La transmission en forêt à travers la gestion forestière

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Les transformations du bois vert

Dans ce chapitre nous nous intéresserons au bois vert pris dans des relations avec des humains, des outils et des machines afin de poursuivre notre démarche de compréhension de la notion de bois vert. À la fin du premier chapitre nous en arrivions à dépasser la dichotomie du bois vert/bois sec, en élargissant notre compréhension du bois vert au-delà de sa teneur en humidité. Nous considérons à présent différents positionnements vis-à-vis du bois vert. Nous avons déjà décrit précédemment une forme d’évitement du bois vert à cause de sa forte humidité associée à une instabilité du matériau. Dans ce chapitre nous nous appuierons sur des situations de mon terrain dans lesquelles le bois vert est employé, soit dans une action de travail ou bien pour illustrer un propos.
Ce chapitre doit nous amener à distinguer, une « utilisation du bois vert » d’un « travail avec du bois vert ». Nous verrons à travers les exemples que « l’utilisation du bois vert » peut renvoyer à une relation au bois vert qui n’est pas nécessairement initiée par l’artisan alors que le « travail avec du bois vert » renvoie à une relation qui est fondamentale pour l’activité de l’artisan : il ne peut pas faire autrement qu’avec du bois vert. Le « travail avec » peut se comprendre à travers les « arts du faire-avec » tels que décrits par Catherine et Raphaël Larrère au chapitre 6 de Penser et agir avec la nature : « on ne commande pas, on infléchit ; on n’étend pas son empire sur les choses, on fait en sorte qu’elles en viennent à vous être utiles. » (2015, p.185)

