L’acétylcholinestérase (AChE) est une protéine exprimée dans les système nerveux et sanguin des eucaryotes supérieurs. Si au sein du système circulatoire, son rôle physiologique reste encore à élucider, sa fonction principale, au sein du système nerveux, est parfaitement caractérisée. L’AChE est une protéine exprimée au sein des synapses dites cholinergiques, i.e. qui utilisent le neurotransmetteur acétylcholine (ACh). De telles synapses sont retrouvées au niveau des jonctions neuromusculaires, ainsi que dans les zones du cortex en charge des fonctions cognitives (mémoire, orientation, jugement, etc). L’AChE hydrolysera à ces divers loci le neurotransmetteur ACh (Schéma 1), terminant ainsi la transmission de l’influx nerveux et restaurant, de fait, l’excitabilité de ces synapses. De sa vitesse d’hydrolyse dépendra donc la rapidité de transmission des influx nerveux ; ainsi, l’AChE est parmi les enzymes les plus rapides de la Nature, avec un turn-over de 1000 à 20000 molécules par secondes selon l’espèce considérée.
Très tôt (Allès & Hawes, 1940), et depuis lors constamment, des efforts considérables ont été fournis pour comprendre le mécanisme de fonctionnement de cette enzyme, élucider sa structure et moduler son activité. L’AChE est en effet impliquée dans divers problèmes majeurs de santé publique (maladie d’Alzheimer, myasthénie, intoxication aux insecticides, aux gaz neurotoxiques, au venin de serpents Mamba ou au curare) ; une meilleure compréhension de son mécanisme d’action pourrait donc apporter des informations utiles en vue d’en résoudre certains. Si des progrès considérables ont été possibles grâce aux travaux concertés en biologie, biochimie et cristallographie aux rayons X, un problème fondamental persiste. Ce dernier a paradoxalement été posé par la publication de la première structure d’AChE (Sussman et al., 1991), celle du poisson torpille Torpedo californica (TcAChE), qui a révélé que le site actif était enfoui au fond d’une gorge profonde (20 Å de longueur environ) et étroite (environ 5 Å à mi hauteur). Étant donnée sa vitesse de catalyse, il est en effet surprenant que le site actif de l’AChE soit à ce point confiné au sein de la structure. Le diamètre de la gorge à mi-hauteur, observé dans la structure native, est juste assez large pour permettre le passage d’une molécule d’eau, et il ne devrait donc théoriquement pas autoriser l’accès d’une molécule de substrat, i.e. d’ACh, au site actif de l’enzyme. Sachant qu’un ion tétraméthylammonium (TMA) isolé correspond à une sphère de van der Waals de 6.4 Å de diamètre, il est évident qu’une flexibilité conformationnelle de l’enzyme sera requise, à divers instants de la catalyse, pour permettre l’entrée des substrats et la sortie des produits. Les alignements de séquence, puis la résolution des structures des AChEs de souris (mouse AChE ou mAChE – Bourne et al., 1995), de Drosophile (Drosophila melanogaster AChE ou DmAChE – Harel et al., 2000) et enfin humaine (huAChE – Kryger et al., 2000) ont confirmé l’enfouissement des sites actifs des AChEs, et ce quelle que soit l’espèce considérée.
Ces constatations ont soulevé une multitude d’interrogations quant aux bases structurales et dynamiques de l’efficience catalytique des AChEs. L’entrée des substrats, l’hydrolyse à proprement parler puis la sortie des produits, devront être, chacune, extrêmement rapides, et par ailleurs concertées, pour que l’enzyme puisse atteindre une vitesse de catalyse de l’ordre du millier de molécules de substrat par seconde. D’un point de vue purement mécanistique, la présence de la gorge, tel un goulet d’étranglement, se corrèle difficilement avec un turn-over de cette importance. De fait, une flexibilité conformationelle de l’enzyme, et plus particulièrement de la gorge menant à son site actif, doit exister pour que la catalyse puisse avoir lieu. Il a été proposé, par ailleurs, que le produit choline puisse quitter le site actif de l’enzyme par un chemin de sortie alternatif (ou « back door » – Gilson et al., 1996), laissant ainsi la gorge libre pour l’entrée des substrats. Différentes observations appuient l’existence d’un chemin annexe à la gorge, pour l’entrée des substrats ou la sortie des produits (Marchot et al., 1993 ; Radic et al., 1994 ; Bartolucci et al., 1999), mais toutes les campagnes de mutagenèse dirigée ont conclu en sa non-nécessité pour expliquer la cinétique enzymatique (Kronman et al., 1994; Velan et al., 1996; Faerman et al., 1996). Une preuve expérimentale directe serait nécessaire pour confirmer ou infirmer l’existence de cette « back-door» ; elle reste manquante.
