La présente thèse porte sur l’ordre des constituants dans le domaine préverbal en persan. Nous y proposons une étude empirique de la variation de l’ordre fondée sur des méthodes quantitatives à partir des données de l’usage, dans la lignée des travaux menés sur des langues telles que l’anglais (par ex. Wasow, 1997; Stallings et al., 1998; Arnold et al., 2000; Bresnan et al., 2007), l’allemand (par ex. Kempen & Harbusch, 2004; Bader & Häussler, 2010) ou le japonais (par ex. Yamashita & Chang, 2001; Yamashita, 2002; Tanaka et al., 2011a). Ces derniers se fondent sur les données de corpus ou les expériences psycholinguistiques et mobilisent des méthodes de la statistique inférentielle pour étudier la variation de l’ordre en termes de préférences dans l’ordonnancement linéaire. Ils s”intéressent ainsi aux facteurs cognitivo-fonctionnels susceptibles d’y intervenir.
Nous ferons le choix dans cette étude d’utiliser en tandem ces deux méthodes de collecte de données que nous considérons comme complémentaires. Le corpus offre un volume important de données riches et diverses, produites dans les conditions naturelles, que l’on peut exploiter afin d’observer la distribution effective des différentes alternatives dans les données de l’usage et identifier les facteurs pertinents. Cependant, du fait de leur variation inhérente sur laquelle le chercheur n’a aucune prise, les données extraites de corpus ne peuvent jamais servir pour établir des liens causaux entre les variables d’étude, mais permettent seulement de dévoiler des corrélations entre elles. Dans la méthode expérimentale, en revanche, les données sont construites par le chercheur afin de tester une hypothèse précise de manière contrôlée dans le but d’établir des liens directs entre les variables, c’est à-dire en contrôlant, dans la mesure du possible, toute source de variation “indésirable” afin d’isoler la variation liée aux variables d’étude. Par ailleurs, étant donné que, dans les deux cas, les données collectées constituent des échantillons dont la représentativité est par nature imparfaite , la combinaison des deux types d’études pourrait consolider les conclusions et faciliter leur généralisation.
Quelques éléments de la syntaxe du persan
Dans cette section, nous présentons des spécificités de la syntaxe du persan qui sont essentielles en vue du traitement de la question de l’ordre des constituants. Après une présentation sommaire sur la direction de la tête dans divers constituants (§1.1.1), nous nous concentrerons sur deux phénomènes en particulier, le marquage différentiel de l’objet (MDO) (§1.1.3) et les prédicats complexes (§1.1.4). Le premier phénomène intervient pour déterminer la position du complément d’objet direct (COD) et, à ce titre, se retrouve au cœur des travaux portant principalement ou non sur l’ordre des constituants en persan. Les prédicats complexes (locutions verbales formées d’un verbe et d’un élément non verbal), quant à eux, introduisent de la complexité dans l’ordre des constituants en persan, dans la mesure où la composante non verbale fonctionne comme un dépendant du verbe et, à ce titre, doit être ordonnée par rapport aux autres dépendants. Nous aborderons préalablement la détermination nominale (§1.1.2), fondamentale pour saisir le fonctionnement du marquage différentiel de l’objet, ainsi que les problématiques liées à la formation des prédicats complexes. Enfin, nous évoquerons la réalisation des arguments, notamment la réalisation nulle (§1.1.5.1) et enclitique des compléments (§1.1.5.2), les constructions à double objet (§1.1.5.3), qui ont un impact sur le nombre de constituants à ordonner par rapport au verbe.
Le marquage différentiel de l’objet
La plupart des travaux traitant de l’ordre des constituants en persan se sont concentrés sur l’ordre relatif entre les deux compléments verbaux, à savoir le complément d’objet direct (COD) et le complément d’objet indirect (COI). Cet intérêt s’explique par l’existence du marquage différentiel de l’objet (MDO) , qui intervient dans la position du COD en favorisant son éloignement du verbe, alors que les objets non marqués occupent, de préférence, une position adjacente au verbe. Les travaux dans le cadre génératif se sont saisis de ce phénomène afin de postuler deux positions syntaxiques distinctes pour les COD en fonction de leur marquage. Le marquage différentiel de l’objet est une des spécificités du persan qui a fait couler le plus d’encre (Windfuhr, 1979) et qui continue de faire l’objet de débats controversés encore aujourd’hui. Dans ce qui suit, nous tâcherons de présenter les différents caractéristiques de son fonctionnement et à en résumer les analyses les plus répandues, sans chercher à trancher en faveur de l’une entre elles. En persan, le marquage différentiel se réalise par l’enclitique =r¯a, dans le registre formel, et =ro, =o, dans le registre informel, après une finale vocalique et une finale consonantique respectivement, ex. maq¯ala=ro ‘article=ra¯’ et ket¯ab=o ‘livre=ra¯’ 15 . Nous utiliserons la variante formelle tout au long de cette thèse, sauf dans les cas où le registre est expressément familier. L’enclitique =r¯a est traditionnellement analysé comme un marqueur de l’objet direct défini (Sadeghi, 1970; Khanlari, 1972; Gharib et al., 1994; Mahootian, 1997). La spécificité et/ou la topicalité ont été considérées ultérieurement comme des facteurs déterminants au détriment de la définitude (Browne, 1970; Peterson, 1974; Browning & Karimi, 1994; Karimi, 1990; Dabir-Moghaddam, 1990). Dans le cadre de la syntaxe formelle, =r¯a a été également traité comme un marqueur de Cas, dont la présence est expliquée par le filtre du Cas et/ou le critère thématique (Browning & Karimi, 1994; Ghomeshi, 1997; Ganjavi, 2007).
