Cinquante ans après l’Expo 67 : méthode historique et vérification des sources
Nous voilà maintenant presque cinquante ans après l’Expo 67 et c’est dans cette perspective qu’il nous faut contempler notre objet d’étude : un demi-siècle nous sépare de ce dernier, soit environ deux générations si l’on se place d’un point de vue sociologique. Cela implique en conséquence d’adopter une méthode historique rigoureuse, pour ne pas tomber dans les pièges de l’anachronisme ou encore de la téléologie. Sans compter les témoignages oraux – évoqués en introduction générale – à n’utiliser sans une certaine réserve, nous ne pourrons occulter dans notre étude les témoins matériels de l’Expo 67. Nous nous baserons donc sur notre expérience personnelle de témoin des « vestiges » matériels de l’Expo 67 (architecture des pavillons, aménagement des îles, etc.), ainsi que sur l’étude patrimoniale de Conrad Gallant et Sophie Mankowski réalisée en 2005 à l’UQAM. En cinquante ans d’histoire, force est de constater que les publications sur l’Expo 67 sont nombreuses, notamment à chaque nouvelle décennie, comme dans un désir de commémoration de l’événement. Si l’on ignore encore ce qui se prépare pour le cinquantenaire en 2017, tachons pour le moins de revenir dix ans en arrière. Le quarantenaire de l’Expo est marqué par les souvenirs et mémoires reliés à l’événement, dans un contexte de valorisation et d’admiration des années 1960. Outre des dossiers thématiques consacrés à l’exposition universelle dans des revues, mentionnons aussi l’enquête sociologique de David Anderson et Viviane Gosselin, qui attache de l’importance aux souvenirs du public de l’Expo 67, dans le but de faire apparaître des mémoires collectives du même événement. Dix ans encore plus tôt, en 1997, alors qu’on fêtait le trentenaire de l’événement, l’intérêt était tout ailleurs : toute une nouvelle littérature et un nouveau regard sur l’événement émergeaient, ce qui a donné lieu à de nouvelles considérations, avec un recul historique nécessaire. Afin d’exemplifier ce phénomène, on se basera notamment sur les écrits d’Eva-Marie Kröller. Dans son analyse contextuelle et idéologico-politique de « Terre des Hommes », cette chercheuse vient casser la vision de modernité que l’on attache trop souvent à l’Expo 67, comme un topos récurrent. Elle y critique notamment le paternalisme blanc dont a fait preuve le Canada envers les Premières Nations (notamment dans le Pavillon des Indiens du Canada) ainsi que la misogynie à l’égard des femmes, connotant un réel problème autour de la question de la place de la femme pendant l’Expo1, ce qui a souvent été oublié et même contredit par le passé. Tout cela est bien entendu contrasté à travers ses écrits, qui soulignent néanmoins le caractère symbolique de l’Expo 67 : But despite the tawdriness of these items, Expo remains a powerfull cultural symbol and, in the end, a much more poignant commentary on its times than its organizers were expecting to be 2.
Il ne faudrait pas omettre qu’un des enjeux non-officiel de l’Expo 67 était de reconnaître la nationalité québécoise, ce que Kröller pointe en 1997, et qui est repris entre autres par Véronique Darwin, laquelle souligne des années après la diversité qui incombe à l’événement : « Despite the image of nationalism that emerged from this successful World’s Fair, Expo 67 also reflected what will be argued was the divided Canada that truly existed in 1967 ».
Or, cet enjeu officieux – rappelons qu’officiellement Expo 67 souligne le centenaire du Canada et prône le bilinguisme d’un pays nouvellement unifié – est bel et bien présent dans les sources primaires québécoises de l’époque. En tête de liste, le journal séparatiste Parti pris fait très souvent entendre son mécontentement et ses railleries durant les années 1960 et particulièrement pendant l’Expo : « montrer, démontrer, forger, peinturlurer, éclairer, façonner quelque chose qu’ils appellent Canada »4. Plus qu’un journal, on peut entrevoir un outil d’action sociale, marxiste-léniniste et anticolonialiste avec Parti pris, qui se radicalise par rapport à d’autres revues plus ou moins indépendantistes comme Cité Libre et Liberté. Pendant l’Expo, ce discours indépendantiste et séparatiste proche du mouvement du Front de Libération du Québec (FLQ) est renforcé, notamment par le discours désormais célèbre du général de Gaulle du mardi 25 juillet 1967, où lors de sa venue à l’Expo de Montréal, il prononce : « Vive le Québec libre ! ». Côté cinéma, les séparatistes et indépendantistes auront des messages forts à faire passer, du fait que les réalisateurs.trices québécois.es ne soient même pas représenté.es à l’Expo 67, alors que la foire se déroule à Montréal et intègre de nombreux dispositifs cinématographiques ! Ce manque de représentation du cinéma québécois sera particulièrement dénoncé dès 1966 par l’Association Professionnelle des Cinéastes (APC), surtout par l’intermédiaire du cinéaste et président de l’APC, Claude Jutra.