Le bois vert, les mouvements de l’arbre

Lorsque l’on parle « bois vert », on parle avant tout de bois. Il est une matière vivante. C’est ce que la plupart des artisans du bois mettent en avant et c’est ce qui les distingue d’autres métiers de la construction qui utilisent des matériaux inertes, « on ne fait pas avec du béton et de l’acier ». Pour eux cette matière est vivante parce qu’elle « bouge », elle est « nerveuse », « tendue », elle a « sa logique », « son humeur », elle « travaille » et réagit parfois immédiatement aux gestes de l’artisan ou de sa machine.
Pour illustrer cela, je vais ici m’appuyer sur l’un des moments de mon terrain où le bois s’est déformé, s’est animé durant quelques minutes sous nos yeux et dans nos conversations.
Lors d’une visite d’une petite entreprise de sciage mobile, initié par la branche normande du RAF, les deux jeunes scieurs nous font la démonstration du sciage d’un morceau de chêne. Leur scierie est mobile, c’est-à-dire qu’elle peut être facilement déplacée et permet d’effectuer des coupes sur le lieu où se trouvent les grumes, chez des particuliers ou directement en forêt.
Dans la filière bois, une fois l’arbre coupé c’est l’étape du sciage qui constitue l’étape de première transformation du bois. Les scieurs reçoivent le bois fraichement coupé et utilisent donc du bois encore vert. Ils sont les intermédiaires entre la forêt et les charpentiers, menuisiers etc. Aujourd’hui on trouve plusieurs grandes scieries en France, les plus petites scieries sont devenues très rares. Le sciage mobile est cependant en plein essor et on trouve des charpentiers qui investissent dans ces machines, soit pour avoir une activité de sciage en complément de leur activité principale de charpente, soit pour pouvoir gagner en autonomie en intégrant cette machine à leur travail de charpentier.
Pour cette démonstration nous assistons aux premières étapes depuis le porte-grume, qui manipule avec un gros bras mécanique la bille* de chêne, jusqu’au banc de scie sur le lequel cette bille de chêne est déposée, tournée sur elle-même et callée dans la position que le scieur estime la meilleure pour découper la première face (fig.3). Cette bille est encore verte, elle n’est pas parfaitement droite, elle a une légère courbure : une « forme en banane » dit le scieur.
Une fois la pièce en place, il actionne le moteur. La lame de la scie siffle lorsqu’elle entame le bois de chêne. La première face se fait sur le bombement de la courbure et le contraste avec le plan droit qui apparait derrière le passage de la lame est frappant. On voit bien que la lame, fixe dans un plan, impose ce plan à l’ondulation du bois. La première face est sciée, puis la deuxième et la troisième. Avant de faire la quatrième face, le scieur effectue une coupe au milieu de la pièce de bois, il passe par le cœur pour diviser en deux l’ensemble du morceau. Alors même que la lame avance, cette grosse bille de chêne se met à s’écarter en deux instantanément et à s’ouvrir comme une bouche (fig.4).
« La déformation ? c’est pas dérangeant ! »
-C’est dingue ! s’exclame l’un des observateurs.
Ce à quoi le premier scieur répond :
-Ah oui mais ça on n’y peut rien !
Le deuxième scieur nous explique pourquoi on observe cette déformation :
– Tout au long de sa vie cet arbre a eu des fibres qui ont été comprimées et des fibres tendues. C’est ce qui fait que quand on scie les fibres se tendent ou se détendent et c’est pour ça que ça bouge. De base l’arbre était penché. Une fois sciées, les fibres se lâchent, elles n’ont plus de soutient entre elles. On a bien vu que direct le bois à fait ça (signifie l’écartement avec ses mains). […] Quand il scie il faut regarder juste au coin là. Ça je le vois souvent, le bois se décale de droite à gauche, et tout en continuant, il peut partir d’un côté, aller dans l’autre, il se serre, se desserre… c’est vraiment impressionnant comme ça bouge !
Ainsi il nous explique que le comportement du bois lors de cette coupe nous renvoie à la façon dont l’arbre a poussé et l’environnement dans lequel il s’est développé. Ce plan, droit, constant, que la lame vient imposer à la courbure, rappelle l’expression de « coupe abstraite » que le philosophe Gilbert Simondon (1995, p.50) utilise pour décrire la coupe d’une scie mécanique « selon un plan géométrique, sans respecter les lentes ondulations des fibres ou leur torsion en hélice à pas très allongé ». La courbure de la bille réapparait après le passage de la scie et avec elle, c’est en quelque sorte une manière dont l’arbre a poussé et vécu qui réapparait. C’est un jeu de tensions accumulées durant la vie de l’arbre que la machine ne peut pas effacer. Au contraire ces tensions se révèlent d’autant plus.
-scieur 1 : Après c’est pas dérangeant que ça fasse ça…
-scieur 2 : Quand même, je préfère quand ça reste droit ! pour moi c’est pas chiant, c’est pour le gars qui va le poser ! et ça me fait chier de savoir que le gars ça va le faire chier ! […]
– scieur 2 : ça ne me fait pas une bonne pub d’avoir des bouts de bois tordus !
Ces déformations ne sont « pas dérangeantes » pour les scieurs dans le travail qu’ils font. Ils vont d’ailleurs essayer de corriger cette courbure lors du stockage des pièces de bois. Si ces déformations gênent c’est, pourrait-on dire, par conscience professionnelle. Ils considèrent que leur travail est bien fait lorsque le bois « reste droit » et ils savent que ces « bois tordus » ne seront pas bien vue par les artisans qui achètent leurs bois sciés.
Pour eux en tant que scieurs, ces déformations sont plutôt des sources d’expériences, de sensations, de connaissance du comportement du bois. Ces mouvements du bois les amènent à s’interroger, être surpris, impressionnés ou gênés. Dans la situation décrite il s’agit d’un morceau de chêne coupé en quatre pièces de bois. Ce petit nombre de bois à scier leur permet de s’adapter plus finement, en changeant la finalité du bois scié ou en essayant de corriger pièce par pièce les déformations. Il pourrait être intéressant d’élargir la notion de mobilité de cette scierie sous un autre angle en la comparant aux chaînes de machines où circulent les grumes et les planches dans les scieries industrielles. Le fait de pouvoir revenir sur une pièce de bois scié, d’en apprécier les déformations, de s’ajuster, de renvoyer ce comportement du bois à l’arbre, tout cela n’est pas possible dans les grosses scieries qui usinent des volumes de bois13 beaucoup plus conséquents.
La scierie industrielle : subir les défauts du vivant
Dans la scierie, on va dire que tu subis les défauts du vivant… le vivant c’est forcément irrégulier, ce n’est pas standardisé ! (Antoine, ingénieur bois dans une scierie industrielle)
Il y a une différence par rapport au scieur mobile qui dit « ne pas être dérangé » et la grande scierie qui reconnaît « subir les défauts du vivants ». Pour les plus grosses scieries, cette irrégularité de la matière est plus problématique. Lorsque le bois entre, sous forme de billes*, celui-ci est entrainé dans une ligne de production à sens unique. Si le bois présente des déformations elles auront des conséquences sur le calibrage des machines qui vont demander plus d’entretien technique, d’affutage de lames, et « ces déformations peuvent parfois ruiner un lot » par « manque de matière à raboter » ou parce que le bois sera « trop déformé pour être utilisable ». La capacité des lignes de productions à s’adapter à ces irrégularités est donc très limitée.
Lorsque le bois arrive dans la scierie, Antoine m’explique qu’il est difficile d’imaginer des arbres à partir de « billes de 3m de long, écorcées et empilées sur un grumier ». Les ondulations, les courbures, les irrégularités de l’arbre ont été discrétisées par « billes de 3m ». Contrairement aux scieurs mobiles, les ‘scieurs industriels’ ne voient pas les particularités des bois à scier et ne peuvent anticiper les déformations. Dans ce contexte de scierie industrielle, le bois vert a une teneur en humidité (H%>PSF) qu’il faut abaisser artificiellement pour répondre à une demande en bois sec (cf chapitre 1) et c’est un état pour lequel des déformations peuvent s’exprimer lors du sciage ou du séchage. De nombreuses recherches scientifiques se focalisent justement sur le comportement du bois vert dans un contexte industriel de la première transformation14 : étude de déformation et fissures lors du séchage (Jullien & Gril, 1996) ; étude du comportement mécanique du bois vert en maturation c’est-à-dire depuis l’arbre sur pied (Pot, 2012), jusqu’à son usinage en vue d’optimiser la productivité lors de la 1ère transformation (valorisation des produits connexes par exemple les plaquettes (Pfeiffer, 2015) ; collage de bois vert pour le contre-plaqué (Makomra, 2020)). À travers ces recherches le bois vert est considéré comme un état du bois où existent des « déformations bloquées lors de l’élaboration du matériau et dont les opérations de coupe et d’étuvage stimulent la recouvrance. » (Jullien & Gril, 1996). Ce bois vert apparait comme un état de potentielle instabilité, où sont bloquées les contraintes de croissance de l’arbre.