L’acétylcholinestérase (AChE)
Fonction « classique », i.e cholinergique
Les molécules d’ACh qui participent à la transmission d’un influx nerveux donné doivent être dégradées très rapidement, en quelques millisecondes, afin de restaurer l’excitabilité neuronale et ainsi permettre la transmission de l’influx nerveux suivant. Cette fonction essentielle est assurée par l’AChE laquelle, en accord avec sa fonction, est parmi les enzymes les plus rapides de la nature. Son turn-over (kcat) est, en moyenne, de 10.000 molécules de substrat hydrolysées par seconde (entre 1000 et 20000 s-1, selon l’espèce considérée), et son efficience catalytique (kcat/Km) d’environ 1.5 x10⁸ M-1.s-1 : la diffusion de substrats et de produits, vers et à partir du site actif, constitue pratiquement l’étape limitante de la réaction d’hydrolyse (Rosenberry, 1975 ; Quinn, 1987). La limite théorique pour l’efficacité catalytique d’une enzyme est estimée entre 10⁸ et 10⁹ M-1.s-1. ; l’AChE peut donc être considérée comme « cinétiquement » ou « catalytiquement » parfaite. Il faut noter, cependant, que d’autres enzymes moins rapides peuvent également être considérées comme « catalytiquement » parfaites au regard de leur efficience catalytique; c’est le cas, entre autres, de la catalase, de la fumarase, de la -lactamase ou de la superoxide dismutase.
Les déterminants moléculaires de la perfection catalytique de l’AChE ont été élucidés grâce à d’extensives études de mutagenèse dirigée (Gibney et al., 1990 ; Fournier et al., 1992a ; Fournier et al., 1992b ; Mutero et al., 1992 ; Shafferman et al., 1992a,b ; Duval et al., 1992 ; Harel et al., 1992 ; Vellom et al., 1993 ; Ordentlich et al., 1993 ; Radic et al., 1993 ; Radic et al., 1994 ; Shafferman et al., 1994 ; Kronman et al., 1994 ; Ordentlich et al., 1995 ; Masson et al., 1996 ; Radic et al., 1997 ; Ordentlich et al., 1998 ; Szegletes et al., 1998 ; Morel et al., 1999 ; Brochier et al., 2001 ; Kaplan et al., 2001 ; Barak et al., 2002 ; Frémaux et al., 2002 ; Clery-Barraud et al., 2002 ; Shi et al., 2004 ; Kaplan et al., 2004), et au nombre considérable de structures cristallines d’AChEs natives ou en complexe avec différents inhibiteurs (Sussman et al., 1991 ; Harel et al., 1993 ; Bourne et al., 1995; Harel et al., 1996 ; Kryger et al., 1998 ; Bourne et al., 1999 ; Felder et al., 2002 ; Bourne et al., 2003 – liste non exhaustive). Ainsi, il a pu être mis en évidence que l’AChE possédait deux sites de fixation, le site catalytique et le site périphérique. Le site actif est enfoui au fond d’une gorge profonde et étroite, à l’entrée de laquelle se trouve le site périphérique (Figures 1 et 2). La première étape de la catalyse enzymatique serait la fixation du substrat sur ce site (Szegletes et al., 1998), d’où il glisserait ensuite vers le site actif pour être hydrolysé. Concernant la fixation d’un substrat sur le site périphérique, néanmoins, aucune preuve structurale n’a été apportée. De même, le mode de fixation du substrat dans le site actif de l’enzyme n’a jamais été observé, mais prédit ; une confirmation expérimentale serait donc bienvenue.
Dans le site actif se trouve la machinerie catalytique de l’enzyme (Figure 3) ; celle-ci comprend :
– la triade catalytique (résidus Ser200, His440 et Glu327 – numérotation pour la TcAChE dans tous le document, sauf contre-indication), responsable de l’hydrolyse de l’ACh, à proprement parler.
– le sous-site anionique (résidus Trp84, Glu199 et Phe330), qui stabilise la portion choline (Ch) de la molécule d’ACh.
– le trou oxyanion (résidus Gly118, Gly119 et Ala201), qui favorise la formation de l’intermédiaire tétraédrique en accueillant l’oxygène négativement chargé de son carbonyle.
– la poche acyle (résidus Trp233, Phe288, Phe290 et Phe331), qui stabilise le groupement méthyle de la portion acétate durant toute la catalyse.
En accord avec son rôle physiologique clé, l’AChE est la cible d’une gamme très large de molécules actives, parmi lesquelles autant de toxines naturelles que de poisons de confection humaine. Les différents inhibiteurs de l’AChE interagissent soit directement dans son site actif, et dans ce cas, en se liant de façon covalente (inhibition irréversible) ou non-covalente (inhibition réversible) ; soit au niveau de son site périphérique (inhibition réversible). L’inhibition irréversible de l’AChE entraînera, d’une façon générale, la mort de l’individu concerné ; mais son inhibition réversible, si elle est maîtrisée, peut être bénéfique .