On l’aura compris, notre sujet d’étude étant daté de presque cinquante ans, nous nous efforcerons de nous concentrer sur une méthode historique et une vérification des sources. Parmi ces dernières, on s’attachera en priorité aux sources primaires, tout en les interrogeant (notamment les journaux et articles d’époque à remettre en contexte, comme c’était le cas pour Parti pris ou le Journal de Montréal), car la littérature secondaire n’est pas sans soulever de problèmes, c’est pourquoi nous nous efforcerons de nous en tenir aux faits relatés dans les documents dits « de première main ». Quand bien même, les sources primaires réunies pour cette étude (rapports officiels de l’Expo 67, correspondances, presse écrite, etc.) ne sont pas non plus à prendre comme des vérités absolues, mais c’est dans la mise en relation, dans le croisement des informations, que nous parviendrons à tirer certaines vérités au clair, dans un contexte qui nous est certes quelque peu étranger, en plus d’être éloigné dans le temps. Un contexte que l’on va tenter par la suite d’appeler « événement historique localisé ».
Un événement historique localisé
Polar Life lors de l’Expo 67 près un nécessaire préambule qui nous a permis de comprendre les tenants et aboutissants de l’Expo 67, autrement dit du contexte national de production de Polar Life, nous allons tenter dès maintenant d’approcher plus spécifiquement l’oeuvre de Ferguson telle qu’elle a été conçue et perçue lors de l’Expo 67.
Polar Life comme solution à un problème architectural
En prenant un peu de recul sur l’exposition de Montréal de 1967, on pourrait dans une plus large mesure embrasser les expositions universelles en un seul paradigme dans le but d’y faire apparaître un élément clé récurrent : l’architecture – temporaire ou permanente – des pavillons (exhibits) et installations. De sorte que les expositions universelles sont de « véritables cités éphémères », pour reprendre l’expression d’Yvonne Brunhammer. S’il est clair que les expositions universelles ont toujours été des vitrines technologiques, culturelles, économiques et politiques du monde entier, il est possible d’aller plus loin en ce sens, en montrant comme Olivier Grau a tenté de le faire que les expositions universelles sont une source de développement de nouveaux médias : « The history of the World Exhibitions has not yet been written, but these mammoth trade fairs are closely linked with the development of new media of illusion »1. Il en est de même pour l’Expo 67, avec un penchant affirmé pour les expérimentations cinématographiques, avec des formes nouvelles de multi-écrans, ou plus globalement, de cinéma élargi. Comme le soulignent Monika Kin Gagnon et Janine Marchessault dans leur ouvrage sur les films de l’Expo 67,Si cette idée d’effervescence du média cinématographique est essentielle pour comprendre l’Expo 67, il ne faut tout de même pas limiter les enjeux de cette exposition universelle et surtout ne pas oublier l’importance qu’ont eu les pavillons eux-mêmes. Symboles de l’Expo 67, les pavillons situés principalement sur les îles Sainte-Hélène et Notre Dame apportent une cohérence à l’événement tout entier1. Il en ressort un aspect futuriste, proche du concept de l’utopie, d’autant que l’on peut établir un parallèle avec le monde utopique à l’oeuvre dans le livre Utopia de Thomas More, dans la façon dont l’agencement du lieu est pensé et millimétré : celui de la cité – éphémère avec l’Expo 67 – tout autant que celui des espaces qui y sont contigus et qui règlemente l’accès à la cité. Dans l’oeuvre de Thomas More et dans l’environnement de l’Expo 67, l’aspect insulaire demeure de toute évidence le centre de l’attention, l’île étant pensée dans les deux cas comme un territoire contrôlé, protégé et restreint (pendant l’Expo 67, les visiteurs ne pouvaient accéder au site de l’exposition sans acheter au préalable les passeports requis2). On retrouvera d’ailleurs après 1967 des environnements utopiques fictionnels proches de celui de la « Terre des Hommes », notamment celui imaginé pour le film Logan’s Run (L’Âge de cristal) sorti en 1976 et réalisé par Michael Anderson. La même année, Donald Theall qualifiait