Solutions mises en œuvre pour limiter les déformations

Lorsque je demande aux scieurs mobiles : « comment faire pour avoir des bois sciés droits ? ». Ils expliquent que cela passerait par le choix des arbres. Ils ajoutent que dans des forêts gérées selon une gestion « en régulier » c’est-à-dire dans un peuplement d’arbres de même essence, d’âge homogène, qui poussent en même temps, les arbres tendent à être plus droits que dans des gestions « irrégulières », c’est-à-dire des arbres d’essences variées et à des âges différents. Pour autant ils insistent sur l’importance d’une diversité de mode de gestion forestière et puisqu’ils n’ont pas toujours l’opportunité d’aller choisir des arbres eux-mêmes, ils s’adaptent à ce qui leur est accessible.
Pour les grandes scieries, nous retrouvons la même logique. Les arbres les plus droits possibles, avec peu de conicité sont privilégiés en amont. Dans la mesure où les volumes à scier sont bien plus importants ce sont de grandes parcelles forestières qui doivent répondre à ces critères. Durant mon terrain, scieurs et charpentiers ont souvent souligné le fait que les forêts étaient aujourd’hui pensées en fonction des machines industrielles et sont orientées vers des « plantations de bois résineux ». Ils considèrent d’ailleurs que ces plantations ne sont plus des forêts car elles ne répondent qu’aux besoins précis d’une industrie lourdement mécanisée et de plus en plus automatisée. Pour éviter les déformations en scierie industrielle et pour assurer un produit scié droit et stable, certains me parlent même d’un « eugénisme forestier ».
Pourtant le bois n’est jamais parfaitement homogène et régulier et nous trouvons dans les scieries industrielles des solutions technologiques qui consistent en des améliorations de machines pour, par exemple, suivre de légères courbures du bois. De nouveaux procédés permettent la valorisation du bois massif irrégulier par des dérivés du bois. Certaines ont recours à l’intelligence artificielle pour optimiser la fluidité des lignes de production et pour lisser cette « irrégularité du vivant » et répondre aux fluctuations des demandes de bois (Gaudreault & Gaignaire, 2019).

Utilisations de bois vert

À travers ces exemples de différentes scieries : mobile et industrielle, nous illustrons une façon d’utiliser le bois vert avec une machine. Dans les deux cas, utiliser un bois vert permet de ne pas trop user les lames. Cependant les billes de bois vert façonnées par ces scies (mobile ou industrielle) peuvent révéler des déformations, liées à l’hétérogénéité du matériau. Si le bois vert renvoie à une potentielle instabilité elle peut être vue, parfois depuis l’arbre sur pied, anticipée et prise en compte : c’est le cas du scieur mobile qui garde un œil sur la bille (voir fig.3) lors de la coupe. Dans une scierie industrielle les lignes de productions fortement automatisées ont une très faible possibilité d’adaptation à l’hétérogénéité du matériau qui entre dans la chaîne de transformation. Les matériaux entrent indifféremment et sans être vraiment vues par le scieur. Pour garantir une fluidité et une rapidité des processus de première transformation industrielle il faut donc un matériau constant et homogène. Pour garantir une rapidité et une sécurité en deuxième transformation il faut un matériau stabilisé et standardisé. S’il y a utilisation de bois vert à travers des machines dans les deux cas, nous pouvons faire la différence entre une utilisation de bois vert pour laquelle l’hétérogénéité du matériau n’est pas dérangeante, disons plutôt qu’elle est tolérée, et une autre pour laquelle cette hétérogénéité est subie.

