La voix enfantine, instigatrice du réalisme magique
État de la question Réjean
Ducharme et Jacques Ferron sont des auteurs québécois réputés et prisés dont les oeuvres, dans l’ensemble du moins, ont fait l’objet d’une réception critique plutôt vaste. Maints ouvrages théoriques, articles scientifiques, mémoires de maîtrise et thèses de doctorat commentent leur poétique, analysent leur narration et tentent d’en dégager le portrait de l’auteur ou, parfois même, du peuple québécois. Par exemple, l’étude de Pierre L’Hérault, Jacques Ferron, cartographe de l’imaginaire10, révèle l’ambition sociale et politique de l’écriture ferronienne au creux d’un Québec en pleine mutation. L’oeuvre de Ferron dénoncerait la menace d’une réalité unidimensionnelle bercée par la logique. Elle miserait plutôt sur la victoire de l’imaginaire pour accéder à la conscience nationale et, ultimement, à la libération collective. Des études tentent également de lever le voile sur la vision de Ducharme. Paysages de Réjean Ducharme sous la direction de Pierre-Louis Vaillancourt ainsi que l’ouvrage d’Élisabeth Nardout-Lafarge, Réjean Ducharme : Une poétique du débris, en sont des exemples probants. Certains théoriciens perçoivent, dans son goût du néant, du vide et de la mort, une façon détournée de décrire le Québec: un Québec aliéné, fruit d’un héritage que Ducharme refuse et qu’il réinvente au gré de rébellions imaginaires.
Si cette lecture n’est pas endossée par tous les spécialistes de Ducharme, c’est que cet écrivain, à l’opposé de Ferron, n’a jamais pris part aux débats politiques et sociaux qu’a connus le Québec: il opte pour le mutisme et l’anonymat. Malgré ce retrait, il ne peut échapper au statut d’écrivain fortement teinté par le climat de la Révolution tranquille, « dont l’une des tâches est désormais de donner voix aux aspirations de la collectivité11 ». Ainsi, une lecture « nationale » de son oeuvre ne saurait être entièrement inadéquate. Si on exclut quelques mentions succinctes et éparses de mémoires et de thèses, L’Océantume et L’Amélanchier ont été peu mis en relation avec le réalisme magique. On y reconnaît volontiers l’essence du réalisme magique, on fait allusion aux affinités poétiques qu’ils partagent, mais toujours sans élaborer de véritables analyses. L’article de Mary Ellen Ross intitulé « Réalisme merveilleux et autoreprésentation dans l’Amélanchier de Jacques Ferron » est la seule étude substantielle que nous avons pu recenser. Le rapprochement entre les deux romans, quant à lui, n’a jamais été mené auparavant dans une étude comparative. Par ailleurs, Iode Ssouvie et Tinamer de Portanqueu ont respectivement donné matière à des études de nature linguistique et narratologique. Ces études, qui sont pour la plupart des mémoires et des thèses, privilégient les particularités de l’énonciation et les procédés langagiers du narrateur-enfant. Elles examinent, en d’autres termes, les traits strictement formels de son discours et tirent peu de conclusion sur ce que symbolise l’enfant, sur ce que sa vision particulière du monde met en branle. À cet égard, seuls les écrits de Marie-Diane T.-M. Clarke et de Monique Boucher semblent verser vers la sociocritique pour établir des liens avec l’identité québécoise moderne. Chacune à leur façon, elles révèlent comment l’histoire de l’enfant devient métaphore d’une autre histoire, celle du Québec. L’enfant, tout comme le peuple québécois, se buterait à l’impossibilité de résoudre ses déchirements
Intérêt du sujet Ainsi, le narrateur-enfant a été tour à tour mis en relation avec la Révolution tranquille et le réalisme magique. L’adéquation entre ces trois composantes, en revanche, n’a jamais été pensée dans une même étude. L’originalité première de ma recherche consiste donc à sonder cette combinaison riche en réflexions et en hypothèses. D’un même élan, cette recherche devrait permettre d’étudier le poids symbolique, la perception et les traits distinctifs du narrateur-enfant. Elle représente une occasion de remettre en question les lectures sociocritiques qui associent trop promptement le choix du narrateur-enfant à une carence de maturité. Elle approfondira l’hypothèse selon laquelle, à l’aube de la Révolution tranquille, l’usage de la voix enfantine et de l’irréel ne constitue peut-être plus « les preuves d’[une] immaturité14 », mais, au contraire, un refus volontaire d’une spiritualité dite « adulte » et « moderne ». Néanmoins, un doute persiste : quel est l’intérêt de qualifier des romans québécois de réalistes magiques ? D’emblée, parler de réalisme magique en sol québécois, c’est remettre en doute les définitions restreintes du réalisme magique; c’est refuser tacitement l’idée qu’il n’est qu’une auberge latino-américaine ou la prérogative de ses foyers d’origine, soit l’Allemagne et l’Italie.