rétrospectivement la nature de l’Expo 67 ainsi : « Expo 67 has no single symbol but is itself a symbol as a total environment, a work of art »1. Cette idée d’environnement total, initialement énoncée par Walter Gropius et Bruno Taut dans les années 19202, renvoie surtout au poids qu’a joué l’architecture dans l’environnement de l’Expo 67, et donc par la même occasion dans les expérimentations et dans les films présentés : « Not only did it reconfigure the screen as architecture but, importantly, it used architecture as screen in order to effect « total architecture » »3. C’est donc dans cette approche que l’on va tenter de décrire le film de Graeme Ferguson. Dans le chapitre 1, nous avons décrit la forme tétraédrique du pavillon dans lequel se tient le thème « l’Homme et les régions polaires ». Or, d’un point de vue architectural, l’intérieur du bâtiment est on ne peut plus particulier. Pour commencer, il est soutenu par quatre piliers qui ont pour fonction de maintenir l’énorme aquarium de 30 000 gallons – soit 113 562,35 litres – qui se tient à l’étage, consacré à un autre thème : « l’Homme et les océans » (ce pavillon tétraédrique est en fait bi-compartimenté, dans le sens où deux sous-ensembles du sous-thème « L’Homme interroge l’univers » sont déclinés dans le même édifice). En conséquence, la création de Polar Life découle directement de la forme atypique du pavillon et notamment de la contrainte que représentait la nécessité de devoir composer l’espace avec quatre piliers, néanmoins indispensables pour le maintien de l’aquarium de « l’Homme et les océans ». Dès 1965 et comme mentionné plus tôt, Marcel Girard et George Jacobsen, les responsables du Pavillon « l’Homme et les régions polaires », ont recours à l’utilisation d’un carrousel afin de composer avec cet espace particulier. Le carrousel n’est pas un élément novateur, il était par exemple déjà présent dans l’Exposition Universelle de New York en 1964-1965 (General Electric Carousel). En 1965, lorsque Ferguson est embauché, le projet prend de plus en plus la forme d’un court-métrage – certainement le format le plus adapté et récurrent pour les oeuvres audiovisuelles présentées lors des expositions universelles – en couleur et sonore alors qu’au départ, comme on a déjà pu le voir, la forme privilégiée était la performance en direct (jugée trop coûteuse par la suite). Or, le cinéma élargi bat son plein dans les années 1960 : « In the 1960s, the cinematic code was extended with analogous means, with the means of cinema itself »1. C’est dans ce contexte d’effervescence des codes cinématographiques que Roger Blais – le conseiller général des films de l’Expo 67 – impose à Graeme Ferguson de faire un film multi-écrans. Ce dernier pensait pourtant aller du côté de la 3-D, peu après que la stéréoscopie a connu son âge d’or dans les années 1950 : « No, no, don’t do 3D. That’s been tried, and it’s in the past. You have to do multiscreen, that’s what everybody’s doing now »2. Or, à l’époque, Ferguson connaissait finalement peu les films multi-écrans, mis à part une exception : « That’s when I discovered what Sasha [Alexander] Hammid and Francis Thompson had done with To Be Alive!, wich proved to me that multiscreen could be an art »3. C’est alors que commence à émerger l’idée d’un dispositif singulier, pouvant faire face à l’espace et aux volumes dictés par l’architecture du pavillon. Le réalisateur et producteur de Polar Life ne regrette pas a posteriori la mesure imposée par Roger Blais, vu le succès rencontré par son oeuvre pendant l’Expo 67.
Imaginer le dispositif expérimental, complexe et novateur de l’époque (par le recours nécessaire à la documentation non-film)
Tout d’abord, s’agissant de dispositif, il convient dans un premier lieu de délimiter quelques repères théoriques sur cette notion complexe. Le dispositif peut se décliner sous différentes formes, selon la manière dont on l’aborde, ce qui en fait une notion également polysémique, « une structure en mouvement » selon la formule de Bernard Vouilloux. Comme l’a annoncé André Gaudreault à l’issue de son étude dans l’ouvrage collectif Ciné-dispositifs : spectacles, cinéma, télévision, littérature.
