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LA VIOLENCE DANS L’ACQUISITION DU POUVOIR
« On n’évite pas la guerre, mais on la diffère à l’avantage d’autrui »..
Ce constat quelque peu ironique du Florentin atteste que la question du pouvoir politique est au centre des préoccupations humaines. Cependant, les hommes le cherchent soit par ambition ou par nécessité.
L’étude de ces modalités d’acquisition reste une priorité incontournable pour qui veut entreprendre une carrière politique ou tout simplement en fonder une théorie.
Cette acquisition du pouvoir politique se décline sous diverses modalités que nous réunirons ici sous les deux aspects de la fondation de l’Etat et de la politique de conquête. Cependant, ces deux entreprises aux finalités différentes ne pourraient être traitées sous le même rapport qu’à la condition qu’elles reposent toutes les deux sur le même substrat, « la logique de la force ».
A partir de la sécularisation du politique qui consacre la reprise en main du pouvoir par les hommes, celui-ci est devenu l’affaire des seuls acteurs de l’échiquier politique. En ce qu’il constitue l’objet de tant de convoitise, la prise du pouvoir reste suspendue à l’adéquation des moyens avec les circonstances dont Machiavel fait le seul critère de discernement des vainqueurs éventuels et des perdants dans le jeu politique. Il faut dès lors considérer que : « Pour mener à bien leur œuvre, il leur faut prier, ou s’ils peuvent vraiment forcer les choses. Dans le premier cas, il leur échoit toujours une mauvaise fin et ils ne mènent rien à bien ; mais quand ils dépendent d’eux-mêmes et peuvent forcer les choses, c’est alors qu’ils périssent rarement ; de là vient que tous les prophètes armés vainquirent et les désarmés sont allés à leur ruine».
Cette mise en garde du Florentin semble occulter par devers elle une certaine théorie propagandiste de la violence comme la clé de la réussite politique. C’est à en comprendre la nécessité et les modalités de son déploiement que doit consister la sagesse de l’homme privé qui aspire à la principauté. La lutte pour l’existence (la fondation) ou pour la puissance (la conquête) constitue des éléments décisifs d’une histoire qui ne peut se tisser que sur la trame de la violence. Il s’agit, en effet, de redéfinir la cartographie d’un univers qui intègre une identité nouvelle ou qui en modifie nécessairement les contours. Cette situation est caractéristique d’une nouvelle redistribution des données qui remet en jeu tous les acquis.
Toutefois, Machiavel ne nie pas l’inutilité des prières ou autres actes religieux, seulement en tant que fin stratège, le prince est tenu par l’impératif de ne pas hasarder ses choix. En d’autres termes, si les prières s’avèrent efficaces pour maintenir la paix voire régler définitivement un problème d’ordre social alors autant que le prince fasse recours à elles. Et c’est là tout le sens que le Florentin accorde à l’affirmation suivante : « les princes et les républiques qui veulent se maintenir à l’abri de toute corruption doivent, sur toutes choses, conserver dans toute sa pureté la religion et ses cérémonies, et entretenir le respect dû à leur sainteté, parce qu’il n’y a pas de signe plus assuré de la ruine d’un Etat que le mépris du culte divin ».
Mais dans un contexte où la demande (la convoitise) est multiple et l’offre unique, qu’il s’agisse du pouvoir ou de l’hégémonie, l’acquisition ne peut avoir lieu désormais que par le mode de la lutte et du combat du fait que la violence étant consubstantielle à la nature humaine.
Cependant, l’auteur du Prince pense que l’homme est animé par le besoin inouï de conquérir le monde ; cette conquête constituerait le fondement de la société. Peu morale, cette conquête montre que l’homme n’est pas sociable par nature, car son seul but est d’avancer tout en se conservant (importance du désir de conservation).
Machiavel considère l’hypothèse selon laquelle l’homme est méchant et part de ce postulat : Etant foncièrement destiné à vivre en société, l’homme doit pour se maintenir, œuvrer avec ses semblables, les rendant bons. Mû par le désir de conquête, celui qui possède le pouvoir devient un prince dont les modalités d’exercice du pouvoir diffèrent selon les principautés.
Notre intention dans cette partie est de prendre en charge le rôle bénéfique de la violence telle qu’elle s’exprime à travers la fondation et la politique de conquête.
LA FONDATION DE L’ETAT
L’Etat : grâce à cette institution, les hommes pensent pouvoir venir à bout de leur dissension qui est la cause de l’instabilité. C’est donc dans le dessein de préserver les faibles contre les forts et d’éviter la violence mutuelle entre les hommes que l’Etat est créé. Cependant, le constat de la permanence et de l’actualité de cette violence dans les sociétés humaines nous obligent à nous demander si cette finalité de l’Etat a été atteinte ?
C’est là, toutes les inquiétudes de Valadier lorsqu’il écrit « Si l’on peut et si l’on doit instituer la cité pour lui éviter le chaos et la constituer pour résister aux forces de dissolution, il n’en reste pas moins que cette entreprise, toute nécessaire qu’elle soit, ne supprimera ni la mort, ni la violence fondamentale »
Si l’Etat créé à cet effet ne peut éradiquer la violence mais plutôt en use même pour une raison ou une autre, faut-il alors attendre le salut du ciel ? Machiavel semble nous en dissuader fortement. En effet l’audace par laquelle il ouvre son opuscule « De Principatibus »19sans le préambule religieux qui était de coutume jusqu’ici, marque le déclic par lequel il inaugure une ère nouvelle, celle de la science politique moderne. Mamoussé Diagne souligne à cet endroit : « Ce qu’on ne lui pardonne pas ; c’est d’avoir donné l’ouverture d’un monde d’où Dieu est absent ainsi que toutes les entités théologico-éthiques dont l’évocation était une sorte de préalable à la réflexion sur la politique »20.
