L’acquisition du langage en milieu plurilingue
Présentation du sujet de recherche
Notre recherche est articulée autour de l’acquisition et du développement de la compétence conversationnelle chez l’enfant francophone. C’est une étude longitudinale du développement de cette compétence chez des enfants de trois ans et de cinq ans, ayant le français comme langue première et qui sont inscrits au préscolaire de l’école privée Les Colombes. Si nous nous sommes intéressée à ce domaine c’est parce que nous savons que communiquer oralement, non seulement de l’information, mais aussi des affects, des points de vue, etc. est le rôle principal du langage. Développer une compétence communicative chez l’enfant est l’une des attentes de la didactique contemporaine et notamment de l’approche communicative. Ainsi, ce n’est pas parce que l’on possède une compétence orale et linguistique que l’on possède une compétence communicative : on a beau connaître l’anglais, on peut n’être pas toujours très à l’aise avec les modes de conversation. L’environnement socio-culturel et la situation d’énonciation demeurent en effet des facteurs déterminants. Car posséder une langue, c’est aussi en acquérir les usages sociaux, en fonction de plusieurs facteurs comme le statut social des partenaires de la communication, le sujet, le thème, les conditions de l’échange (qui ? à qui ? quand ? où ?…) et l’intention de celui qui parle.
En outre, l’analyse conversationnelle, domaine de la linguistique et cadre théorique sur lesquels notre travail s’appuie pour une part, ne s’est pas intéressée à l’analyse de la conversation de l’enfant francophone et encore moins de son émergence. En Algérie, en particulier, ce domaine n’a pas été abordé malgré la place primordiale que l’on accorde à la langue française et à son acquisition. En effet, notre recherche est exploratoire en ce qu’elle n’a pas de précédent en ce qui concerne l’étude de l’acquisition de la compétence conversationnelle chez le jeune enfant francophone, plus particulièrement dans un environnement partiellement francophone seulement, ce qui contribue à l’originalité de notre travail. De ce fait, non seulement notre travail présente un apport descriptif intéressant en lui-même, sur le plan de l’acquisition de cette compétence et sur le plan de l’analyse des conversations elle-même, mais de plus il peut être utile pour l’étude des contacts de langue et de la situation sociolinguistique globale des enfants francophones algériens. En outre, nous pensons même qu’il pourrait avoir une utilité didactique sur le plan de la conception de nouvelles méthodes d’enseignements du français adéquates pour les enfants qui partagent une situation sociolinguistique particulière.
Notre recherche entrecroise deux grands domaines de réflexion, à savoir l’étude des interactions verbales, plus précisément l’analyse conversationnelle, et la didactique contemporaine qui (tout au long du 20e siècle) s’est démarquée de la visée culturelle en s’inscrivant dans une visée sociale explicite, en s’appuyant sur l’approche communicative. Le terme interaction, tel que défini par Laetitia Tison1, est une juxtaposition de deux termes : inter, qui signifie la relation mutuelle entre les interlocuteurs, et action, centrée sur la démarche active qui implique la participation active de chaque interlocuteur. Kerbrat-Orecchioni2, en définissant les interactions, précise que « parler c’est échanger, et c’est changer en parlant », ce qui veut dire qu’il y a un réseau d’influences mutuelles entre les interactants. Elle poursuit en ce sens en disant que « pour qu’il ait échange communicatif, il ne faut pas que deux locuteurs (ou plus) parlent alternativement ; encore faut-il qu’ils se parlent, c’est-à-dire qu’ils soient tous deux “ engagés ” dans l’échange, et qu’ils produisent des signes de cet engagement mutuel, en recourant à divers procédés de validation interlocutoire ». On peut parler d’interactions dans plusieurs domaines, par exemple les échanges verbaux et non verbaux, mais il s’agit toujours de domaines qui font référence à la communication.