Dans une approche pragmatico-historique relative à celle de Kessler, nous nous focaliserons pour notre part essentiellement sur le retour en force de la notion de dispositif depuis les années 2000, en nous intéressant particulièrement au « dispositif externe », c’est-à-dire en intégrant au film sa machinerie, la technique utilisée, mais aussi les utilisateurs de l’appareillage technique, ainsi que les spectateurs, la salle ou encore la séance en elle-même, autrement dit l’événement ou la rencontre. François Albera et Maria Tortajada synthétisent la notion de « dispositif de vision et d’audition » – autrement dit le dispositif cinématographique au sens large – de cette manière dans l’ouvrage Ciné-dispositifs : spectacles, cinéma, télévision, littérature.
Ainsi, on va entrevoir un ensemble de dispositifs complexes, résultant de nombreux paramètres et contraintes, dans l’expérimentation que représente Polar Life : selon nous, l’architecture du pavillon est intégralement à prendre en compte, de même que les spectateurs. Le dispositif n’est donc pas seulement à entendre d’un point de vue technique – le(s) dispositif(s) interne(s), autrement dit la machinerie – mais également dans une plus large mesure : architectural, spectatoriel, représentationnel, institutionnel, spatio-temporel, etc. Aujourd’hui, on peut tenter de reconsidérer, ou du moins d’imaginer, le dispositif de Polar Life tel qu’il était présent en 1967 grâce à des sources non-film et des documents techniques ou illustratifs comme ceux assemblés en annexe à partir de la figure 15 : on trouvera donc des photos, schémas et maquettes du dispositif original. Parmi les documents techniques recensés lors de nos recherches, le dossier réalisé par l’un des designers du pavillon, Robert T. Vogel, et intitulé Pionneering Audiovisual Techniques at Expo 67, nous a permis de mieux comprendre le dispositif de Polar Life, et ce jusque dans les moindres détails techniques. Tout d’abord, beaucoup de choses ont découlé de la confirmation de l’utilisation du carrousel (ou plateau tournant), faisant cent trente pieds de diamètre, soit environ quarante mètres. André Jarry – un des designers du pavillon – a ensuite proposé de placer des écrans sur l’extérieur du cercle (soit l’extérieur du carrousel) et des projecteurs à l’intérieur (soit au coeur du pavillon). Il a aussi suggéré l’idée d’instaurer un mouvement continu du carrousel, à l’opposé de séries de départs et d’arrêts du plateau (comme c’était le cas à l’exposition de New York 1964-1965). Cela a donc ouvert la voie à la forme finale de l’installation, telle que schématisée ici-bas.
Comme l’illustre cette maquette réalisée par Graeme Ferguson, l’installation est donc essentiellement composée par onze écrans, qui sont disposés le long des murs selon la forme d’un cercle autour du carrousel tournant très lentement. Les écrans sont donc fixes et très légèrement incurvés, selon la pratique courante des années 1950. Il faut vingt-huit minutes pour que le plateau tournant réalise un tour complet, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, ce que le document de Ferguson rend effectivement compte par la numérotation utilisée et les flèches d’entrée et de sortie du public. Au coeur du cercle ou centre de la salle circulaire (ou cylindrique si on l’envisage en volume), dans une pièce d’environ six mètres de diamètre – vingt pieds – dans laquelle les quatre piliers porteurs font partie intégrante de l’espace, sont localisés onze projecteurs, diffusant en boucle leurs flux respectifs d’images. Chaque projecteur diffuse de cette façon une bobine singulière de 35 mm de vingt-huit minutes (comprenant une vingtaine de minutes de « noirs ») qui est sans cesse re-projetée grâce à un système de mise en boucle, et cela chaque journée de l’Expo pendant douze à treize heures d’affilée. Deux projectionnistes sont nécessaires au bon déroulement du film1. Le public, installé sur le carrousel, tournant le dos aux projecteurs, est face à un, deux ou trois écrans à la fois selon l’instant du film2. De ce fait, ne devrions-nous pas dire « les films », de la même manière que nous distinguons les onze projecteurs et les onze écrans ? Dans la partie qui concerne l‘expérimentation de Ferguson dans le rapport officiel intitulé L’AUDIO-VISUEL à l’Expo 67, on peut lire : « Le spectateur ne peut voir plus de trois écrans à la fois et l’action passe d’un écran à l’autre. Le spectateur s’en rend à peine compte »3. De ce fait, étant donné qu’il semblerait que le public ait eu l’impression de voir un seul film, et non plusieurs, nous continuerons par la suite de parler d’un seul film, bien que