Revenir ร Nietzsche, en cette pรฉriode de la crise des valeurs, nous semble fondamental ; lโhomme aujourdโhui a besoin dโune vรฉritable mรฉtamorphose, de la transformation de son aliรฉnation en sa libertรฉ crรฉatrice, qui se sait autonome. Sachant que pour une vรฉritable mรฉtamorphose, il faut la volontรฉ ; et reconnaissant en ce sens que Nietzsche, exalte la vie dans sa puissance dโaffirmation, dans sa volontรฉ de puissance, nous avons voulu lโaborder face ร cette prรฉoccupation de recherche sur ce quโest la Volontรฉ. Notre souhait nโest pas lโรฉtude en tant que telle de lโouvrage ou lโลuvre intitulรฉe ยซ la volontรฉ de puissance ยป comme une ลuvre de recherche, pour voir si lโauteur est Nietzsche ou pas ; ce qui nous prรฉoccupe cโest lโรฉtude de la volontรฉ en nous appuyant sur la volontรฉ de puissance comme notion chez Nietzsche. K. Schlechta disait simplement que ยซ la volontรฉ de puissance nโexiste pas en tant quโouvrage de Nietzsche et ce qui existe sous ce titre est sans intรฉrรชt positif, parce que les fragments sont mieux ร leur place dans les ลuvres publiรฉes par lui. Cโest sans doute pourquoi il a abandonnรฉ cette Volontรฉ et maintenu les ลuvres ยป. Aussi, Giorgio Colli et Mazzino Montinari vont confirmer de maniรจre simple et claire que cette ลuvre principale, cette derniรจre ลuvre fondamentale de Nietzsche intitulรฉ ยซ la volontรฉ de puissance ยป nโexiste pas. Et ils diront mรชme que ce sont des circonstances historiques singuliรจres qui ont donnรฉ ร cette question une importance exagรฉrรฉe.
De mรชme, nous ne voulons pas nous lancer dans lโรฉtude systรฉmatique de la diffรฉrence entre la volontรฉ et les volontรฉs. Que le systรจme de La Volontรฉ de puissance ne soit pas lโexpression idรฉale de la philosophie de Nietzsche et que sa sลur ait confectionnรฉ une ลuvre abusive รฉtait รฉvident dรจs les premiรจres annรฉes de ce siรจcle.
Le caractรจre premier de la vie est son extraordinaire fragilitรฉ. Lโhomme sain vit et agit comme sโil devait vivre รฉternellement, mรชme sโil sait quโil mourra un jour : il le sait, sans le vivre. Il ne peut, par contre, ignorer les incertitudes et les menaces qui lโagressent quotidiennement. Lโexpรฉrience humaine premiรจre donc, ร la fois dans le temps et par lโimportance, est lโinsรฉcuritรฉ. Et si lโindividu ne trouvait pas un moyen efficace de la corriger, il serait plongรฉ dans une angoisse insupportable. Chaque individu, du fait de lโinsรฉcuritรฉ liรฉe ร la conscience de sa fragilitรฉ, doit donc affronter un problรจme. Ce problรจme peut recevoir plusieurs solutions, dont la puissance. Quiconque dรฉtient une fraction mรชme infime de puissance rรฉduit dโautant son insรฉcuritรฉ. Cette rรฉduction nโest pas seulement morale, elle peut รชtre concrรจte. Un nourrisson qui, par ses hurlements, a rรฉussi ร rรฉduire son entourage en esclavage, se trouve dans une position de force. Sur le court terme au moins, il est dans une position plus sรปre. De pareils exemples, nous pouvons en citer plusieurs, propres ร des situations concrรจtes, ร tous les รขges et dans tous les domaines, oรน la dรฉtention de la puissance confรจre des avantages immรฉdiats, qui sont surtout moraux, en ce que le sentiment de la puissance fait reculer le sentiment de lโinsรฉcuritรฉ. En imposant sa volontรฉ ร la nature et aux autres, lโindividu prend conscience de ses moyens et sโavise que son impuissance originelle nโรฉtait que relative. La volontรฉ de puissance ne sโapplique pas seulement aux autres, elle apparaรฎt dans toutes les ลuvres, par lesquelles lโhomme imprime sa marque ร la matiรจre.
