecran français du 12 novembre 1946, le journaliste Jean Quéval demandait à Bresson si, selon lui, le film pouvait égaler le roman, et le cinéaste de répliquer : « Certainement le dépasser. Il a des moyens en plus. »
Pour Bresson, le cinéma semble être un art supérieur qui permet « d’aller au fond des êtres, jusqu’à l’âme de l’âme d’un être humain, ce que ni la poésie, ni la dramaturgie, ni la peinture, ni rien ne sont parvenus àrendre. »
Le cinéma, instrument de divination que les autres arts ne peuvent égaler. Pourtant, dans cette première adaptation, le cinéaste utilise dans un premier temps la dramaturgie pour déposséder le film de la littérature . Il n’est pas étonnant alors qu’il choisisse la tragédie pour transformer la chronique de Diderot, car la tragédie est depuis l’Antiquité le genre propre à la divination. Celui qui, bouleversant le roc puissant de l’épopée, instille le doute à ses héros et étudie le dérèglement des passions chez l’être humain.
A ce propos, Bresson se rapproche du dramaturge classique Racine. De la préface de Bérénice « Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien » aux Notes sur le cinématographe « Un petit sujet peut donner prétexte à des combinaisons multiples et profondes » , il n’y a qu’un pas. Et Les Dames du bois de Boulogne correspond à bien des égards à la description de la tragédie racinienne : « Une action simple soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments, et de l’élégance de l’expression. »

Du roman à la scène tragique

Dès les premières images des Dames du bois de Boulogne, l’importance est donnée au théâtre : Hélène et Jacques sortent d’une grande salle, semble-t-il, dans la rue encombrée de voiture. Mais il est également très vite écarté. Quand Jacques raccompagne Hélène jusqu’à la porte de son hôtel, elle se plaint : « La pièce était bien longue. Je meurs de fatigue. » Robert Bresson paie son tribut à l’art dramatique tout en le renvoyant à la bourgeoisie et en le mettant en parallèle avec le personnage aristocratique et fourbe, sans doute détestable à ses yeux, que représente Hélène. Il construit le film de cette façon, en accueillant d’abord lathéâtralité tragique, qu’il repousse par des moyens cinématographiques après coup

De la scène tragique au film d’intimité tragique

La violence fait partie intégrante de la tragédie, même si d’après Racine, « ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts. »
Justement, il semblerait que ce soit par ce détour-là que Robert Bresson échappe au théâtre, à l’expressivité, aux paroxysmes. On ne trouve pas une tragédie sans déclamation coléreuse ou désespérée ; Bresson, adepte du silenceet de l’immobilité, ne peut adhérer entièrement à cet esprit. Le cinéaste va faire de sonadaptation « un film d’intimité tragique » selon la délicate formule de Cocteau. D’intimité parce que ce qui intéresse Bresson n’est pas le drame au cœur de la tragédie depuis Aristote,mais bien plutôt les caractères et leurs passions. Il veut une étude, mettre en scène des gensdoués de caractère et de pensée qui engendrent des actes et non pas, comme dans la Poétique,une histoire mise en œuvre par des personnages agissants qui manifestent alors des caractères et des pensées . La passion passe à l’action ; et non plus l’action soutenue par les passions.
Pour Aristote, il peut y avoir une tragédie avec une action sans caractère, le contraire est impossible. Pour Bresson, « seuls les nœuds qui se nouent et se dénouent à l’intérieur des personnages donnent au film son mouvement, son vrai mouvement. »
D’ailleurs, son cinématographe tendra de plus en plus vers cet intérieur avec des personnages pétrifiés et leurs gestes (donc leurs actions) morcelés, fragmentés.