constitué en onze bobines de films 35 mm distinctes. D’un tout autre point de vue, comme nous l’avons mentionné plus tôt, on continuera de considérer le film comme un événement historique localisé ou in situ. Par ailleurs, le carrousel est divisé en quatre parts égales, de manière à composer quatre estrades (chaque estrade est composée de plusieurs rangées de sièges comme en atteste la photographie en annexe fig. 15) pour accueillir quatre jauges différentes de spectateurs en continu, qui sont rendus à un moment différent du film selon l’estrade qu’ils occupent. Les estrades sont séparées par des doubles murs dont l’objectif premier est de séparer acoustiquement les espaces. Côté sonore, les films 35 mm sont pourvus de son optique. Le son est donc directement relié des projecteurs aux écrans qui leur font face et sous lesquels une enceinte de 15 pouces (38 centimètres) est installée. De ce fait, on peut dire que le son est spatialisé, à partir de onze sources localisées sur la circonférence du cercle, mais il constitue une des faiblesses de l’installation, l’acoustique de la salle n’étant pas parfaite. Tout cela est encore plus difficile à mettre en oeuvre, du fait que le plateau tournant réalise un tour à 360 degrés de l’espace pour suivre le film, ce qui signifie que l’installation couvre toute la circonférence de la salle et que selon les endroits et moments du tour le rendu soit plus ou moins bon. Fait amusant : ce tour est si lent qu’il en devient probablement presque imperceptible pour beaucoup de spectateurs.
Toujours est-il que ce moyen astucieux de changer la jauge de spectateurs toutes les quatre à cinq minutes permettait aux visiteurs de l’Expo de ne pas trop attendre en faisant la file, bien qu’il y ait vraisemblablement eu des files d’attente devant ce pavillon4. Grâce à ce procédé, la capacité de l’installation est tout de même de mille cinq cent personnes par heure, sachant qu’on estime à cinquante-trois millions le nombre total de visiteurs de l’Expo 67. D’ailleurs, l’expérimentation de Ferguson semble avoir été plus que positive pendant l’Expo : le pavillon fait tous les jours salle pleine et le court-métrage multi-écrans intitulé Polar Life tourne en boucle pendant les six mois de l’événement : « The presentation rated among the top five pavilions at Expo in attendance »1. Pour autant, il a quand même fallu une période de « rodage » pendant laquelle certains défauts de la machinerie ont été améliorés, pour qu’ensuite l’installation tourne à plein régime sans coupures : « Once the bugs were all ironed out this system ran for the duration of the Fair with no shutdown time »2. Il s’agissait essentiellement de défauts de synchronisation non pas à cause des onze bobines de films mais plutôt à cause du plateau tournant. En effet, des changements de vitesse du carrousel faussaient la synchronisation : pendant les moments où le public sortait puis rentrait sur un quartier du plateau, des changements de variation de puissance de moteur se faisaient ressentir sous les variations de poids et de volume engendrées par ces entrées et sorties, et donc la vitesse du mouvement circulaire variait quelque peu. Plusieurs solutions ont permis de parer à ces problèmes de synchronisation du plateau tournant avec les films projetés. Dans un premier temps, une poulie, installée dans le mécanisme, a permis d’instaurer une vitesse stabilisée de dix tours par minute (ou revolution per minute selon la terminologie anglo-saxone). Ensuite, pour rattraper le retard fréquent du plateau, des solutions plus ou moins automatiques de vitesse du plateau ont été élaborées. Pour finir, les projectionnistes ont pu accélérer ou ralentir le carrousel à l’aide de deux boutons (fast et slow), ce qui – selon des témoignages oraux de 2014 – pouvait être perçu ou non selon les spectateurs et les séances. Chaque séance était alors doublement unique, si l’on envisage préalablement qu’avec le cinéma on assiste déjà à des séances uniques et singulières (ce qui est sous-entendu dans notre vision du dispositif). Notons toutefois que le reste du Pavillon « l’Homme et les régions polaires » était constitué indépendamment de l’expérimentation de Ferguson et permettait dans un même temps de mettre les spectateurs en condition pour l’attraction cinématographique Polar Life. L’exposition rendait compte de l’histoire et de l’actualité des pôles, mais aussi de leurs trésors et conquêtes. Sur cet aspect du pavillon, il est d’ailleurs plus aisé de trouver des sources ainsi que des informations. Bill Bantey résume l’exposition en question de manière très personnelle dans son journal de bord d’Expo 67.