Pour vaincre lโinsรฉcuritรฉ, on dรฉveloppe une stratรฉgie de puissance. Lโhomme entant quโun รชtre extrรชmement fragile et vulnรฉrable, a besoin de se protรฉger dโune part, et dโautre part de la sรฉcuritรฉ, pour survivre ; tout cela dรฉcoule de cette volontรฉ de survivre. Quโest-ce alors la volontรฉ ? La dimension philosophique du problรจme que prรฉsente le concept volontรฉ, est exprimรฉe par le concept libertรฉ, or cโest dans le cadre รฉthique que pour la premiรจre fois, une analyse du volontaire et de lโinvolontaire, a รฉtรฉ conรงu par Aristote. La volontรฉ, dรฉfinie dans lโEncyclopรฉdie Universalis comme un ensemble de tendances gouvernรฉes par un principe rationnel, est conรงue dโune part, comme une facultรฉ de la raison dโexercer un libre choix et dโautre part comme une facultรฉ de la raison ร dรฉterminer notre action suivant des normes morales ou non. De la conception que nous nous en faisons dรฉpendent les concepts de libertรฉ et de responsabilitรฉ ; cโest le problรจme des fondements de la morale qui est en jeu dans cet ensemble de concepts.
LA VIE AFFIRMATIVEย
LE CORPS
Lโhomme est un รชtre vivant, donc mortel. Il a un corps, et on peut mรชme oser dire quโil est un corps. A cet รฉgard, nous naissons et mourons parce que le corps nous fait vivre et quโil finit tรดt ou tard par nous lรขcher. ยซ Lโhomme est corps parmi les corps, et ses actions sont autant de rรฉactions aux affects que causent en nous les autres corps. ยป Mais sachant que lโhomme nโest pas que corps, il est autre chose que du biologique ; on dira alors quโil a un corps. Il est aussi bien un corps qui le fait รชtre ce quโil est tant quโil vit. Voilร pourquoi pour des raisons de mรฉthode, sans rien prรฉjuger de sa signification ultime, nous voulons partir du corps pour mieux aborder notre รฉtude de recherche sur la volontรฉ. Aussi, il nous semble que le phรฉnomรจne du corps est le plus explicite, plus saisissable que le phรฉnomรจne de lโesprit. Mais รฉgalement sachant que Nietzsche est parti aussi du corps, et que pour lui, le corps est la rรฉalitรฉ terrestre de notre existence, cโest en mรชme temps la seule rรฉalitรฉ.
Mon corps bien quโil soit une source de motifs parmi dโautres, est la source la plus fondamentale de motifs et le rรฉvรฉlateur dโune couche primordiale de valeurs vitales. Il est le premier existant, ingรฉnรฉrable, involontaire . Et dโailleurs, ยซje suis ยป, ou ยซ jโexiste ยป dรฉpasse de loin le ยซ je pense ยป, car il faut dโabord รชtre ou exister, avant de penser. Le corps propre est le corps de quelquโun, le corps dโun sujet, mon corps et ton corps. Par la communication, jโai un autre rapport avec le corps comme motif, organe et nature dโune autre personne. Je lis sur lui la dรฉcision, lโeffort et le consentement.
Si le corps est une couche primordiale de valeurs vitales, il est la partie matรฉrielle des รชtres animรฉs, lโorganisme humain, par opposition ร lโesprit, ร lโรขme ; mais รฉgalement comme le siรจge des sentiments, ses sensations. Cโest justement comme siรจge des sentiments, des sensations quโil รฉtait considรฉrรฉ comme un champ de forces. Mais nous ne le dรฉfinissons pas en disant quโil est un champ de forces. Car, en fait, il nโy a pas de champ de forces ou de bataille. Il nโy a pas de quantitรฉ de rรฉalitรฉ, toute rรฉalitรฉ est dรฉjร quantitรฉ de force. Toute force est en rapport avec dโautres, soit pour obรฉir, soit pour commander. Alors ce qui dรฉfinit un corps est ce rapport entre des forces dominantes et des forces dominรฉes. Tout rapport de forces constitue donc un corps : chimique, biologique, social, politique. Deux forces quelconques, รฉtant inรฉgales, constituent un corps dรจs quโelles entrent en rapport : cโest pourquoi le corps est toujours le fruit du hasard, au sens nietzschรฉen, et apparaรฎt comme la chose la plus ยซ surprenante ยป, beaucoup plus surprenante en vรฉritรฉ que la conscience et lโesprit .