Parmi les toxines naturelles pouvant inhiber l’AChE se trouvent notamment la fasciculine (Marchot et al., 1993 ; Radic et al., 1994, 1995 ; Eastman et al., 1995), un peptide trouvé dans le venin des serpents « mambas », et la d-tubocurarine, qui interagit aussi avec le récepteur nicotinique, un des deux types de récepteurs synaptiques à ACh (les récepteurs à ACh sont nommés nicotinique et muscarinique, respectivement, en accord avec la substance qui a, historiquement, permis leur mise en évidence (nicotine et muscarine)). Ces deux inhibiteurs se fixent avec une haute affinité au site périphérique de l’enzyme et l’inhibent donc en bloquant physiquement l’accès au site actif. En ce qui concerne la fasciculine, ce mode d’inhibition a été structuralement confirmé (Bourne et al., 1995 ; Harel et al., 1995 ; Kryger et al., 2000). On trouve également, parmi les inhibiteurs naturels de l’AChE, différents alcaloïdes (par exemple la galanthamine, la gallamine ou l’(-) huperzine A), dont certains sont utilisés dans le traitement de la maladie d’Alzheimer.
Parmi les inhibiteurs de l’AChE de fabrication humaine, on trouve majoritairement des molécules appartenant à la famille des organophosphorés (OP) ou à celle des carbamates (CBM). La plupart des insecticides utilisés de nos jours appartiennent en effet à ces deux familles de molécules organiques (OP : par exemple, le chlorpyrifos, le dichlorvos ou le malathion ; CBM : par exemple, le propoxur). On compte également, parmi les OP, les gaz neurotoxiques à usage militaire comme le VX, le tabun, le soman ou le sarin. Ces deux types de molécules sont en fait plus des substrats de l’AChE, que des inhibiteurs au sens propre. Cependant, la décarbamoylation (CBM) et la déphosphorylation (OP) de la sérine catalytique (i.e. la réaction équivalant à la déacetylation dans le contexte physiologique de l’hydrolyse de l’ACh) ont lieu sur des échelles de temps plus longues ; de l’ordre de la minute, pour la décarbamoylation, et de l’ordre de l’heure, pour la déphosphorylation. A ceci s’ajoute, dans le cas de certains OP, une réaction secondaire de vieillissement, qui correspond à une déalkylation de la phosphonyl enzyme et qui rend, par la suite, la regénération de l’enzyme libre impossible ; l’enzyme est alors inactivée de façon irréversible.
Bien heureusement, le bio-mimétisme des activités humaines ne se limite pas uniquement à la conception de poisons plus violents que leurs homonymes naturels. Ainsi, on utilise aujourd’hui les inhibiteurs de cholinestérases afin de soigner diverses maladies, parmi lesquelles la maladie d’Alzheimer ou la myoasthénie. Ces affections sont en effet liées à des déficits cholinergiques (voir plus loin). Une inhibition réversible de l’AChE pourra donc être bénéfique car elle permettra une augmentation temporaire de la concentration synaptique en ACh. Certains inhibiteurs de l’AChE sont également utilisés en anesthésie, par exemple la dtubocurarine ou la succinylcholine. Enfin, plusieurs équipes à travers le monde travaillent sur le développement de biosenseurs basés sur l’AChE en vue de détecter, de façon plus fiable et plus rapide, des taux d’insecticides élévés dans l’environnement et les produits cultivés (Marty et al., 1992 ; Colletier et al., 2002 ; Chaize et al., 2004).
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Table des matières
INTRODUCTION
I – Introduction générale
II – L’acétylcholinestérase (AChE)
II-1 : Fonction classique, i.e. cholinergique
II-2 : Structure tridimensionnelle
II-2.1 : Le site actif
II-2.2 : La gorge aromatique
II-2.3 : Le site périphérique
II-3 : Mécanisme catalytique et comportement cinétique
II-4 : Implication de l’AChE dans la maladie d’Alzheimer
III – Cristallographie aux rayons X
III-1 : Introduction
III-2 : Bases théoriques de la cristallographie monochromatique des protéines
III-2.1 : Loi de Bragg
III-2.2 : Sphère d’Ewald et réseau réciproque
III-2.3 : La transformée de Fourier
III-3 : Aspects pratiques de la cristallographie aux rayons X
III-3.1 : Cristallisation d’une protéine
III-3.2 : Montage de cristaux en vue d’une expérience de diffraction
III-3.3 : Collecte de données cristallographiques
III-3.4 : Dommages d’irradiation X
III-3.5 : Traitement de données cristallographiques
III-3.6 : Résolution d’une structure cristallographique
III-3.7 : Affinement d’une structure cristallographique
III-3 : La cristallographie cinétique
III-3.1 : État de l’art
III-3.2 : Pré-requis en vue d’une étude de cristallographie cinétique
IV – Objectifs de la thèse
V – Matériels et Méthodes
CONCLUSION