La vengeance d’Hélène

Agnès semble à première vue le personnage qui a le plus changé du roman au film.
Son caractère a pris chez Bresson une importance qu’il n’avait pas chez Diderot et qui, ici, a mué vers la vertu. Agnès est l’agneau, victime d’Hélène. Hélène du roman au film reste quasiment la même. Son caractère est inchangé, mais le personnage subit une transformation qui lui confère une ampleur qu’il n’a pas sous les traits de Mme de La Pommeraye.
De la sorte, Bresson la hisse à un niveau supérieur et la place au centre du monde mythologique qu’il crée : il en fait elle-même une figure mythique. A l’instar de l’intrigue, le personnage s’universalise et se rapproche de l’archétype. Mme de La Pommeraye est une simple marquise du XVIII e siècle qui préfigure la Marquise de Merteuil de Choderlos de Laclos. Elle incarne un type de femme qui semble être né avec la littérature de l’époque du libertinage. A l’inverse, Hélène apparaît comme une véritable héroïne ; elle le déclare elle-même : « Je peux être héroïque s’il le faut. » Atteinte par la démesure, elle va jusqu’au bout de ses pulsions ; elle est intemporelle et hiératique. Lors du tournage des Dames du bois de Boulogne, Maria Casarès se confiait à Paul Guth : « Au début, je me sentais l’âme grecque, dans ce crêpe satin. Maintenant j’en ai plein le dos de ce capuchon de veuve. »
La citation amuse mais éclaire aussi ce qui me semble être le statut particulier du personnage : à la fois, déesse et humaine. « Tantôt la vengeance est un désir qui se rattache à la volonté humaine et que le destin n’approuve pas ; tantôt elle prend la forme d’une colère divine qui écrase les hommes ; le plus souvent, elle constitue un devoir impérieux ou une passion forcenée qu’impose la puissance transcendante. » Hélène convoque ces deux plans de la vengeance, humain et divin.
Déesse car elle est le démiurge d’une intrigue dont elle tire les ficelles : « Une femme au visage triangulaire, le front barré d’une immense épée, est le destin. Les marionnettes s’agitent. »
Premièrement, elle fabrique le désir de Jean et le mène à l’amour. La légende veut que Vénus soit repoussée par Hippolyte alors qu’elle l’aime. Pour se venger, elle jette un sort à Phèdre afin qu’elle tombe amoureuse du jeune homme qui est également le fils de son époux ; ce qui scellera son destin funeste. Hélène, à la manière de Vénus, repoussée par Jean l’entraîne dans les bras d’Agnès par la manipulation. Jean reconnaît d’ailleurs à son ancienne amante « des charmes de magiciennes ». Elle fait d’Agnès une femme inaccessible, « On ne l’approche pas. On ne la tente pas. On n’arrive à rien » et donc un défi. Le défi s’intensifie car Agnès, farouche, résiste un premier temps à Jean. Elle se défend également contre Hélène dont elle pressent la perfidie sans pouvoir la comprendre ; ce qui l’amène à repousser Jean de plus belle. Cependant, cette résistance attise toujours un peu plus le désir de celui-ci : « Maiscette gêne, cette réserve, cette maladresse… cette fuite, c’était adorable. » Les tentativesd’Agnès sont toutes vaines, car Hélène a conditionné Jean pour que tous les refus de lademoiselle apparaissent comme les signes de sa candeur.
Néanmoins, si Hélène n’avait d’emprise que sur la passion de Jean, le personnage n’apparaîtrait pas aussi puissant et la vengeance ne pourrait être effective. A la vérité, elle contrôle aussi les dames dont elle vient au secours. En les sauvant de la ruine, en les logeantet les mettant à l’abri, elle leur crée des dettes sous le masque de la générosité. Elle domine Jean parce qu’elle connaît son âme, elle domine les dames grâce à l’argent. Par conséquent,Agnès ressort triomphante car elle représente à tout point de vue la femme incorruptible, Hélène n’a aucune emprise sur sa passion et sur son esprit tandis que Jean exprime la faiblesse même et l’homme dupe. Agnès est contrainte par l’argent et sa réputation. Ce qui est remarquable dans le film de Bresson par rapport au roman, c’est que Mme de La Pommeraye exige des dames la « soumission absolue, illimitée à [ses] volontés » alors que dans Les
Dames du bois de Boulogne, Hélène ne leur demande que de suivre ses conseils. Le réalisateur ne dit pas son pouvoir, il le suggère. Par exemple, après la première visite de Jean au square de Port-Royal, Agnès se sent obligée d’aller voir Hélène : « Convenez qu’il nousétait difficile à ma mère et à moi de mettre un de vos amis à la porte sans vous consulter. »
D’ailleurs, la puissance d’Hélène augmente parce qu’elle soutient Agnès dans sa démarche et lui apporte son aide. Elle gagne sa confiance et peut la tromper plus facilement. Cettedimension est absente du roman à cause de la complicité que les trois femmes entretiennent ; Hélène ici est plus cruelle et sacrifie une innocente.

DE L’ACTEUR À L’ÊTRE

Au cinéma, l’acteur est l’élément humain visible à l’écran, celui qui attire le regard par sa ressemblance avec le spectateur. Il est également le premier élément importé du théâtre. Etymologiquement, le mot provient du latin, actor : « celui qui fait, qui agit » . Autrement, le mot correspondant en grec ancien, upokrités, signifie « celui qui répond » . L’acteur est donc avant tout une personne qui agit, une personne en mouvement, et qui répond, d’une part, aux instructions d’un metteur en scène de théâtre ou de cinéma, d’autre part, aux répliques d’un partenaire. Paroles et actes le définissent. Elément humain en effet, mais pas seulement.
L’acteur ne se satisfait pas d’exister, d’être là ; il joue. A ce point que Jacqueline Nacache s’amuse à préciser « l’acteur aime à se montrer et à se raconter ; même en coulisses, il reste du côté du spectacle et de l’exhibition, du glamour et de l’anecdote. » Le comédien, selon Gabriel Dufay, est un grand in-fans , un enfant, être inadapté au réel. Cependant, la notion de jeu ne doit pas se rattacher qu’au domaine de l’enfance ; au théâtre, il permet de perfectionner la nature. Diderot dans son essai Paradoxe sur le comédien, dit d’un acteur qu’il « avait le masque de ces différents visages. Ce n’était pas naturellement, car Nature ne lui avait donné que le sien ; il tenait donc les autres de l’art. »

L’acteur de cinéma et le modèle bressonien

Premier constat, l’acteur de cinéma est un fantôme : « Star system où hommes et femmes ont une existence de fait (fantomatique). »
Diderot disait déjà en parlant du comédien de théâtre que son talent consiste à « imaginer un grand fantôme et de le copier de génie. »
Or, justement, au théâtre ce fantôme prend vie, chair, par la présence de l’acteur. Le dramaturge crée un concept abstrait que le comédien concrétise. Au cinéma, l’acteur matérialise le personnage d’un scénariste au tournage, mais la captation sur pellicule transforme sa présence en absence. Ce n’est plus l’acteur que le spectateur regarde dans la salle obscure, mais son image, « analogon électrique, vestige de quelque chose qui a vécu,bougé, souri, pleuré devant la caméra, mais dont il ne reste presque rien » . Pour Bresson, il s’agit donc de prendre ce fragment de réel qu’est l’être humain, tel qu’il est, sans le garnir pour qu’il puisse renaître par la magie du montage. « Modèles. Ce qu’ils perdent en relief apparent pendant le tournage, ils le gagnent en profondeur et en vérité sur l’écran. Ce sont les parties les plus plates et les plus ternes qui ont finalement le plus de vie. »
On voit bien là qu’il tente de retourner la situation : l’acteur doué d’intentions (quant à son jeu) devient sur l’écran une matière définitivement sans intention ni subjectivité, un fantôme. Fort de ce constat, Bresson inverse le processus, il fait de son modèle, un objet pur, abstrait, sans intelligence, comme un trait, un rythme, une couleur : le modèle, en peinture, ne pense pas, il pose. Le montage permettra alors une transformation qui n’a pas encore eu lieu et fera vivre le personnage au sein du film.