Le Corps vivant
Le corps humain caractรฉrisรฉ par un certain nombre de phรฉnomรจnes situรฉs entre une naissance et une mort, est un corps vivant. Nietzsche souligne sans cesse lโoriginalitรฉ de la vie, cโest โร -dire sa nature essentiellement active et crรฉatrice. Voilร pourquoi, la vie se dรฉfinit comme une adaptation intรฉrieure, toujours plus efficace, ร des circonstances extรฉrieures. Mais par lร , on mรฉconnaรฎt lโessence de la vie. On ferme les yeux sur la prรฉรฉminence fondamentale des forces dโun ordre spontanรฉ, agressif, conquรฉrant, usurpant, transformant et qui donne sans cesse de nouvelles exรฉgรจses et de nouvelles directions, lโadaptation รฉtant dโabord soumise ร leur influence. Cโest ainsi quโon nie la souverainetรฉ des fonctions les plus nobles de lโorganisme, fonctions oรน la volontรฉ de vie se manifeste active et formatrice. Certes, la vie travaille sur des conditions, mais finalement ce sont les conditions qui se rapportent ร la vie, non point le contraire. Cโest pourquoi Nietzsche refuse la thรฉorie de la lutte pour la vie de Darwin. Car une telle thรฉorie imagine la vie essentiellement sous le mode de la dรฉtresse et de lโindulgence, alors la vie est avant tout prodigalitรฉ cโest-ร -dire que les vivants nโont de besoins que parce que dรฉjร en eux, la vie est lร , autre que le manque et le combat. En ce sens, la thรจse de Nietzsche est donc sous ce mode particulier la thรจse gรฉnรฉrale : cโest le oui qui oriente tout et, quand il dit non, cโest pour un grand oui : ยซ Vouloir se conserver soi-mรชme est lโexpression dโune situation de dรฉtresse, dโune restriction apportรฉe ร lโimpulsion vitale qui, de sa nature, aspire ร une extension de puissance et par lร mรชme souvent met en cause et sacrifie la conservation de soiโฆ Mais, en tant que savant naturaliste, on devrait savoir sortir de son rรฉduit humain : dans la nature ce nโest point la dรฉtresse qui rรจgne mais lโabondance, le gaspillage, mรชme jusquโร lโabsurde.ย ยป .
Alors, dรฉfendre lโirrรฉductibilitรฉ de la vie ร ses propres phรฉnomรจnes, ce nโest pas soutenir une pensรฉe magique ; car on se souvient que Nietzsche critique Schopenhauer de prรฉtendre quโune volontรฉ de vie transcendante et unique sโexprime aprรจs coup dans chaque vivant. Ces propositions schopenhaueriennes : ยซ Toutes les causes ne sont pas que les causes occasionnelles de la manifestation de la volontรฉ en ce temps, en ce lieu. ยป Car ยซ la volontรฉ de vie est prรฉsente dans chaque รชtre et mรชme dans le moindre des รชtres, totale et indivise โฆ ยป Bref, Nietzsche, qui nโest pas mรฉcaniste , nโest pas non plus vitaliste, en ce sens que, si la vie ne sโรฉpuise dans ses phรฉnomรจnes, elle nโexiste pourtant pas en dehors dโeux ร la maniรจre dโune entitรฉ ou dโun principe prรฉalable. Indรฉmontrable, la vie essentiellement se montre. Et si, Nietzsche insiste tant sur son allure mystรฉrieuse, cโest parce quโelle ne se montre pas nโimporte comment.
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Table des matiรจres
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : LA VIE AFFIRMATIVE
CHAPITRE I : LE CORPS
CHAPITRE II : LA VIE
DEUXIEME PARTIE : LA VOLONTE
CHAPITRE I : NATURE DE LA VOLONTE
CHAPITRE II : QUELQUES CARACTERES GENERAUX DE LA VOLONTE
TROISIEME PARTIE : LA VOLONTE DE PUISSANCE
CHAPITRE I : LA VOLONTE DE PUISSANCE
CHAPITRE II : LA VOLONTE SELON QUELQUES PHILOSOPHES
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE