L’un des éléments les plus importants dans un roman est l’espace. Dans la création de son uni vers, le romancier, comme le peintre ou l e photographe, choisit d’abord une portion d’espace qu’il cadre et situe à une certaine distance par rapport au lecteur (Bourneuf, Réal, 1981 : 111).
Le roman contemporain montre souvent l’espace ambiant à travers les yeux d’un personnage ou du narrateur dans des œuvres bien variées. Chez la plupart des nouveaux romanciers, l’espace présenté est un l ieu neutre comme la ville (Raimond, 1981 : 245). La ville contemporaine est une ville moderne, elle est le meilleur et le plus important des phénomènes de notre époque et le symbole de la civilisation moderne. Elle est aussi l’intermédiaire entre l’homme et son entourage. Le point de départ de tous les évènements et des évolutions morales, spirituelles et culturelles, de sorte que, pour connaître l’homme contemporain, il convient de l’étudier dans la ville et de définir sa place par rapport aux caractéristiques de la ville.
Connaître la réalité, c’est le but essentiel de l’homme depuis sa naissance. « La réalité est infiniment riche, soyez en intimement persuadés et nous n’avons pas fini d’aller d’étonnement en émerveillement. » (Hubert, 1988 : 74). Chaque romancier donne une définition de la réalité selon sa méthode, son temps et sa conception de la vie humaine. Au XXe, siècle la réalité a son sens propre par rapport à la vie de l’homme moderne. Elle sort de l’intérieur de l’homme pour glisser vers l’extérieur et l’apparence. L’homme est un être incompréhensible, surtout l’homme d’aujourd’hui dans le monde objectal contemporain. C’est ce q ue les écrivains du XXe siècle ont essayé d’analyser.
Dans le roman africain, la ville et la campagne constituent les deux pôles opposés. Rares sont les œuvres dont le déroulement de l’action se limite à un seul de ces théâtres. S’ils s’opposent, ce n’est pas de façon rigoureusement antinomique mais plutôt complémentaire. Cette opposition est d’ailleurs dans l’ordre des choses. La ville représente la nouveauté, le progrès, alors que la campagne symbolise le passé, un mode de vie, une mentalité qui se survivent encore mais pour combien de temps? La ville constitue la « réalisation » la plus importante de la colonisation. Elle marque le paysage géographique, bouleverse les structures sociales et en suscite de nouvelles. Souvent, elle secrète un nouveau type d’individu. Siège de l’autorité, pôle de décision, elle est particulièrement favorable à l’acculturation. Son cadre nettement délimité est propice au resserrement de l’action.
« Le roman négro-africain de la deuxième génération se veut délibérément une œuvre littéraire intégrant l’enracinement et l’ouverture. Enracinement dans la mesure où les écrivains ne cachent pas leur désir de recourir aux procédés narratifs traditionnels, mais aussi ouverture en ce sens que le simple fait d’envisager d’écrire au lieu de « conter » suppose l’ouverture à ceux dont l’écriture constitue à juste titre une valeur ancestrale. Dès lors, il est important de se demander comment il est possible d’intégrer des facteurs qui, a priori, sont si différents, voire contradictoires. Comment peut-on envisager au sein d’un seul et même ensemble des éléments dont la nature et les sources semblent se repousser ? Ces interrogations sont d’autant plus pertinentes que si l’écriture est du ressort du figé, la parole, quant à elle, associe, plus que toute autre forme de langage, les éléments extralinguistiques (suprasegmentaux) ─ comme le contexte ─ qui contribuent à son épaississement. C’est donc à cet te tâche ardue que s’attelleront nos écrivains plus que jamais décidés à forger un modèle nouveau de roman devant leur consacrer de façon décisive la place si longtemps réclamée dans la littérature mondiale », dit Ba (Ba, 2008 : 1).