Les dialogues de Jean Giraudoux et Jean Cocteau

Au théâtre, le comédien existe non seulement par sa présence en chair et en os mais aussi car il est le centre même de l’art dramaturgique. Il prend la parole et fait entendre sa voix. D’où l’importance des dialogues au théâtre. En revanche, le cinéma s’est d’abord constitué sans dialogue. Leur présence à l’écran sous la forme d’intertitres décalait l’image en mouvement du texte. La compréhension du récit cinématographique découlait avant tout du visuel. Avec l’apparition du cinéma dit « parlant », les dialogues et la voix ont gagné une importance nouvelle. Comme le rappelle Michel Chion, la voix humaine devient alors « plus grosse que le corps » , distinctement entendue, car il faut que le texte soit intelligible, comme au théâtre. Alors la voix prend le pas sur les autres sons, sa présence en hiérarchise la perception.
On aurait pu croire que Bresson, qui se méfiait déjà dans les années quarante des bavardages trop explicatifs, chercherait pour ses deux premiers films à effacer le dialogue, le réduire au maximum. Et cependant, il va trouver deux personnages issus du théâtre, tenant le haut de l’affiche à l’époque, pour écrire les dialogues. En fait, pour Les Anges du péché, Robert Bresson n’a pas choisi en toute liberté le dialoguiste : le producteur, Roland Tual, exigeait un écrivain de renom. Le cinéaste demande alors à Jean Giraudoux dont les textes seront publiés sous le titre Le Film de Béthanie aux éditions Gallimard. A cette époque, il estvisiblement satisfait de ces dialogues très écrits puisqu’il demandera à Jean Cocteau d’écrireceux du film suivant. D’ailleurs dans ses Notes sur le cinématographe, il ne bannit pasforcément les longs textes : « Un flot de paroles ne nuit pas à un film. Affaire d’espèce, nonde quantité. »
Mais de quelle espèce relèvent-ils donc ces dialogues ? Comment Bresson incline-t-il ces textes très littéraires à son cinéma ?
Que ce soit pour Les Anges du péché ou Les Dames du bois de Boulogne, il garde lamaîtrise et impose à ses collaborateurs des cadres très précis . Jean Cocteau avouera s’être complètement plié : « Mon rôle de dialoguiste ? Presque nul. Bresson me donnait les scènes, le nombre de répliques. » Quant aux dialogues de Jean Giraudoux, ils subiront des coupes (quand ce ne sont pas des séquences entières qui disparaissent). Le Film de Béthanie autorise la comparaison.

LA POÉSIE À L’ÉPREUVE DU MONTAGE

Bresson, à l’aide de méthodes ascétiques, retire à l’image, autant que faire se peut, ce qui dépend de la mise en scène. Mais qu’en est-il des deux autres niveaux de significations analysés par François Jost et André Gaudreault : la mise en cadre et surtout la mise en chaîne.
La mise en chaîne qui correspond à la seconde couche de narrativité que les deux spécialistes déjà cités appellent la narration, c’est le montage. Cette opération essentielle et finale du cinéma, articulation des plans entre eux dans un certain ordre, permet de faire du film un tout,un objet saisissable, un récit donc. Car le montage est en quelque sorte le lieu de formation du symbole. Le terme provient du grec ancien sumbolon qui signifie « je joins » et définissait un objet partagé en deux. Les deux individus en possession chacun d’une partie pouvaient ainsi se rejoindre et se reconnaître. Aux retrouvailles, l’objet reprenait sa forme initiale. Dans laclandestinité, la pratique de l’objet partagé, du mot de passe ou du langage codé qui permet lareconnaissance des membres d’une communauté entre eux relève en quelque sorte du même ordre. Le symbole a donc à voir avec le secret, le caché mais également la communication, voire la communion.
Le montage par la simple juxtaposition de deux plans crée le symbole, le spectateur en dégagera du sens. Il s’agit pour le réalisateur de communiquer avec son public. Pour les cinéastes soviétiques, le montage, dont ils avaient fait le cœur de leur cinéma, était association d’idées (dégradation du symbole) et Bazin, quand il écrit à leur propos, déclare.