C’est par cette rupture sans précédent dans l’histoire qui consacre la fin du règne de Dieu sur terre, que l’inventeur de la science politique moderne lui donne par la même occasion sa charte fondamentale le Florentin annonce à cet effet : « […] il m’a paru plus convenable d’aller droit à la vérité effective de la chose qu’à l’imagination de celle-ci. ». Ce qui révèle selon Machiavel, d’une utopie qui, pour le moins que l’on puisse dire n’est en rien scientifique.
Le concept « Etat » consacre le champ politique dans lequel le pouvoir et la violence y prennent place dans une complicité qui écarte toute hypothèse de les séparer. Par ailleurs, l’Etat symbolise aussi le pouvoir et son lieu d’exercice. En ce sens, il est le cadre conflictuel où s’affrontent les différentes forces sociales : les dominés et les dominants, avec la précision que cette catégorisation se décline soit en gouvernants contre gouvernés, soit au sein des gouvernés et ceux que Machiavel appelle les « Grands ».
Ainsi, selon le Secrétaire florentin, l’Etat se caractérise d’abord par l’exercice du pouvoir politique ; ainsi, il fonde ce pouvoir sur la conviction presque inébranlable que la nature humaine a besoin d’une correction sans laquelle aucune harmonie n’est possible. Mais, il met en garde le prince de ne pas trop abuser de cette violence. Et c’est en ce sens qu’on peut comprendre l’expression suivante de Nietzsche : « celui qui combat des monstres doit prendre garde de ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi »
Pour Nietzsche comme pour Machiavel, l’usage de la violence modérée est la clé du succès en politique. Seulement, le prince doit avoir un esprit de dépassement, celui qui consiste à aller au-delà de cette violence afin d’éviter de plonger le peuple dans une haine perpétuelle qui se traduit généralement par des soulèvements populaires, voire des insurrections.
Tout semble fonctionner comme si Machiavel voulait nous préparer à recevoir la maxime selon laquelle la violence est l’une des armes efficaces en politique.
D’ailleurs, la politique en tant que pouvoir se traduit selon Aristote en art de bien gérer la cité. Toutefois, avec le Secrétaire florentin, la politique devient une science qui a ses exigences, ses méthodes et sa spécificité. C’est-à-dire, le pouvoir politique ne devrait être ni le fruit d’un héritage, ni un don, mais il devrait plutôt s’acquérir par conquête et pour cela l’auteur du Prince pense que celui-ci doit épouser un pessimisme anthropologique pour sa réussite. C’est pourquoi, tout homme qui détient le pouvoir politique se doit pour cette raison de penser «Qu’il est donc nécessaire à un prince qui veut se maintenir d’apprendre à pouvoir n’être pas bon et à en user et ne pas en user selon la nécessité».
La violence paraît être le moteur de l’histoire politique et plusieurs thèses du corpus théorique machiavélien semblent le confirmer. Nous aurons à nous en rendre compte tout au long de ce travail, que l’Etat, en ce qu’il se reconnaît par un espace géographique déterminé, sa fondation devrait obéir à certaines considérations pédologues.
Le choix du lieu est crucial et stratégique puisqu’à certains égards la nature des hommes en dépend fortement. Mais puisque le salut s’affirme mieux là où la nécessité a contraint les hommes à travailler, Machiavel se demande : « S’il ne vaut pas mieux préférer pour la fondation d’une ville, des lieux stériles où les hommes, forcés à être laborieux, moins adonnés au repos, fussent plus unis et moins exposés, par la pauvreté du pays, à des occasions de discorde ? »26.
Le cas du Japon actuellement « troisième »27 puissance mondiale, bâti sur un sol montagnard et volcanique, démontre toute l’acuité de cette question. D’autant plus que la stérilité d’un lieu tend à amoindrir le désir de conquête des puissants plus préoccupés de gain et de quelque autre atout économique et stratégique, comme ce fut le cas de l’Italie au XVe et XVIe, devenue le carrefour du commerce européen, elle fut la cible et l’objet de plusieurs convoitises des puissances étrangères, finalement elle resta un foyer de désordre et d’invasion.
L’attaque plus récente de l’Irak par les Etats-Unis, nous laisse deviner l’idée d’un accaparement malsain, destiné à profiter du contrôle de la production pétrolière, en témoigne éloquemment, l’intérêt des nations fortes. Mais puisque « les conquêtes entraînent la perte des républiques faibles »28, le Florentin pense que pour se défendre de l’ambition des « Grands », il faut leur opposer une puissance adverse.
Nous constatons ainsi que la conception du pouvoir d’Etat, comme but de la stratégie du prince, est ce qui caractérise le mieux le machiavélisme en politique, en ce sens, l’essentiel du Prince réside dans cette définition de l’Etat comme institution du pouvoir souverain. D’où le célèbre passage suivant : « J’ai composé un opuscule De Principatibus (Le Prince) où je creuse de mon mieux le problème que pose tel sujet : ce que c’est la souveraineté, combien d’espèces il y’en a, comment on l’acquiert, comment on la garde, comment on la perd. »29 L’apparition du concept de souveraineté dans le Prince est un fait capital du point de vue de la philosophie moderne de l’Etat.
C’est ici précisément qu’apparaît la révolution théorique introduite par Machiavel. La sécurité du prince est en fonction de la stabilité de son Etat.
L’Etat auquel songe Machiavel est une nouvelle forme de vie politique et ne devant rien au modèle de la cité chrétienne, capable de fonder l’unité de l’Italie. Cet Etat ne peut être pensé que dans la forme de l’alliance prince-peuple. Une telle alliance où le peuple, à l’égard du prince mais différemment de lui est acteur, et a pour but politique l’élimination des « Grands » c’est-à-dire des seigneurs féodaux. En d’autres termes, le pouvoir doit abattre l’ambition des nobles, des chefs de guerre, mais aussi et surtout des riches, dont le désir se satisfait moyennant l’oppression de l’autre groupe social : le bas peuple.