L’Emploi du Temps est annexé à un mouvement littéraire appelé « Nouveau Roman», dans lequel un c ertain nombre d’écrivains se sont reconnus parce qu’ils se posaient à peu près, au même moment, des questions semblables sur l’articulation de la théorie et de la pratique du roman. Ces préoccupations consistaient à mettre le récit « en procès » (Butor, 1959 : 12). L’Emploi du Temps est le deuxième roman de Butor et, comme dans le Passage de Milan (1954), il s’intéresse à la symbolique de la ville. Dans L’Emploi du Temps, l’auteur prolonge une recherche au sein de laquelle les architectures de la ville, de l’existence et du texte se mêlent et fondent une philosophie de l’espace humain. Si Michel Butor est considéré comme un auteur de Nouveau Roman, c’est sans doute parce qu’il privilégie les notions de temps et d’espace ; lesquelles s’assimilent parfois dans L’Emploi du temps à de véritables personnages (Encyclopédie Encarta, 2008). Etablir une équation entre ces deux œuvres, L’Emploi du Temps et Maïmouna, de sous-genres, peut paraître étrange ou, tout au moins, ne pas suivre les sentiers plus traditionnels des études comparatistes. En effet, au départ, les divergences entre ces deux textes narratifs semblent ne pas permettre ce genre d’étude. L’Emploi du Temps s’inscrit dans la tradition littéraire du nouveau roman dont la problématique de l’environnement et en particulier de la ville est « une matière concrète de réflexion (thématique, textuelle et représentative) concernant le roman en tant qu’univers de fiction, mais aussi en tant qu’objet de production et de consommation culturelle ». Maïmouna d’Abdoulaye Sadji est considéré comme une œuvre africaine classée parmi des romans à une structure traditionnelle et simple (Seixo, 260-270). Cependant, nous essayerons d’étudier le point commun de ces deux romans qui est le thème de la ville. Une lecture plus approfondie de Maïmouna pourra révéler une dimension figurative de la ville et de la société pour le moins inattendue dans ce genre de roman, ce qui permet d’établir des corrélations avec L’Emploi du Temps, notamment en ce qui concerne les rôles que la ville exerce sur l’homme.
Pourtant, il n’est pas sans intérêt de voir que l’influence des romanciers français sur leurs confrères africains était inévitable, et peut se justifier au moins par deux raisons dit BA : « l’adoption de l’écriture par les Africains ne datant que du début du siècle dernier, il paraît logique que la seconde génération d’écrivains ne puisse se tourner que du c ôté de leurs « maîtres » français pour réussir son entreprise de dépassement et de réforme de l’écriture ». Selon BA, la deuxième raison est d’ordre historique : « les écrivains africains comme n’importe quels autres écrivains ne sauraient se soustraire aux influences caractéristiques de leur époque, car ─ pour paraphraser l’autre ─ toute philosophie n’est que fille de son temps ». A ce propos, Jacques Chevrier écrit : « … l’écrivain, quelle que soit sa nationalité, participe de la vision du monde propre à son époque (…) en conséquence, il n’échappe pas à tout un ensemble d’influences qui s’exercent sur lui souvent à son insu » (Chevrier, 1984: 150). « La langue c’est l’homme », entend-on, souvent. L’on n’est écrivain que dans la mesure où l’on s’exprime par écrit. Si la langue fait l’homme, celui-ci est obligé de se soumettre à celle-là. Les écrivains négro-africains subissent les lois de la langue française et s’y assujettissent. Leurs premiers lecteurs sont, comme le confesse L.S. Senghor, les lecteurs occidentaux de langue française, surtout quand on sait que les écrivains de la Négritude « Première période » s’inscrivent dans le cadre de la revendication. « Nous écrivions, d’abord, je ne dis pas seulement, pour les Français d’Afrique, et, si les Français de France… », déclare Senghor (Senghor, (1956 : 158). M’Boukou dit aussi : « l’écrivain négro-africain usant de la même langue d’expression, puisant au même héritage culturel français que l’écrivain français, et cultivant les mêmes genres et les mêmes formes, est, du point de vue de la forme, soumis aux mêmes critères de jugement. Dans ces conditions, ne triche-t-on pas quand on considère la littérature négroafricaine d’expression française comme une littérature indépendante ? Ne serait-il pas plus honnête et plus logique de l’appeler : littérature française d’auteurs négro-africains, au lieu de nous cacher, les uns par mépris, les autres par souci d’originalité, sous la fallacieuse expression que nous utilisons tous de littérature négro-africaine d’expression française au francophone ? » (M’Boukou, 1980 : 194).
On constate, en effet, ceci : dès que les premiers romanciers se font connaître, leurs œuvres apparaissent comme une étape d’une longue recherche, ou d’une longue période de tâtonnement. Après Ousmane Socé qui donne le coup d’envoi du vrai roman négro-africain d’expression française, c’est à une explosion qu’on va assister de 1953 à 1968, puis de 1968 à 1976, et dans toutes les Républiques nègres. La période romanesque de 1926 à 1968 e st très connue, elle est considérée aujourd’hui comme la période classique du roman négro-africain dont l’un des plus connus est Maïmouna d’Abdoulaye Sadji (M’Boukou, 1980 : 196).