La spécificité du cinématographe

« Conduire le réel jusqu’à l’action comme une fleur glissée à la bouche acide des enfants. Connaissance ineffable du diamant désespéré (la vie). »
Les mots sont de René Char mais on pourrait presque croire à une note de Bresson sur le montage. En effet, le réalisateur, une fois qu’il a capté le réel qui n’est pas dramatique entend le conduire jusqu’à l’action : « Le drame naîtra d’une certaine marche d’éléments non dramatiques. »
De la composition obtenue au montage, il espère faire éprouver des sensations, « connaissance ineffable », du réel et de la vie. Le montage est donc le processus par lequel l’artiste s’empare du réel brut enregistré, la mise en forme de sa perception du monde. C’est lors de cette opération qu’il faut régler le « problème. Faire voir ce que tu vois, par l’entremise d’une machine qui ne le voit pas comme tu le vois. »
Au pays du cinématographe, Bresson ne cherche pas « l’expression immédiate et définitive par mimique, gestes, intonations de voix » mais « l’expression par contacts et échanges des images et des sons et les transformations qui en résultent. »
Le montage s’offre également comme le lieu du prodige : « Si, sur l’écran, la mécanique disparaît et si les phrases que tu leur as fait dire, les gestes que tu leur as fait faire ne font plus qu’un avec tes modèles, avec ton film, avec toi, alors miracle. »
Là où l’auteur exerce pleinement son contrôle et où il peut tout rattraper : « Une chose ratée, si tu la changes de place, peut être une chose réussie. »
Il y a ainsi chez Bresson une conception du montage qui s’avère, il me semble, de deux ordres : la narration et la poétique. Tout d’abord, le montage d’articulation permet la naissance du récit, ou plutôt sa renaissance (Bresson était attaché à cette idée). Renaissance parce que ce montage découle a priori du découpage qui morcèle le récit et qui est conçu en amont du tournage. Bresson le dit bien, il s’agit d’une recomposition.

Parties d’échecs

Dans Les Anges du péché et Les Dames du Bois de Boulogne, la sensation du réel ne provient pas totalement des ruptures du montage à proprement parler, mais plutôt des ruptures dans la narration. Pourtant, ces fractures n’adviennent-elles pas dès lors que Bresson, en brisant sa narration, crée un rythme ? Pourquoi l’impression que le montage n’est pas prédominant demeure ? Tout d’abord, sans doute, parce que la couche de narrativité qu’est la monstration apparaît encore très fortement dans ces deux premiers longs métrages. Mais en 1946, Bresson déclarait : « Un film est un drame ou une comédie, une tragédie ou une féerie » avant de poursuivre : « Il est aussi une succession d’images et de sons distribués dans un certain ordre. »
Par la suite, il inversera le processus, le film sera d’abord un montage d’images et de sons transformés en drame.

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Table des matières
INTRODUCTION 
PARTIE A – LE DÉLUGE
I LA SENSATION DU RÉEL
1- Le récit et le réel
2- L’épure et l’abstraction
3- La visée documentaire des Anges du péché
II L’ADAPTATION DES DAMES DU BOIS DE BOULOGNE
1- Du roman à la scène tragique
2- De la scène tragique au film d’intimité tragique
3- La vengeance d’Hélène
III DE L’ACTEUR À L’ÊTRE
1- L’acteur de cinéma et le modèle bressonien
2- Les êtres hybrides des Anges du péché et des Dames du bois de Boulogne
3- Les dialogues de Jean Giraudoux et Jean Cocteau
PARTIE B – L’ÉCHANGE 
I LA POÉSIE À L’ÉPREUVE DU MONTAGE
1-La spécificité du cinématographe
2-Parties d’échecs
3-Un cinéma de visages
II L’INFLUENCE DE LA PEINTURE
1-L’écran et la toile
2-La picturalité dans Les Anges du péché
3-Robert Bresson et Edward Hopper
III DU RÉEL AU SPIRITUEL
1- L’au-delà des images
2-Les mouvements de l’âme
3- De la communion à la conversion
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE 
ANNEXES 
FICHES TECHNIQUES DES FILMS 
TABLEAUX CITÉS DANS LE MÉMOIRE 
TABLE DES MATIÈRES

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