L’acquisition du langage en milieu plurilingue
Parlant de l’acquisition du langage par l’enfant, nous ne pouvons nous borner à l’émergence de la parole, ni même de la compétence linguistique : il est nécessaire de s’intéresser à tout ce que produit l’enfant, gestes, paroles ou expressions, pour se mettre en lien avec son entourage. Mais il est également important d’observer ce qui l’entoure, ce qui constitue son monde social. Cette conception s’écarte du courant piagétien13, qui affirmait que le langage se construit sur les assises de la pensée14 et s’effectue de manière adaptative par enchaînement de périodes d’assimilation et d’accommodation15, dans la mesure où elle accorde aux variables sociales, aux interactions, un statut de facteur de développement.
Pour Piaget16, l’émergence du langage requiert deux choses : la maturation neurologique et l’environnement culturel et langagier. Les contextes culturels dans lesquels un enfant acquiert sa langue ne sont certes pas tous les mêmes, mais il est rare qu’un comportement communicatif (par exemple la salutation, les remerciements, etc.) observé dans une société n’existe dans aucune autre. Jisa & Richaud17 nous rappellent que les « routines conversationnelles où l’on demande que l’enfant imite, par exemple, dis bonjour (lorsqu’il rencontre quelqu’un) ou dis merci (lorsqu’il reçoit quelque chose) se retrouvent dans toutes les sociétés », tout en précisant que « la fréquence et les contextes dans lesquels ces imitations sont appropriées et valorisées peuvent différer ». Les routines d’imitation des salutations françaises (dis bonjour, dis merci) ne dépassent généralement pas deux ou trois tours de parole. Une chose cependant paraît avérée, c’est l’importance des contraintes conversationnelles imposées par les conventions sociales ; nous aurions à traiter cet aspect au cours de l’analyse de notre corpus, même si cela ne constitue pas le but principal de notre recherche.
Les acquisitions au cours des catégories d’âge: 3 ans et 5 ans
La recherche en acquisition du langage progresse de jour en jour, et il en résulte un foisonnement d’études et de théories, dont certaines portent uniquement sur l’enfant, tandis que d’autres mettent l’accent sur le social qui intervient dans son acquisition langagière. Dans cette dernière perspective, on retient, en général, deux points de vue quant à la notion de développement du langage chez l’enfant : selon certains auteurs, le développement se fait par stades (Piaget, Wallon, Freud) et se définit par son contenu, ses limites dans le temps et surtout par sa discontinuité. D’autres par contre mettent l’accent sur la continuité dans l’évolution des acquisitions de l’enfant. Notre recherche ne vise pas à favoriser une théorie au détriment d’une autre, mais à s’intéresser à tous les apports dans chaque théorie pour enfin opter pour la mieux adaptée à notre contexte.
Selon le point de vue de Vygotsky18, l’enfant n’est pas le petit scientifique que considère Piaget ; il est un petit apprenti du langage. Vygotsky dépasse ainsi la théorie de construction des savoirs de Piaget en parlant d’autostructuration assistée19. Il considère que le processus d’apprentissage est enraciné dans la sociabilité humaine, avec tous les éléments sociaux et l’affectivité qui la caractérisent. Ainsi, l’acquisition ou le développement du langage par l’enfant est un processus de transformation d’un état initial vers un état final sous l’effet de la maturation, de l’apprentissage. L’état initial et l’état final sont le résultat de la maturation ou de l’apprentissage, voire de la conjugaison des deux. Le développement est constitué de trois domaines :
Dans notre étude, nous avons choisi d’étudier le développement des compétences conversationnelles chez des enfants francophones de deux catégories d’âge : trois et cinq ans. Pour ce faire, il est important de faire un rapide panorama de toutes les acquisitions possibles au cours de ces deux tranches d’âge. Bien sûr, au cours des trois premières années, les enfants ont déjà acquis des moyens de communication, comme le montrent beaucoup de chercheurs, parmi lesquels on peut citer Bruner20, selon lequel « l’acquisition du langage “ commence ” avant que l’enfant prononce sa première parole lexico grammaticale. Elle commence quand la mère et l’enfant créent un “ scénario ” prévisible qui peut servir de microcosme pour communiquer et établir une réalité partagée ». On le voit, Bruner s’inscrit à la suite de la proposition de Chomsky, qui soutient une vision innéiste de l’acquisition du langage, en postulant l’existence d’une structure qui sert de support pour l’acquisition du langage par l’enfant, puisque selon lui l’enfant « ne pourrait pas accomplir ces prodiges d’acquisition de langage sans posséder en même temps un ensemble de capacités uniques le prédisposant à apprendre le langage – quelque chose apparenté à ce que Noam Chomsky a appelé un dispositif d’acquisition du langage LAD)21. En revanche, ce dispositif d’acquisition du langage du petit enfant ne pourrait pas fonctionner sans l’aide fournie par un adulte qui entre en relation avec lui dans un “ scénario ” transactionnel ». Ce scénario, sous le contrôle de l’adulte dans un premier temps, produit un « système de support pour l’acquisition du langage » (LASS)22.