L’influence de la ville sur les héros
Etant donné que toute activité humaine exige un s upport territorial, l’exploration du monde nous mène à une réflexion sur les rôles sociaux de l’espace. Ce concept crée, à l’intérieur des sociétés, des forces centrifuges qui nuisent à l’épanouissement des relations humaines. L’espace, pour l’homme, n’est pas uniquement étendu où agir, il est aussi obstacle pour qui veut communiquer. Alors, en même temps cet espace permet seul d’isoler les faisceaux multiples de relations, de créer clarté et ordre là où la concentration absolue aboutirait au chaos (Encyclopaedia Universalis, 1999 : 4483). Selon H. Mitterand, la trame spatiale du roman est déjà le fruit d’une interprétation de la topologie sociale (Brosseau, 1996 : 88). Dans L’emploi due temps de Michel Butor, la première partie du livre s’intitule « L’entrée » et rend compte de l’arrivée du pe rsonnage dans un espace totalement inconnu de la ville (Butor, 1995 : 22) : « […] je me suis mis à marcher sur le sol nouveau, dans cet air étranger (Butor, 1956 : 11). Ceci prouve que, dans les Nouveaux Romans aussi, l’espace est une partie intégrante, et comme la plupart des nouveaux romanciers, Michel Butor a choisi comme cadre la ville qui joue un grand rôle sur le destin de l’homme. De même, le thème de la ville occupe une place prééminente dans le roman africain. La ville symbolise la nouvelle société née de la marche vers le progrès. Dans les romans où l e problème des traditions en milieu rural occupe la première place, l’influence de la ville se fait sentir avec plus ou moins d’acuité (Sembène, 1966). Dans ceux qui mettent en cause le système colonial (Beti, 2003) ou les régimes qui ont fait suite à l’indépendance (Fantouré, 1972), la localisation de l’essentiel de l’action en ville trouve là une justification. Ainsi, rares sont les romans où le thème de la ville n’apparaît pas au premier plan (Kane, 1982 : 221).
« D’évidence, l’intégration du cadre est bien plus avancée dans les romans de Sadji dont les œuvres sont postérieures d’une quinzaine d’années à celles de Socé. On peut certes contester son intention de faire de Louga, où se déroule une partie de Maïmouna, un village. En réalité, Louga est une ville assez importante, le chef-lieu d’une province fort active sur le plan économique. D’autre part, il donne de cette localité et de ses habitants une image plus complète. Il équilibre fort bien les épisodes de Louga et Dakar pour mieux souligner l’évolution des mentalités. Il multiple les références aux différents cadres, adoptant, à cet effet, deux démarches parallèles. C’est ainsi qu’il ouvre chacun des épisodes par une peindre du cadre assez précise », déclare Kane (Kane, 1982 : 159). Alors, dans ce chapitre, tout en comparant l’œuvre de Michel Butor, L’emploi du temps, et celle d’Abdoulaye Sadji, Maïmouna, nous allons tenter d’étudier le rôle de l’espace, c’est-à-dire la ville et les rôles qu’elle exerce sur l’homme comme : l’emprisonnement, le piège, et les noirceurs de la ville, et enfin la ville comme ennemie.
La ville un espace carcéral considérée comme un piège
L’une des situations les plus fréquentes dans le Nouveau Roman est celle du huis-clos : les personnages sont enfermés dans un lieu d’où ils ne peuvent sortir pour des raisons diverses. C’est le cas de J.Revel prisonnier à l’intérieur de Bleston (Thoraval, Bothorel, Dugast, 1976 : 221).