C’est aussi estimer que la littérature de la Révolution tranquille et ses écrivains, ont pu bénéficier de sa fonction critique. Le réalisme magique est une esthétique subversive utilisée avant tout « dans les contextes d’oppression, accordant une voix aux perspectives marginales, invisibles, interdites15 ». Son utilisation au sein de la littérature québécoise de la Révolution tranquille ne saurait être anodine. Par ailleurs, on ne peut parler de réalisme magique en sol québécois sans soumettre l’hypothèse que L’Océantume et L’Amélanchier proposent une vision particulière du Québec et de son Histoire : une vision qui cherche à remédier à son entrée définitive dans la modernité. Après tout, comme l’écrit le théoricien Xavier Garnier dans un ouvrage collectif consacré au réalisme magique, s’intéresser au réalisme magique signifie « tourner son regard sur ce qui se joue dans les zones d’ombre de l’histoire […] pour mieux saisir la complexité du monde contemporain, pour se mettre en phase avec le vécu de peuples pris dans le tourbillon de l’Histoire16… »
Le réalisme magique n’est pas qu’une fuite du réel empirique : il en est avant tout une subversion, un détournement volontaire. Il refuse de perdre de vue le réel, se défend pourtant de s’y engluer et espère le salut du monde par cette hybridité du regard. Là réside la vocation du réalisme magique ; là réside toute sa richesse et sa plurivocité. Or, est-ce que les écrits de Ferron et de Ducharme répondent tout à fait à cette dimension sociopolitique du réalisme magique ? Expriment-ils un désir de changement ? Et, si tel est le cas, expriment-ils le même désir, avec une insistance et une transparence semblables ? Force est d’admettre que Tinamer de Portanqueu n’a pas la soif de destruction d’Iode Ssouvie. Elle ne porte ni sa haine ni sa volonté de faire table rase. Il s’agit d’interrogations fécondes d’un point de vue littéraire et social que cette recherche, sous la loupe réaliste magique, permettra de soupeser.
Approche méthodologique
Dans la mesure où notre mémoire comporte trois axes dominants — c’est-à-dire les particularités de l’esthétique réaliste magique, l’importance du narrateur-enfant dans son développement ainsi que la vision du monde qui en découle — nous utiliserons trois approches méthodologiques distinctes. D’abord, pour circonscrire adéquatement l’esthétique réaliste magique et y inscrire L’Océantume et L’Amélanchier, nous nous inspirerons de l’ouvrage d’Amaryll Beatrice Chanady, Magical Realism and the Fantastic: resolved versus unresolved antinomy. La définition du réalisme magique proposée par Chanady a l’avantage de tenir compte de ses traits formels, divisés en trois caractéristiques concises : la présence de deux codes antinomiques (le réel et le magique), la résolution de l’antinomie sémantique entre ces deux codes et, finalement, l’absence de réticence du narrateur devant cette résolution inhabituelle. Afin d’expliquer l’incidence de la parole enfantine sur la construction d’un univers réaliste magique, nous nous appuierons ensuite sur la partie de chapitre d’Anne Hergerfeldt intitulée « Naturally magical : child(like) focalizers in magic realist fiction ». Cette courte étude analyse la figure de l’enfant en tant que construction littéraire. L’hypothèse d’Hegerfeldt soutient que le récit d’un focalisateur-enfant est favorable à l’apparition du réalisme magique. Il restera à voir dans quelle mesure la vision de l’enfant telle que présentée par Hegerfeldt correspond aux personnages de Ducharme et de Ferron. Il s’agira, par ailleurs, de légitimer le rôle d’Iode Ssouvie et de Tinamer de Portanqueu en tant que narratrices réalistes magiques idéales.
Enfin, dans le but d’interpréter la vision du monde proposée par Ducharme et Ferron, nous utiliserons plusieurs études sociocritiques dont Le Roman à l’imparfait de Gilles Marcotte, qui décrit la situation de la littérature québécoise depuis 1960 jusqu’à 1975. L’essai primé de Michel Biron, L’absence de maître, nourrira notre réflexion sur la modernité dans la littérature québécoise. Nous nous appuierons également sur les observations de Pierre Nepveu inscrites dans son essai sur la littérature québécoise contemporaine, L’Écologie du réel. En outre, la section intitulée « L’exposition de la littérature québécoise : 1960-1970 » dans L’Histoire de la littérature québécoise par Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge nous sera précieuse. Dans l’ensemble, ces ouvrages nous permettront d’examiner les bouleversements de la 13 Révolution tranquille ainsi que leurs répercussions dans la production littéraire. Il sera ainsi plus aisé pour nous de tirer des conclusions en ce qui concerne la critique sociale de Ducharme et de Ferron.
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Table des matières
Résumé du mémoire
Table des matières
Remerciements
Introduction
Corpus et visée
État de la question
Intérêt du sujet
Approche méthodologique
Chapitre I : Le réalisme magique en sol québécois
La nébuleuse réaliste magique
Un réalisme magique pour tous
Les manifestations du réalisme magique dans L’Océantum
Les manifestations du réalisme magique dans L’Amélanchier
Chapitre II : La voix enfantine, instigatrice du réalisme magique
Le narrateur-enfant et son utilité dans la fiction réaliste magique
Les exemples d’Iode et de Tinamer
Chapitre III : Le réalisme magique, l’enfance et le geste fondateur
Le peuple-enfant et sa littérature
Les temps ensoleillés de l’enfanc
L’enfance et le réalisme magique au service de la société québécoise moderne
Conclusion
Bibliographie
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