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Table des matières
Introduction
Chapitre I Acquisition, interaction en milieu plurilingue
1.Présentation du sujet de recherche
2.L’acquisition du langage en milieu plurilingue
2.1. Les acquisitions au cours des catégories d’âge: 3 ans et 5 ans
2.1.1. La communication et le langage
2.1.2. Le domaine affectif
2.1.3. Le domaine cognitif
2.2. L’influence du milieu sur l’appropriation de français : le domaine social
2.2.1. Les langues en Algérie
2.2.2. L’impact des langues co-existantes sur l’acquisition du français
3.L’analyse conversationnelle
4.Les conversations enfantines
4.1. Interaction, conversation avec les pairs
4.2. Interaction, conversation avec l’adulte
Chapitre II Présentation des données et méthodologie
1.Problématique et hypothèses
2.Présentation des données
2.1. Les sites
2.1.1. Le temps
2.1.2. Le lieu
2.2. Les participants
2.2.1. Choix des catégories d’âge
2.2.2. Le nombre
2.2.3. La relation
2.3. Le but de l’interaction
3.Enregistrement et difficultés rencontrées
3.1. L’enregistrement
3.2. Les difficultés rencontrées
4.La transcription
5.La méthode d’approche des données
5.1. Les règles conversationnelles
5.1.1. L’organisation globale
5.1.1.1. L’ouverture
5.1.1.2. La clôture
5.1.1.3. Le corps de la conversation
5.1.1.3.1. La discontinuité thématique
5.1.1.3.2. Les tours pleins
5.1.1.3.3. L’enchaînement de tours de parole : la paire adjacente
5.1.2. L’organisation locale
5.1.2.1. L’alternance des tours de parole
5.1.2.1.1. Les points de transition
5.1.2.1.2. Les régulateurs
Chapitre III L’organisation locale de la conversation
1.L’alternance des tours de parole
2.L’attribution des tours de parole
2.1. Les points de transition
2.1.1. Les signaux de nature prosodique
2.1.2. Les signaux de nature verbale
2.1.3. Les signaux de nature mimo-gestuelle
2.2. La construction des tours de parole
2.3. Les dilogues inégalitaires
3.Synthèse
Chapitre IV L’organisation globale de la conversation
1.Ouverture et clôture dans les conversations égalitaires
1.1. Dans les dilogues
1.2. Dans les trilogues
1.3. Les dilogues inégalitaires
2.Le corps de la conversation
2.1. Clôture et rupture de thème dans les conversations égalitaires
2.1.1. Dans les dilogues
2.1.2. Dans les trilogues
2.2. La proposition de thème dans les conversations égalitaires
2.2.1. Dans les dilogues
2.2.2. Dans les trilogues
2.3. Le cas des dilogues inégalitaires
2.3.1. Clôture et rupture de thème
2.3.2. Les propositions de thème
3.Synthèse
Conclusion
Références bibliographiques
Index
Annexes
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