L’Emploi du temps de Michel Butor (1957) parle de Jacques Revel qui va à l a recherche de la campagne, un dimanche. Jacques Revel passe devant des clos entre des hautes cheminées. Les gens vivent leur vie privée dans ce clos, refuge contre des dangers de la grande ville. Il passe aussi devant beaucoup de magasins fermés jusqu’à ce qu’il arrive au pub. Jacques Revel a une conversation avec le patron du pub. Il essaie de découvrir où il peut trouver la campagne, mais il doit constater qu’il n’y a pas de campagne et que la ville est partout. Il revient avec le sentiment de fatigue et de solitude. Mais le plus mauvais sentiment est le sentiment écrasant de se sentir enfermé par un mur invisible de façon qu’il ne puisse pas sortir de la ville pour aller à la campagne (Ricken, 2007). La ville est caractérisée comme une prison, entourée d’un mur invisible. On ne peut pas quitter la ville pour aller à la campagne (un jour Revel décide d’aller à la campagne) parce que la ville est partout. En sortant d’une ville, on arrive dans une autre ville, quand on sort de celle-ci on arrive à la ville prochaine…Les rues da ns une ville sont entre deux bordures de maisons semblables et symétriques de façon que la ville devient un labyrinthe dangereux, où on ne peut pas s’orienter. Seulement le ciel change. La ville est un espace très impersonnel et, pour cette raison, les gens construisent leur vie personnelle entourée de murs qui les protègent. Ils donnent des noms romantiques à leurs maisons et essaient de protéger leur monde intact contre les « noires puissances de la ville » (Ricken, 2007). La semaine de travail chez Mathews and Sons ne permet donc pas à Jacques Revel de disposer de la liberté requise pour se familiariser plus rapidement avec Bleston. Il se doit donc de gérer le reste de son temps pour pouvoir progresser quand même dans la connaissance de la ville, qui lui demeure inconnue, qu’il ne maîtrise pas et dont il est par conséquent prisonnier. L’une des voies de sa libération passe par sa détermination à changer de chambre : pour l’instant, il est en effet comme un prisonnier dans cette chambre de l’ « Ecrou », dont le nom est si évocateur et qui se présente comme une dépendance de Mattews and Sons. Pour se mettre en quête d’une nouvelle chambre, Revel adopte donc, sur les conseils de Jenkins, une stratégie qui le conduit à « échapper les annonces de l’Evening » (Butor, 1956 : 48), à s e munir d’un guide des bus et d’un plan détaillé de la ville (Butor, 1956 : 49-50).
Ainsi, grâce aux plans de la ville qu’il a dépliés « sur le lit » (Butor, 1956 : 53) dans sa chambre-prison où il n’ y a même pas de table, Revel peut enfin lire l’image de la ville : « […] grâce à cette image, j’étais mieux renseigné sur la structure de Bleston que n’aurait pu l ’être en aviateur la surveillant, ne serait-ce que par cette ligne pointillée marquant les limites de son territoire administratif en dehors duquel les maisons se groupent sous d’autres noms, la dessinant en forme d’œuf , la pointe au nord » (Butor, 1956 : 54). Le motif de l’œuf, symbole, à la fois de la clôture mais aussi de la (ré-) générescence permet de lire la situation paradoxale de Revel qui est un prisonnier sur le point de recevoir sa levée d’écrou. Mais l’intérêt de cette lecture des plans est de déplier l’espace concret et massif de la ville, de le rendre lisible selon des points de vue différents, de le représenter notamment par des couleurs (« Le bleu, les eaux […], le noir, toutes les installations ferroviaires […], l’écarlate , les limites administratives et postales […], le vert , les parcs […], le rose pâle des maisons […] », (Butor, 1956 : 54-55). Toutefois, la dimension abstraite de ces lignes et la convention des couleurs peuvent se révéler elles-mêmes signifiantes et symboliques : « le noir, toutes les installations ferroviaires, dénonçant Alexandra Place comme un si nistre soleil annulaire, avec trois gueules dispersant ses rayons grêles et sinueux » (Butor, 1956 : 54). Le dessin abstrait projette ainsi sur A lexandra Place l’image inquiétante d’un soleil noir et celle du monstre à trois têtes : il n’est sans doute pas impossible ici de voir une allusion à Cerbère, le gardien des Enfers – d’autant plus que Michel Butor développera la même fable mythologique dans La Modification. En tous les cas, c’est par cet endroit que Revel est entré dans la ville et qu’il a p assé sa première nuit à Bl eston en compagnie des trois vagabonds (Butor, 1956 : 14). On remarque aussi que « le tracé des lignes municipales s’inscrit, semblable à un paquet de ficelles embrouillées, avec toutes ses bifurcations, tous ses croisements, tous ses numéros » (Butor, 1956 : 50) ; ici, la description, rythmée par l’anaphore, fragmentée par les pluriels, renverse, par une comparaison concrète, la claire géométrie des lignes : autant de procédés qui confèrent ironiquement à « la petite feuille couverte en rouge » la complexité du labyrinthe. (Butor, 1995: 29) A partir de s a chambre de l’ « Ecrou », Revel examine les petites annonces de L’Evening News, déchiffre les abréviations, établit la localisation des propositions grâce au guide et tisse différents itinéraires (Butor, 1995 : 29). Mais cette lecture de la ville va se heurter à des difficultés concrètes : le premier soir où il va visiter une chambre, dans le quartier de Shoemarkers’s Park, il déclare : « j’ai commencé par me perdre, malgré mes précautions, malgré la plan que j’avais emporté, difficiles à utiliser à cause de l’éclairage […], et à cause de la pluie qui battait ce soirlà » (Butor, 1956 : 57). Il n’ y a pas de continuité entre la lecture du plan et la lecture de la ville, mais deux expérimentations de la ville qui, pour l’instant, sont loin de se recouper : ainsi, malgré son obstination, son programme de recherche, ses itinéraires et ses visites, Revel ne parvient pas à trouver une chambre habitable, « de telle sorte que, peu à p eu, [s] a malchance [lui] a pa ru l’effet d’une mauvaise volonté, toutes ces propositions des mensonges, et qu’il [lui] a fallu de plus en plus lutter contre l’impression que [s]es démarches étaient condamnées d’avance, [qu’il] tournait autour d’un mur, mystifié par des portes en trompe-l’œil ou des personnages en trompe-l’œil » (Butor, 1956 : 62). Pour Revel, l’espace extérieur de la ville est bien près d’être lu comme l’espace de sa chambre de l’ « Ecrou, dont la fenêtre est aveuglée par un mur de bri que » (Butor, 1956 : 23) ou par « l’épais noir de la nuit appuyant aux vitres » (Butor, 1956 : 53). Outre le quotidien du soir, le plan et le guide, Revel compte bientôt sur la lecture d’un roman pour mieux appréhender Bleston. Il s’agit du roman de J.C. Hamilton intitulé Le Meurtre de Bleston, qui attire son attention « parce que l’ambiguïté du t itre, entièrement voulue par l’auteur […], [lui] faisait déjà savourer, à l ’égard de cette ville, comme une petite vengeance » (Butor, 1956 : 70) ; ambiguïté du fa it que le complément déterminatif suggère un double sens possible : le meurtre qui a eu lieu à Bleston, mais aussi le meurtre de la ville même. Anticipant cette lecture, Revel espère trouver chez cet auteur « un complice contre la ville, un sorcier habitué à ce genre de périls, qui pût [l]e munir de charmes assez puissants pour [lui] permettre de les défier, pour [lui] permettre de traverser victorieusement cette année » (Butor, 1956 : 71-72). Il fonde donc ses espoirs sur la dynamique de la lecture pour que les murs qui l’entourent s’entrouvrent enfin. Et, de fait, les premières lignes du rom an vont lui permettre de mieux appréhender, par la méditation d’une œuvre d’art, l’une des façades essentielles de la ville qui se met soudain à raconter une histoire : « L’Ancienne Cathédrale de Bleston est célèbre par son grand vitrail, dit le Vitrail du Meurtrier… » (Butor, 1956 : 72). L’idée de clôture revient avec insistance dans ces quelques pages, du « coin du compartiment » (Butor, 1956 : 9), clôture superlative, à la voûte de la gare (Butor, 1956 : 10), en passant par les diverses couvertures de bruit (Butor, 1956 : 9), de laine humide (Butor, 1956 : 11), le couvre-feu (Butor, 1956 : 13). Un univers borné verticalement, comme par une chape, mais aussi horizontalement, quand J. Revel parle du fossé (Butor, 1956 : 11) qui le sépare de son passé proche. Il y a aussi l’idée de clôture abstraite, celle du verdict ou de la condamnation (« cet air auquel j’étais condamné pour tout un an » (Butor, 1956 : 11) qui se réalise et s’objective dans l’enfermement en cellule avec les exclus de la société, dans les dernières lignes du texte (Butor, 2008 : 149). La ville de Bleston se présente aussi essentiellement comme un espace fermé bien que ses frontières soient impossibles à définir : « Bleston […] c’est le centre d’un halo dont les franges diffuses se marient à celles d’autres villes » (Butor, 1956 : 44) ; pendant ces douze mois, Revel ne sort donc pas de la ville. Mais cette figure du piège présente un certain nombre d’éléments qui sont des symboles de l’extériorité et qui vont compenser de l’ordre de l’enfermement : « Dans la ville nous aurons des représentations d’autres villes sous toutes sortes de formes, en particulier de spectacles » (Butor, 1993 : 90). Dans les cinémas de la ville et en particulier au Théâtre des Nouvelles, Revel assiste donc à des documentaires sur des villes fameuses comme Rome, Athènes, Pétra, et sur la Crète ; ce sont des villes et des régions du Sud qui, par leurs paysages ensoleillés, forment un contrepoint à la brume et à la pluie de la Bleston. Outre les spectacles, les restaurants exotiques (chinois et hindous) fonctionnent comme des lieux de l’ailleurs, des points de vue décentrés, où se déroulent des scènes essentielles : rencontre de Revel avec George Burton, discussion avec James Jenkins, rendez vous manqué avec Ann Baile… Ces lieux restent toutefois soumis à la fatalité de Bleston puisque, par exemple, la ville est considérée comme « la responsable » (Butor, 1956 : 328) de l’incendie de l’ « Oriental Bambon » qui empêche Revel de déclarer sa « misère » à Ann Baily. (Butor, 1995 :104). Du point de vue archéologique, en fréquentant les cinémas de Bleston, et en particulier le Théâtre des Nouvelles, Revel, on le sait, tente de conjurer l’enfermement de la ville. Peut être, contre le sérieux de la ville, les dessins animés jouent-ils le rôle d’antidote et fonctionnent-ils comme un élément libérateur : ils opposeraient à la gravité de Bleston une légèreté de ton et de tracé. Mais deux autres genres sont surtout à considérer : les documentaires sur les régions du monde et les films comme The Red Nigths of Roma. Les deux genres se superposent et, lorsque l’écran s’ouvre sur le ciel romain, Revel revoie « l’azur de la Crète » (Butor, 1956 : 297) ; Rome devient le relais de la Crète et ce système de relais ne cesse de s’étendre et de remonter vers le passé puisque cet azur renvoie « surtout à un moment beaucoup plus ancien et plus étalé, […] à l’époque où ces monuments étaient villes et non vestiges, à l’intérieur du bl eu du c iel qui proclamait sa permanence, sa continuité avec celui qui s’étendait, pur, bénéfique, immense, sur la jeunesse de ces palais et de ces temples» (Butor, 1956 : 301). Là en core, la perspective archéologique est à prendre en compte pour re monter vers un passé très ancien où le statut de la ville offrait d’autres possibilités que la ville moderne a anéanties et qui visaient en une harmonie entre espace urbain et cosmos. (Butor, 1995 : 77). L’axe archéologique remonte enfin jusqu’à l’immémorial par le biais de la décoration de la Nouvelle Cathédrale mais aussi grâce aux visites au Musée d’histoire naturelle, en particulier à la section de géologie où l’on peut observer « le paysage de Bleston avec ses plantes et ses bêtes, tout au long des ères, jusqu’aux temps romains » (Butor, 1956 : 308).
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Table des matières
Introduction
Première partie : L’étude du cadre
Chapitre I : Espace réaliste
1-1-1 : Espace urbain
1-1-2 : Espace rural
Chapitre II : Espace labyrinthique
Chapitre III : Espace imaginaire
1-3-1 : Espace onirique
1-3-2 : Les non-lieux
Chapitre IV : Le voyage
Deuxième partie : L’influence de la ville sur les héros
Chapitre I : La ville un espace carcéral
Chapitre II : La ville comme une piège
Chapitre III : La ville comme un ennemi
Chapitre IV : La ville considérée comme un enfer
Troisième partie : Les lumières, les couleurs et les ombres dans la ville
Chapitre I : Les lumières physiques et symboliques
Chapitre II : Les couleurs et les mouvements
Chapitre III : Les ombres
Chapitre IV : Les bruits et les odeurs
Quatrième partie : Les personnages
Chapitre I : L’identification
Chapitre II : L’apparence
4-2-1 : Apparence physique
4-2-2 : Apparence sociale
Chapitre III : La dimension morale
4-3-1 : Les valeurs
4-3-1-1 : La religion
4-3-1-2 : La tradition
4-3-1-3 : L’honneur
4-3-1-4 : La justice
4-3-3 : Les anti-valeurs
4-3-2-1 : La déchéance morale
4-3-2-2 : La perte de la foi
4-3-2-3 : L’absence de communication
4-3-2-4 : L’indifférence
Cinquième partie : La ville comme lieu d’accomplissement de la destinée de l’homme
Chapitre I : La place de l’élite masculine
Chapitre II : La place de la femme
Chapitre III : L’homme, les situations et les sentiments
5-3-1 : Les situations :
5-3-1-1 : Extranéité
5-3-1-2 : Errance
5-3-1-3 : Echec
5-3-1-4 : Psychologie
5-3-2 : Les sentiments :
5-3-2-1 : Inquiétude
5-3-2-2 : Haine
5-3-2-3 : Amour
5-3-2-4 : Solitude
Conclusion