Les prédicats complexes
Le persan dispose d’un nombre restreint de verbes simples, moins de 250 verbes, dont seulement la moitié est employée dans le langage courant. Le lexique verbal du persan est essentiellement constitué de combinaisons syntaxiques, appelées “prédicats complexes” et s’enrichit régulièrement par la création de nouvelles combinaisons . Ces combinaisons incluent un verbe simple et un élément non verbal, tel qu’un nom, un adjectif, un syntagme prépositionnel, ou une particule (cf. ex. Goldberg, 1996; Karimi, 1997; Karimi-Doostan, 1997; Megerdoomian, 2002) :
• N + V : neg¯ah kardan ‘regarder (Lit. regard faire)’
• Adj + V : der¯az kešidan ‘s’allonger (Lit. allongé tirer)’
• SP + V : az dast d¯adan ‘perdre (Lit. de main donner)’
• Particule + V : bar d¯aštan ‘prendre (Lit. particule avoir)’ .
Les prédicats complexes sont des combinaisons syntaxiques comparables à des lexèmes (Bonami & Samvelian, 2010), en ceci qu’ils sont souvent lexicalisés et ont une interprétation conventionnelle (c’est-à-dire idiomatique). Ainsi, sur le plan sémantique, ils se comportent comme des verbes simples et peuvent prendre divers compléments. Par exemple, neg¯ah kardan ‘regarder’, de même que az dast d¯adan ‘perdre’, s’assimilent à des verbes simples transitifs et prennent un COD, ex. (33), der¯az kešidan peut prendre un complément prépositionnel de lieu, ex. (34), neš¯an d¯adan s’assimile à un verbe ditransitif et s’accompagne d’un COD et d’un COI, ex. (35), enfin harf zadan peut prendre plusieurs COI, ex. (36).
Phrase déclarative
Les grammaires traditionnelles et scolaires donnent des indications générales sur l’ordre canonique dans la phrase en persan, présenté comme l’ordre “naturel” ou “préférable” ou encore la “position propre” des constituants (voir par ex. Khanlari, 1972; Givi Ahmadi & Anvari, 1995; Gharib et al., 1994). Ces indications peuvent être synthétisées comme suit :
— le sujet se met “généralement” en position initiale,
— le verbe est “toujours” en position finale,
— l’objet ou les objets se met(tent) entre le sujet et le verbe,
— les circonstanciels peuvent se mettre à tout endroit dans le domaine préverbal.
Les mêmes observations se rencontrent dans les travaux plus récents sur la syntaxe du persan. Il faut ajouter à cela que les compléments phrastiques (complétives) se placent régulièrement et sans exception après le verbe.
Phrase non déclarative
L’ordre des constituants dans les phrases non déclaratives, c’est-à-dire interrogative, exclamative et impérative, est identique à l’ordre des constituants dans une phrase déclarative. Tous les agencement linéaires attestés dans les phrases déclaratives se rencontrent également dans les phrases non déclaratives. L’interrogation est indiquée par la prosodie et éventuellement par les mots interrogatifs, mais jamais par une modification de l’ordre (Lazard et al., 2006; Mahootian, 1997; Windfuhr & Perry, 2009). C’est également le cas des phrases exclamatives. L’impératif est indiqué par l’emploi du mode verbal impératif (ou prohibitif), sans qu’un changement dans l’ordre intervienne.
Les traitements syntaxiques existants
Outre les travaux à caractère descriptif, la variation de l’ordre des constituants en persan a reçu une analyse syntaxique formelle dans le cadre notamment de la grammaire générative . Dans ce cadre théorique, le persan est décrit comme une langue configurationnelle , c’est-à-dire manifestant une structure syntagmatique hiérarchisée de la phrase avec une asymétrie entre l’argument interne et l’argument externe du verbe (Moyne, 1974; Karimi, 1994; Browning & Karimi, 1994; Ghomeshi, 1996; Karimi-Doostan, 1997; Darzi, 1996; Lotfi, 2003; Kahnemuyipour, 2004; Karimi, 2005; Darzi, 2008; Toosarvandani, 2008; Ganjavi, 2007; Adli, 2010; Ilkhanipour, 2014; Modarresi, 2014, entre autres). L’ordre sous-jacent (excepté les compléments phrastiques) étant considéré SOV, les variations de l’ordre sont analysées comme des instances de différents types de mouvement ; ce qui requiert généralement l’existence de contraintes formelles et, de surcroît, l’exclusion de certaines possibilités. Les divergences résident notamment dans les types de mouvements postulés et la structure syntagmatique proposée.
Ces travaux se focalisent en majorité sur la position syntaxique de l’objet direct du fait du marquage différentiel de celui-ci, et, au-delà de leurs divergences, se rejoignent pour postuler que le COD marqué de =r¯a occupe une position plus élevée et se caractérise par une indépendance plus forte vis-à-vis du verbe que sa contrepartie non marquée (Karimi, 1990; Browning & Karimi, 1994; Ghomeshi, 1997; Karimi, 2003a; Ganjavi, 2007). Ci-après, nous ferons référence à cette hypothèse comme celle de la “position syntaxique double de l’objet” (hypothèse de la PSDO).
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Table des matières
Introduction
I Problématique et méthodologie
1 Ordre des mots en persan
2 Étudier la variation de l’ordre des mots : État de l’art
3 Démarche et questions de recherche
II Études empiriques
4 Variation de l’ordre des mots dans le corpus Bijankhan
5 Études expérimentales de la variation de l’ordre des mots
III Discussion générale et apports théoriques
6 Renouveler l’analyse de la structure syntagmatique du persan
7 Considérations sur les préférences de l’ordre des mots
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Liste des tableaux
Table des figures
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