Selon le Florentin le prince pour bien réussir sa mission doit s’appuyer sur ceux qui désirent la justice, donc abattre la volonté injuste des autres. Sachant les hommes peu portés à faire le bien par bonté, il doit par conséquent opter pour l’imposition de la justice dans l’intérêt de la puissance, du fait que le bas peuple étant majoritaire, est plus puissant que les grands et que son désir de justice peut s’accorder à la volonté de puissance du pouvoir, tandis que les Grands sont les porteurs d’une volonté de puissance qui entrent directement en compétition avec celle du prince.
Ainsi, Machiavel ne borne pas à préconiser la juste oppression du groupe social oppressif, il montre aussi que le bien peut être le résultat de l’intérêt bien compris, que le devoir-être peut émerger à partir des rapports de force eux-mêmes, qui lui sont pourtant contraires. Ce faisant, il suppose toutefois que le désir du prince a pour objet le pouvoir et non l’oppression.
Au fait un nouveau prince est beaucoup plus observé dans ses actions qu’un prince héréditaire, quand elles (les actions) sont jugées valeureuses, elles gagnent beaucoup plus les hommes et les obligent plus que l’ancienneté du sang. Car les hommes sont bien plus préoccupés par les choses présentes que par celles du passé ; et quand ils trouvent leur bien dans les présentes, ils en jouissent et ne cherchent rien d’autre, bien plus, ils feront tout pour le défendre, pourvu que dans les autres choses le prince ne manque pas à ses devoirs envers lui-même. Tel semble être la limite de son argumentaire pragmatique.
On aperçoit du coup que le « prince nouveau »est nouveau en ce qu’il s’oppose au « prince ancien » : le prince féodal.
L’Etat machiavélien est donc la forme politique non encore entièrement élaborée de ce que deviendra un siècle plus tard l’Etat moderne. Dans cette invention des conditions de la modernité en politique, Machiavel joue un rôle tout à fait décisif. Le signe le plus évident de cette révolution machiavélienne est dans le fait philosophique d’instituer le peuple dans un sens quasi-moderne, c’est-à-dire comme acteur de la vie politique.
Il faut donc voir dans le Prince, le livre de la fondation de l’Etat envisagée du point de vue du peuple. D’après le Florentin si le prince est meilleur que le peuple pour fonder l’Etat en y instaurant des lois, par la même occasion, le peuple est lui aussi supérieur au prince pour conserver l’Etat nouvellement fondé, d’où le « républicanisme »30 de Machiavel qui affirme : «La supériorité du gouvernement d’un peuple sur celui d’un prince ».
En effet, Machiavel lance une invitation aux futurs gérants du pouvoir politique de l’Etat à prendre conscience de leur mission périlleuse. Etant donné que l’efficacité reste la finalité de tout pouvoir politique, l’auteur du Prince prône que soient observés comme moyens : la ruse, la brutalité, la cruauté etc. En outre contrairement
à ce que pourrait faire croire à une lecture unilatérale du Prince, Machiavel opte pour la république, qu’il a d’ailleurs servie pendant toute sa carrière.
En outre, l’avantage de la république sur la monarchie réside sur le fait que, une fois bien établies, les lois, permettent à l’Etat de se maintenir, même s’il n’y a plus d’homme exceptionnel à sa tête. Au contraire, les monarchies déclinent ou s’éteignent quand leurs dirigeants manquent de caractère. Mais, certains penseurs comme Thomas Hobbes développent un autre point de vue. Selon l’auteur du Léviathan, le salut de l’homme se trouve dans l’Etat monarchique du droit divin, où seul le Léviathan ou prince est libre et assure de surcroît le bien-être individuel et collectif de ses sujets. En considérant l’état de nature comme un état de guerre perpétuelle de chacun contre chacun, un état infernal alors, il serait indispensable que les hommes se dessaisissent de leurs droits naturels pour parvenir tranquillement au terme du temps de vie que la nature leur a accordé.
Il rajoute de surcroît, « qu’en l’absence d’un pouvoir qui les fasse observer par l’effroi qu’il inspire, les lois de la nature […] sont contraires à nos passions naturelles, qui nous portent à la partialité, à l’orgueil, à la vengeance, et aux autres conduites de ce genre. Et les conventions, sans le glaive, ne sont que des paroles, dénuées de la force d’assurer aux gens la moindre sécurité. C’est pourquoi, nonobstant les lois de la nature, si aucun pouvoir n’a été institué, ou qu’il ne soit pas assez grand pour assurer notre sécurité, tout homme se reposera sur sa force et sur son habileté pour se garantir contre les autres ».
Fort de ce constat, la fondation de l’Etat apparaît comme un moment critique au sens profond du terme. C’est la raison pour laquelle Machiavel pense que le futur dirigeant doit se poser deux types de questions pour s’inscrire dans une logique de calcul rationnel.
Autrement dit la posture du prince ne voudrait pas que celui-ci parte de l’idée qui est posée explicitement comme fondée sur la raison «Qui est armé obéit volontiers à qui est désarmé, et que le désarmé soit en sécurité parmi des serviteurs armés »33.
La question qui est en droit d’être posée pour établir la règle fondamentale de la théorie des jeux après avoir vu ce que la raison ne veut pas, c’est : qu’est ce qui est conforme à la raison et à ses règles ? L’auteur du Prince répond : « Les principaux fondements de tous les Etats, les nouveaux comme les vieux ou les mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes et parce qu’il ne peut y avoir de bonnes lois là où il n’y a pas de bonnes armes, et que là où il y a de bonnes armes, il convient qu’il y ait de bonnes lois, je renoncerai à raisonner sur les lois et je parlerai des armes ».
Le deuxième point qui permet de répondre à la question, concerne les dispositions même du prince dès lors qu’il tire toutes les conséquences de la nature de l’Etat et des règles du jeu politique. Au chap.VI du Prince est posé quelque chose qui fonctionne comme un axiome de la théorie machiavélienne « De là vient que tous les prophètes armés vainquirent et les désarmés sont allés à leur ruine ».
Il faut retenir qu’il s’agit là de la conclusion d’un raisonnement théorique et de constatation empirique introduite par l’expression (de là vient que…) les prémisses sont clairement explicitées par Machiavel qui met en amont une ligne de démarcation entre les différents acteurs politiques. Ainsi, nous pouvons dire que ce qu’on peut accorder à Machiavel c’est le fait d’avoir donné à l’Etat son propre fondement, d’avoir montré le premier que l’Etat c’est la puissance, la violence, la ruse etc. Nous ne devons jamais oublier ce dont nous sommes redevables au Florentin. Pour corroborer cette même pensée, nous citons en exemple les propos tenus par Hitler qui, lors d’un discours devant son peuple, déclare le 22 novembre 1936 à Essen « Au cours de tous les siècles la force et la puissance ont été des facteurs déterminants […] seule la force gouverne. La force est la première des lois. »
Au regard de cette analyse sélective de la violence politique nous serions amenés à penser que le moment de la fondation de l’Etat est le moment des radicales mesures à prendre pour assurer la survie de la société. Comme l’affirme Machiavel dans le Prince, il faudrait un fondateur assez « méchant » pour s’imposer tyranniquement, car il faut recourir à la violence, aux armes et devenir prince pour reformer le régime politique et qui serait à la fois assez bon pour donner ensuite à l’Etat un régime républicain, tel Brutus qui immola ses propres fils qui complotaient dans son dos pour rétablir la monarchie. Seulement, il dépend de la clairvoyance du prince pour ne pas utiliser son pouvoir dans un but purement oppressif.
Au demeurant, la fondation de l’Etat apparaît comme un moment critique au sens profond du terme, c’est-à-dire un moment où rien n’est préétabli d’avance. Mieux encore, c’est un moment où rien n’a encore de base solide. C’est donc à la rencontre du vide juridique et du vide politique que s’effectue la fondation de l’Etat et c’est en ce sens que l’éloge fait par Claude Lefort trouve son sens : « Sans doute la fondation de l’Etat est-elle l’entreprise la plus noble, la plus périlleuse et la plus glorieuse qui soit offerte à la réflexion du théoricien, puisqu’elle confère à un peuple son identité politique et qu’elle requiert du prince qui s’y aventure la virtù la plus haute. »37
De la virtù38, voilà ce dont a besoin aussi celui qui, après avoir fondé l’Etat, décide de l’agrandir par la politique de conquête.
LA POLITIQUE DE CONQUETE
Que l’homme soit intrinsèquement mauvais ou perverti par la société, les deux postulats laissent présager que les relations interindividuelles sont entachées d’une lutte perpétuelle.
L’histoire témoigne que les peuples et peuplades se sont faits et défaits en se faisant la guerre. C’est fort de ce constat, que l’homme émancipé, cherche à instaurer l’ordre de la culture pour se maintenir. En l’absence du pouvoir politique, la démesure, le dérèglement et la volupté extrême constituent le propre des hommes. Ils deviennent combatifs, vindicatifs, prompts à la riposte, ambitieux, violents et sans scrupule.
Toutefois, le Florentin constate que « Les hommes se plaignent dans le mal et se tourmentent dans le bien, et que ces deux inclinations, quoique d’une nature différente, produisent les mêmes résultats. S’ils ne combattent pas par nécessité, ils combattent par ambition. »39. C’est que la nature a créé les hommes avec la soif de tout embrasser et l’impuissance de tout atteindre. Les conflits naissent en effet d’une part, d’un sentiment d’insatisfaction personnelle des puissants qui, avides du pouvoir des richesses et du prestige, veulent irrésistiblement conquérir le bien des autres ou à se défendre farouchement lorsqu’ils constituent la cible des brigands.
D’autre part, les hommes sont jalousement attachés au sentiment de leur dignité et de leur liberté. Leur confisquer ces prérogatives c’est les inciter à la révolte. Dans cette cacophonie passionnelle tout se joue par la volonté de puissance pour emprunter l’expression de Nietzsche.
C’est dans ce même esprit que Gérard Mairet nous laisse entendre que : « La guerre ne consiste pas dans la bataille effective ; elle est plutôt une tendance, une disposition de la nature humaine, disposition procédant du désir de puissance. Ainsi la paix n’est elle que la suspension de la guerre, elle n’est que le moment provisoire et fugace de suspension de la guerre effective »40.
En effet, le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure, s’il ne peut commettre le mal impunément il ne peut s’empêcher de le faire. « La légende de Gygès »racontée par Platon dans la République au livre II, en est une illustration. « Ce dernier quoique manifestement honnête, après avoir reconnu que l’effet de sa bague magique était infaillible, s’introduit dans la délégation qui se rend auprès du roi, dont, une fois arrivée, il séduit l’épouse, puis tue le roi et s’empare de son trône. »41C’est dans ces conditions, en à croire Thomas Hobbes que :« La guerre de tous contre tous »42 ne peut jamais cesser et jamais ne peut rendre la victoire du vainqueur définitive.
En réfléchissant ainsi sur les modalités d’acquisition et de maintien du pouvoir par les princes, Machiavel énonce une théorie de la « real politik » qui le consacre dans la lignée des grands fondateurs de la science politique moderne. En décrivant la réalité qui entoure le pouvoir, l’auteur du Prince propose une nouvelle vision de la chose politique qui tranche radicalement avec la conception des anciens.
Evoquant la politique cruelle de certains héros dont il dénonce la perfidie, le Machiavel nous livre au fur et à mesure de ses réflexions, la meilleure manière pour les princes d’asseoir une bonne organisation du pouvoir, d’être apte à assurer la pérennisation de leur règne.
C’est ainsi que, partant de grands exemples de héros que l’antiquité a connus, Machiavel valorise une nouvelle vision de l’homme politique providentiel qui serait cet « homme de l’ordre »43 dont nous parle Julien Freund, non l’homme « du faire, du travail de la production »44. Cet « homme de l’ordre »45 est pour Machiavel, la figure emblématique du bon prince soucieux du bon gouvernement à mettre en œuvre pour assurer la sécurité du peuple à travers la stricte observance des lois.
En parcourant l’histoire de l’Italie, l’auteur du Prince s’arrête plus particulièrement sur l’origine de la constitution de quelques cités qui eurent des chefs exceptionnels, chargés d’instituer des lois capables de garantir l’ordre et la sécurité au sein de leur république.
Partant de l’idée d’une nature humaine préoccupée à sauvegarder à tout moment ses intérêts propres, Machiavel relate la nécessité pour chaque individu de faire respecter ces mêmes intérêts par toute la communauté, éprise elle-même de ce caractère d’inviolabilité de ses droits particuliers. Cependant, sachant l’extrême ambivalence d’une nature humaine qui très souvent se laisse guider par ses pulsions toutes égoïstes au détriment de l’intérêt de l’autre, l’auteur du Prince invoque la nécessité de l’avènement d’un homme qui serait assez sage pour tempérer l’ardeur effrénée du peuple, et assurer un bien-être social à travers l’application universelle des principes de droits qui fondent pour les cités un meilleur vivre collectif, à travers l’inaliénabilité de la loi.
D’ailleurs, précise le Florentin, l’histoire des institutions révèle que le principe de réciprocité de la loi n’a pas toujours été respecté, en rappelant la conduite de certains princes qui ayant acquis le pouvoir par voie héréditaire, mais n’ont pas su appliquer les mêmes principes de sagesse que leurs pères, car manquant de la vertu. Ces princes nouveaux, au mépris du respect des droits de leur population se sont laissés dominer par leurs passions au détriment de l’intérêt général du peuple. Pour éviter ce genre de spectacle, Machiavel évoque la nécessité de recourir à la législation pour assurer la bonne conduite des affaires de la cité.
Mais il faut noter que l’avènement du prince ne sera pas sans conséquences néfastes pour le peuple, car un prince qui n’écarte pas pour autant son ambition de mener à bien le pouvoir, devra être non pas libéral mais parcimonieux, non pas accessible à la pitié mais cruel, soucieux cependant de ne pas laisser tourner à la haine la crainte qu’il inspire à ses sujets. Prêt à manquer à sa parole si le bien de l’Etat l’exigeait, prêt aussi à éliminer les oppositions, à s’imposer au moyen d’une ferme politique à l’intérieur et à l’extérieur, à savoir choisir son camp, à utiliser enfin de fidèles collaborateurs.
L’expérience a démontré que sont devenus grands les princes qui n’ont pas tenu grand compte de leur parole et qui ont su avec la ruse circonvenir l’esprit des hommes. Au bout du compte ce sont ceux-là qui ont surpassé les autres qui ne s’étaient appuyés que sur la loyauté. C’est pour cette raison qu’il admet la pratique d’artifices pour assurer au prince la conservation de son règne.
Le prince devra donc être un homme d’exception qui sait dompter la puissance de la fortune en lui imposant la grandeur de la virtù à l’image de certains princes tel Hiéron de Syracuse qui, de simple particulier, se fit prince par le courage exceptionnel dont il fit montre. En effet, pense le Florentin pour être un bon prince, il faut arriver à vaincre parfois la contingence du réel par un sursaut d’initiative propre. En d’autres termes, il faut que le prince, dans sa volonté d’instituer un régime fort, fasse état de sa virtù. C’est ainsi que le meilleur prince pour Machiavel est celui qui d’une modeste condition devient prince par le truchement de son talent propre.
Le simple fait de devenir prince par usurpation comme le confirme du reste l’exemple d’Agathocle de Sicile, n’exècre nullement le Florentin, qui ne pose pas le pouvoir en termes de légitimité ou d’illégitimité. Pour le Secrétaire florentin, dans le processus de conquête ou de conservation du pouvoir seule demeure en définitive la « raison des effets ». Il est évident donc que pour lui, qu’un bon effet ne peut avoir que de bonnes causes. Ainsi le bon prince apparaît sous les traits d’un homme avisé capable de prévoir l’avenir avec exactitude. Et c’est pour cette raison que l’auteur du Prince incite à l’exercice de la guerre, même en temps de paix.
L’homme politique prudent est celui qui sait que la nature n’est pas aussi généreuse qu’elle ne paraît et qu’il va falloir lui arracher de force ce qu’elle refuse de lui donner de son gré. Ainsi Liverotto Da Fermo n’aurait jamais pu devenir Seigneur de Fermo si,
par scrupule il avait refusé d’effectuer certains sacrifices dont le meurtre de son oncle adoptif. En fin stratège, il jugeait que la politique n’admet pas les demi-mesures, on doit être servi ou entré dans les services d’un tiers et en accepter tous les revers.
Mais puisque la servitude est inconcevable pour un esprit épris de liberté, il « donna ordre à ses soldats qui mirent à mort l’oncle et tous les autres qui pouvaient lui nuire et de quelque façon que ce soit. »46 Cela atteste que la prise du pouvoir est une fin et que le crime en politique n’est qu’un moyen parmi tant d’autres. La réussite politique quant à elle, n’est autre chose que l’adéquation des moyens avec les circonstances présentes.
Toutefois, refuser le moyen sans renoncer à la fin, suppose un esprit attentiste et patient qui puisse temporiser et attendre un retournement de situation par la faveur du temps qui peut appeler l’utilisation d’autres moyens plus cléments mais non moins adaptés aux circonstances. Aussi, faut-il comprendre que si la politique est une forme de guerre, la politique de conquête en est l’expression la plus raffinée de sa désignation. La guerre, sous quelque angle qu’on la comprenne, sous-entend l’idée d’un combat.
Mais puisque dans tout combat sérieusement mené, la stratégie opérationnelle est en fonction des circonstances géopolitiques, il est donc important pour le conquérant de connaître les différentes formes d’Etat auxquelles il peut être confronté et dans chacun des cas, les mesures à prendre, ce à quoi répond le chapitre I du Prince. Cependant, Machiavel juge nécessaire d’y introduire une donnée supplémentaire en spécifiant le régime politique des pays conquis afin de déterminer à chaque circonstance les mesures idoines à prendre. C’est ainsi qu’il se permet d’analyser les différentes espèces d’Etats princiers et la conduite à suivre pour un prince qui veut acquérir un domaine, agrandir celui qu’il possède déjà, ou conserver celui qu’il tient de ses ancêtres.
LA CONSERVATION DU POUVOIR
Il est important de mentionner que l’analyse que nous nous proposons de la théorie politique machiavélienne s’est voulue une suite logique qui prend en charge la nécessité de la violence depuis la prise du pouvoir jusqu’à son implantation définitive, ainsi que les modes de déploiement qu’elle requiert par la suite.
Nous nous intéressons maintenant aux moyens de conservation dont dispose le prince. Cependant les menaces d’agressions permanentes qui planent sur les Etats, telle une épée de Damoclès, nous laissent présager que la préservation du pouvoir n’est pas une affaire bénigne. Force est de constater tout de même que la violence qui accompagne la prise du pouvoir s’effrite avec le temps au fur et à mesure que le pouvoir s’installe.
L’action du prince obéit alors à une certaine duplicité : « Elle va dans le sens de la plus grande et dans le sens de la moindre violence »51. Autrement dit, le passage de l’acquisition à la conservation du pouvoir se traduit dans un premier temps par l’usage de la force et dans un second, par un art de convaincre sans avoir toujours raison, d’où l’utilisation d’un artifice approprié destiné à accorder plus de crédit au paraître qu’aux qualités intrinsèques.
Mais, puisque Machiavel énonce bien des maximes de l’action politique, n’empêche, ces maximes ne sont pas des règles absolues à suivre mécaniquement, indépendamment des contextes, ce sont justement des repères qui ne dispensent pas de l’analyse réelle de situations concrètes, mais qui constituent simplement une boussole issue de la tradition et de l’expérience pour aider cette analyse.
C’est ainsi que Claude Lefort pense que : « Machiavel n’autorise pas à penser que le bien efface le mal, mais pas d’avantage l’inverse ; sur le mal il oblige à garder les yeux ouverts au moment même où il nomme le bien, nous chargeant ainsi d’une incertitude »52. La morale n’est donc pas effacée, mais la porter au cœur de circonstances qui, pour une part nous échappent, est une tâche difficile.
En réalité Machiavel n’est pas cynique, il n’est encore moins le diable en personne comme beaucoup semblent l’attester. Toutefois, selon Benedetto Croce :« L’erreur philosophique de Machiavel consiste à avoir cherché, dans ce qu’avaient d’exceptionnel des moments historiques particuliers, une excuse, qu’on ne lui demandait pas, à certains actes immoraux de l’homme politique. En d’autres termes, il ne peut être question de concéder au prince une dérogation à la morale commune au nom d’une morale plus haute. Le« devoir moral concret “ reste le même et le seul, et reste moral même quand il impose des actes graves, douloureux pour qui les accomplit, mais acceptés par sa conscience ».
Fort de ce constat, beaucoup parmi les commentateurs du Prince n’ont pas compris que le Florentin ne souhaite pas l’injustice qu’elle s’appuie sur la ruse ou sur la violence comme moyen unique ou essentiel d’atteindre les objectifs souhaités. Mais soucieux d’efficacité, il la voulait, selon les circonstances, en recourant tantôt à la justice tantôt à l’injustice. Et l’on ne peut douter que son esprit fût enclin à préférer la première.
Sans en chercher la preuve dans sa conduite d’homme politique ou dans sa vie privée, cela apparaît dans ses écrits : car s’il est brillant lorsqu’il loue l’injustice et en conseille l’usage. Mais lorsqu’il la condamne et loue la justice pour en conseiller également l’usage, il est tout aussi éloquent et parfois même chaleureux. Les philosophes idéalistes particulièrement Hegel s’efforcent de dégager des œuvres de Machiavel une philosophie de l’histoire, une idée directrice qui inspirerait ses préceptes pragmatiques. Ainsi Hegel, dans la critique de la constitution allemande, écrite en 1801-1802, mais éditée seulement en 1893 ; le philosophe allemand surmontait d’un seul coup les préjugés des siècles précédents et découvrait dans les théories du Secrétaire florentin une amorce de la civilisation préhégelienne entre Etat idéal et Etat réel.
En vérité, pour sauver un peuple en décadence et en refaire une nation, il fallait un génie ayant l’intuition de la logique de l’histoire et capable de s’y conformer. Face au miracle d’un Etat rénové, les discussions sur les moyens perdaient toute signification historique et toute réalité : dans une situation où dominaient la violence et le désordre, l’ordre serait rétabli grâce à la violence.
L’USAGE DE LA VIOLENCE : LES BIENFAITS DE LA CRUAUTE
D’après le Florentin le prince doit emprunter la figure du centaure Chiron54 symbolisant le pouvoir dans toutes ses forces. Cela ne signifie rien d’autre que la nature du politique est double. En d’autres termes le politique doit adopter une posture nouvelle en fonction des circonstances présentes.
Il est, en effet, mi-homme et incarne ainsi la loi, mi-bête symbolisant ainsi la force physique ou la puissance. C’est d’ailleurs cette dimension hybride du politique qu’il s’agit pour nous d’examiner et de voir comment concomitamment à la loi, la force reste l’une des principales assises de la puissance du prince. Nous tenterons de démontrer comment l’art de la guerre constitue aussi un levier de premier ordre pour le pouvoir princier.
Les réalités du pouvoir imposent au prince, qu’il le veuille ou non, l’usage de certains moyens pour pouvoir être à même de jouer pleinement sa partition dans l’échiquier politique. Parmi ces moyens la ruse et la cruauté occupent une place de choix. Cette dernière qui nous intéresse pour le moment est particulièrement importante au point que certains auteurs n’ont pas hésité à la considérer comme le seul moyen spécifique du politique. La ruse quant à elle, n’est qu’une manière de l’appliquer.
Il s’agit, avant tout, de préciser, ici, que, la cruauté n’est pas méprisable ou condamnable d’une manière générale. Elle est, au contraire, consubstantielle à la politique.
Décrivant la scélératesse qui permet à Agathocle55 de se maintenir au pouvoir, Machiavel montre que le bon usage de la cruauté est un usage rapide, vite converti en avantage pour les sujets du prince, alors que le mauvais usage est un usage lent, qui se maintient dans le temps et suscite ainsi la haine des sujets pour le prince. Le critère de jugement n’est ici ni la construction d’un bonheur qui correspondrait à une perfection de la nature humaine, ni la recherche d’un salut qui se reposerait sur la loi de Dieu, mais plutôt sur la durée de l’exercice du pouvoir.
Dès lors, on pourrait affirmer sans risque de se tromper qu’elle n’est pas extérieure à l’homme puisque celui-ci est en même temps Lion si l’on en croit Machiavel. Ainsi pour de nombreuses raisons, la force brute ou la cruauté est un moyen indéniable qui sous-tend le fondement de tout Etat fort. En effet, la faiblesse, contrairement à la force, attire mépris et insolence des adversaires. De ce point de vue, nous essayons de déterminer ce que nous pourrons entendre par ce concept, pour éviter toute ambiguïté. C’est ainsi que J. Freund s’est livré à cet exercice lorsqu’il tente de définir le concept de « force » appliqué dans la scène politique « nous appelons force, écrit-il, l’ensemble des moyens de pression, de coercition, de destruction et de construction que la volonté et l’intelligence politiques, fondées sur des institutions et des groupements, mettent en œuvre pour contenir d’autres forces dans le respect d’un ordre conventionnel ou bien pour briser une résistance ou un équilibre entre les forces en présence ».
Ainsi, loin d’être l’élément méchant et perturbateur de la politique, la force est un moyen de construction en ce qu’elle permet d’assurer la stabilité et l’ordre dans la cité. C’est dire tout simplement qu’on ne saurait l’isoler au seul motif d’être quelque chose de démoniaque. Par ailleurs, cette explication du concept de force, au-delà de nous faire découvrir sa consubstantialité avec la nature du politique, nous permet en même temps, dans une certaine mesure de l’articuler avec la puissance pour voir leur possible rapport.
Contrairement, en effet, à une conception qui la considère comme potentialité, virtualité, la cruauté est actualité, c’est-à-dire qu’elle est disponibilité.
Les forces disponibles d’un pays se laissent énumérer, comptabiliser, calculer et permettent de faire des prévisions. Quant à la cruauté, elle n’a rien de mystérieux, au contraire, c’est la puissance qui est imprévisible, parfois occultée, parce qu’elle est limitée. Toutefois, si la force est matérielle, palpable et dans une certaine mesure comptable et par conséquent concrète, la puissance quant à elle est plus immatérielle, moins détestable.
Ainsi, Machiavel nous fait découvrir la vertu de la contrainte par la violence devant l’instabilité et l’irrésolution des hommes de façon générale. En effet, en cherchant l’unité de la force dans les principautés nouvelles, il conseille aux fondateurs ou aux ordonnateurs des Etats de s’appuyer sur l’exemple de grands hommes qui ont su par leur propre vertu réussir à un moment donné leur entreprise. Il écrit à ce propos :
« Parce que les hommes cheminant toujours sur les voies battues par d’autres et procédant dans leurs actions par imitation, comme on ne peut suivre entièrement les voies des autres, ni atteindre la vertu de ceux que tu imites, un homme prudent doit toujours s’engager sur des voies battues par de grands hommes et imiter ceux qui ont été excellents – afin que, si sa vertu n’y arrive pas, au moins en rende-t-elle quelque odeur […] ».
De ce point de vue, c’est à la mesure de l’importance et du danger de la tâche historique qu’est la fondation, que la violence est dans une certaine mesure recommandable. A la perversité supposée ou réelle des hommes en général, l’on ne saurait répondre par l’irrésolution ou par la prière qui est absolument extérieure au sujet politique et donc par voie de conséquence inefficace parce qu’incertain quant à l’issue favorable. C’est dire que seule la rigueur et la promptitude dans l’action peuvent venir à bout des résistances car, souligne avec force le Florentin : « La nature des peuples varie et il est facile de les persuader d’une chose, mais il est difficile de les faire demeurer en cette persuasion : c’est pourquoi il convient d’être ordonné de manière que, quand ils ne croient plus, on puisse les faire croire de force. Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n’auraient pu leur faire si longtemps observer leurs constitutions s’ils avaient été désarmés ».
En tuant son frère, Romulus donnait à Rome la possibilité de naître et il faisait par là un acte politique d’une telle ampleur qu’il effaçait l’horreur du fratricide. On trouve la même idée avec César Borgia au chapitre VII du Prince : les moyens cruels qu’il utilise pour se débarrasser des Orsini et des Colonna, ainsi que le sort qu’il réserva à son expéditif ministre Remirro d’Orca, sont répréhensibles moralement mais extrêmement recommandables politiquement. Presque malgré lui et du moins involontairement, Borgia a ainsi pacifié la Romagne et affermi sa puissance. Le confort des habitants est assuré par cette puissance de Borgia ainsi que leur prospérité et leur sécurité. Au contraire pour Machiavel l’idée d’un crime qui n’a pas profité à personne est encore plus blâmable que celui qui a réussi à quelqu’un, comme le dit ce chapitre de l’art de la guerre, à propos des mercenaires : « Et si tous ne sont pas devenus des Ducs de Milan, ils n’en sont que plus répréhensibles puisqu’ils ont commis les mêmes crimes sans même en avoir profité »60.
Il faut être ou tout bon, ou tout mauvais. Mais ne pas tergiverser, ni choisir mollement un juste milieu qui n’est qu’un pis-aller et c’est là tout le sens que le Florentin accorde à l’affirmation suivante au chapitre XXI du Prince : «Un prince est aussi estimé quand il est un ami véritable et un ennemi véritable, c’est-à-dire quand, sans circonspection aucune, il se découvre en faveur de quelqu’un contre un autre ».
Machiavel ne reconnaît jamais de demi-mesure. La virtù en effet est une excellence : il faut savoir anticiper et s’accommoder aux événements. Reconnaître le moment propice et agir sans hésiter. C’est la raison pour laquelle le Florentin fait la distinction entre la prudence qui n’est qu’une circonspection timide, et celle qui est une sorte de virtù. Encore une fois, il situe la valeur de l’action dans sa forme et non dans sa matière : peu importe le contenu pourvu que l’acte soit adapté aux circonstances. La circonspection mal placée est bien pire qu’une impatience qui fait mouche. C’est toujours au résultat qu’on juge l’action, jamais à l’intention. La tâche du virtuose est de réussir, non pas seulement de tenter.
C’est peut être dire que la violence, en ce qu’elle contraint les hommes à agir selon le désir du fondateur, ou pour le bien de l’Etat, n’est pas condamnable. Au contraire, il est d’une certaine façon une nécessité d’en user pour faire entendre raison aux hommes car, finalement, ce qui préoccupe Machiavel, c’est de déterminer les conditions d’une plus grande stabilité politique.
Dès lors, celle-ci, loin d’être le résultat de la providence ou d’une fin politique transcendante, découle plutôt de ce que Claude Lefort appelle la logique de la force, qui se résume en ces termes suivants : « […] la stabilité doit être pensée en fonction d’une instabilité et d’une violence premières et que le « prince ancien » a seulement le privilège d’exploiter les succès remportés autrefois dans la lutte par un « prince nouveau ». Entre le régime de l’un et celui de l’autre, il y a non pas une différence substantielle, mais une différence de degré, qui tient à leur position respective en regard des adversaires qu’ils ont à maîtriser»62.
Ainsi se dégage deux mouvements à allure différente, mouvements qui vont :« dans le sens de la plus grande et dans le sens de la moindre violence. »63. Toutefois, il y a d’abord un passage de mouvement qui correspond à la conquête du pouvoir ; ce mouvement est rapide et violent pour pouvoir prendre au dépourvu les résistants et autres opposants. Mais une fois la conquête terminée, il s’agit pour le prince d’asseoir son pouvoir ; c’est-à-dire penser à sa conservation, ce qui lui prend assez de temps pour réussir une telle périlleuse mission. Il y a donc passage d’un régime de violence à un autre suivant la position du prince par rapport au pouvoir, qu’il soit prétendant ou héritier. Comme le souligne l’auteur du Prince dans le propos suivant : « Il faut noter que les hommes se doivent ou choyer ou anéantir, parce qu’ils se vengent des offenses légères, mais des graves, ils ne le peuvent ».
Autrement dit, il s’agit d’abord de vaincre ses adversaires par la force s’il le faut, neutraliser les potentiels foyers de contestation (éradication par exemple de la descendance du roi destitué pour éviter une vengeance ultérieure) et ensuite de se faire respecter en faisant accepter son autorité ; d’assurer partout où besoin sera la sécurité du peuple et par conséquent la sienne propre. Dans pareille situation ce qui devrait préoccuper le prince, c’est comment assurer l’équilibre du pouvoir : savoir « caresser » s’il y a lieu, mais aussi savoir « châtier » s’il y a nécessité.
Mais cet équilibre du pouvoir ne saurait être effectif que si le prince s’impose dans les limites de son propre territoire, condition essentielle pour se prémunir de toute agression étrangère. En se situant sur un tel registre, Machiavel nous donne à voir l’importance de la puissance du prince, puissance qui ne s’obtient, qu’au sortir d’un rapport de force. Cependant, si détenir de la force est une chose, savoir l’utiliser en est une autre non moins importante. En effet, la violence n’est efficace que lorsque son usage s’inscrit dans une logique que seuls le savoir de l’histoire et le calcul politique sont capables de garantir.
C’est ainsi que revenant sur l’importance pour le prince d’être toujours sur ses gardes, d’envisager toutes les combinaisons possibles et imaginables et de ne jamais se laisser distraire par un rapport de force qui lui est présentement favorable, Machiavel utilise la métaphore de la médecine avec la dualité des remèdes préventifs et curatifs pour fondamentalement camper la conduite du prince devant toute éventualité. Aussi ne doit-il jamais se laisser surprendre par un évènement quel qu’il soit : c’est alors le calcul et la pratique de l’anticipation qui doivent sous-tendre ses actions. Pour lui, gouverner c’est non seulement prévoir mais aussi et surtout savoir prévenir.
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Table des matières
INTRODUCTION
Chapitre 1 : LA VIOLENCE DANS L’ACQUISITION DU POUVOIR
1-1) La fondation de l’Etat
1-2) La politique de conquête
Chapitre 2 : LA CONSERVATION DU POUVOIR
2-1) L’usage de la violence : Les bienfaits de la cruauté
2-2) Du principe de nécessité : les vertus de la ruse
Chapitre 3 : LE BIEN COMMUN PAR DELA BIEN ET MAL
3-1) L’éthique politique du prince
3-2) L’impératif absolu du prince : sauver la patrie
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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