Le multi-écrans : un terrain d’expérimentation dans le champ du cinéma élargi
Outre la phrase de Kröller en épigraphe, on retrouve couramment ce genre d’affirmation dans la littérature sur l’Expo 67, essentiellement anglophone, à l’image de Janine Marchessault : « Expo offered a variety of new forms of participatory multi-screen cinema ». Il faut croire en effet que les spectateurs de la « Terre des Hommes » étaient tout particulièrement friands des créations cinématographiques qui manipulaient des oeuvres expérimentales, appartenant à ce que l’on aime à qualifier de « cinéma élargi » ; lui-même contemporain au cinéma underground nord-américain des années 1950 (caractérisé par des figures comme Jonas Mekas, Stan Vanderbeek, Andy Warhol, Ken Jacobs ou encore Shirley Clarke). Du reste, c’est surtout en 1970 que le critique américain Gene Youngblood théorise cette mouvance par le syntagme « Expanded Cinema », soit en français le « cinéma élargi », pouvant également être traduit par « étendu » ou « extensible » selon l’utilisation que l’on en fait. Le concept de cinéma élargi propose une définition révisée du cinéma, avec une approche très large du média.
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Table des matières
Avant-propos
Introduction générale
Première partie : Le(s) dispositif(s) original(aux) : Polar Life, une expérimentation cinématographique de l’Expo 67 de Montréal
Chapitre 1 – Montréal à l’heure de l’Expo 67
1.1 Contexte de l’Expo 67
1.2 L’Homme et les régions polaires / Man and the Polar Regions
1.3 Cinquante ans après l’Expo 67 : méthode historique et vérification des sources
Chapitre 2 – Un événement historique localisé : Polar Life lors de l’Expo 67
2.1 Polar Life comme solution à un problème architectural
2.2 Imaginer le dispositif expérimental, complexe et novateur de l’époque (par le recours nécessaire à la documentation non-film)
Chapitre 3 – Le multi-écrans : un terrain d’expérimentation dans le champ du cinéma élargi
3.1 Le cinéma élargi des années 1960 et l’Expo 67
3.2 Le multi-écrans de Polar Life : un montage expérimental
3.3 Le multi-écrans versus le multi-image
3.4 Vers de nouvelles déclinaisons face aux limites du « cinéma élargi »
Deuxième partie : Les multiples déclinaisons de Polar Life. Analyse et mise en perspective de l’attraction immersive / l’oeuvre filmique narrative
Chapitre 4 – Un dispositif de projection monumental : l’éternelle recherche de l’attraction immersive
4.1 Un bref aperçu des dispositifs (de projection) monumentaux
4.2 Dans les rouages du cinéma circulaire : réflexions autour du panorama et du cinéma panoramique
4.3 Aspect immersif et théories de l’immersion dans l’image
Chapitre 5 – Le système IMAX : différences et similitudes avec l’oeuvre de Ferguson
5.1 Point de vue technique
5.2 IMAX et « écran d’immersion »
Chapitre 6 – L’ancrage thématique et esthétique du documentaire
6.1 Thématiques, enjeux géoplitiques et idéologiques
6.2 Film de voyage
6.3 … ou documentaire de cinéma direct ?
Chapitre 7 – L’oralité à l’oeuvre dans Polar Life : entre narration et enjeux nationaux
7.1 L’oralité à valeur narrative
7.2 L’oralité comme vecteur d’enjeux nationaux
Troisième partie : L’intégration du dispositif dans la restauration de films ou le paradigme de la recréation de films
Chapitre 8 – Le processus de résurrection de Polar Life
8.1 La redécouverte du/des film(s)
8.2 La restauration en question : objectifs visés et problèmes rencontrés
Chapitre 9 – La recréation du dispositif de Polar Life : l’exposition La Vie Polaire à la Cinémathèque québécoise en 2014
9.1 La prise en compte d’une architecture révolue : un défi de taille (monumental)
9.2 Recréation d’un dispositif de projection pour l’éphémère exposition à la Cinémathèque québécoise
9.3 L’immersion : perte de l’aura ?
Chapitre 10 – La Vie Polaire ou le paradigme de la recréation de films
10.1 La restauration impossible des films
10.2 Le paradigme de la recréation de films
10.3 L’intégration d’un paramètre négligé dans la restauration de films : le dispositif
10.4 Un dernier facteur de variabilité : le nouveau regard sur la nordicité et l’Expo 67
Conclusion
Épilogue : un avenir de l’oeuvre incertain ?
Bibliographie
Annexes
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