Rechercher l’irrégularité des matériaux

Retournons à présent vers le monde de la charpente. J’ai eu la chance de recevoir un enseignement de qualité auprès du compagnon charpentier : Breton Keraudran. Durant cette année de CAP, c’est lui qui a assuré une transmission de connaissances à la fois théoriques et pratiques de la charpente pour nous préparer à l’épreuve du CAP et au métier de charpentier15. Cette année a été riche en découvertes et en discussions variées. Dès le début de mon terrain je suis donc naturellement retourné voir Breton, à l’atelier des compagnons à Mont Saint Aignan. J’y allais avec l’idée précise d’entendre ce qu’il pouvait me dire à propos du bois vert en tant que charpentier travaillant du bois sec, et formateur nous ayant enseigné à travers ce matériau.
Au cours de l’entretien arrive la question de la pertinence d’une distinction entre la charpente bois vert et la charpente bois sec. Je me souviens qu’au moment de poser la question je ressentais une gêne car d’une certaine manière je pouvais laisser entendre que le travail de charpente de Breton entrait dans la même catégorie que celui de la charpente conventionnelle, industrielle et qu’il s’opposait à la charpente bois vert, qui à ce moment de mes recherches m’apparaissait surtout comme un travail de charpente où l’on utilise un bois humide, provenant directement de l’arbre, pour le travailler à la main. En cela la charpente bois vert16 représentait ce contact plus noble et respectueux du bois et de la charpente. La suite de l’entretien et les réponses de Breton viennent confirmer et étoffer l’idée d’une catégorie complexe du bois vert que nous proposons dans cette partie.
Pour Breton on peut effectivement distinguer une charpente bois vert (lorsque Breton dit charpente bois vert ici, il se réfère directement à l’approche de la SARL Desmonts) et une charpente bois sec. Mais il ne se considère pas pour autant dans la catégorie charpente bois sec. Breton travaille un bois de réemploi, un bois donc très sec parfois vieux de plusieurs centaines d’années. Ce bois il le trouve sur d’anciens bâtiments agricoles qui sont aujourd’hui démantelés et remplacés par des bâtiments à charpente industrielle métallique, ou en dérivés de bois. Son travail n’est pas à proprement parler « manuel ». Le bois est tellement dur qu’il doit utiliser des machines (électroportatives) et cela lui demande d’ailleurs un budget en lames particulièrement conséquent. Ainsi il n’utilise pas d’outils manuels pour façonner le bois et son bois est loin d’être humide, il est parmi ce que l’on peut trouver de plus sec. Qu’est-ce que Breton considère donc de commun entre son travail et celui d’un charpentier bois vert comme Rémy ?
Quand on prend en charpente des cas précis comme le lamellé-collé ou d’autres dérivés c’est justement pour ne pas avoir à s’adapter mais plutôt à contraindre le matériau à la forme définitive ou à l’aspect définitif de ce que l’on souhaite. Moi j’aime le coté : « tiens ! on va couper telle branche parce qu’elle ira bien à cet endroit-là… ». Bon moi c’est de la récupération je ne vais pas jusqu’à abattre des arbres, c’est des bois qui ont 200-400 ans. Mais ce qui me plait c’est que justement, je ne sais pas avant, quel sera le rendu final. […] et il y a un savoir-faire, il y a une adaptation en fonction de cette irrégularité des matériaux. (Breton)
On retrouve chez Breton un élan vers une irrégularité du matériau bois. Il reconnait donc comme un point commun entre son travail et celui d’un charpentier utilisant du bois vert, comme Rémy, la recherche et l’intérêt pour des matériaux irréguliers, hétérogènes et uniques. L’irrégularité dont parle Breton est surtout celle des formes (fig.5), ce ne sont pas des « bouts de bois bien droits et standardisés ». Ces matériaux présentent des singularités historiques qui renvoient au temps durant lequel le bois était dans le bâtiment : il faut être attentif aux « corps étrangers », des restes de clous ou des minéraux qui viennent du torchis. Et tout cela non seulement il l’accepte, tout comme les scieurs mobiles tolèrent une certaine irrégularité des grumes, mais il cherche cette irrégularité : « comme Rémy quand il travaille son bois vert ».

Le bois vert et le temps stratégique

Durant mon terrain, la rencontre d’autres charpentiers pratiquant l’équarrissage a permis d’offrir d’autres perspectives sur ce qui, à la suite du témoignage de Breton, commence à se présenter comme un « travail avec du bois vert » et non plus une « utilisation de bois vert ». C’est ainsi que je suis allé rendre visite à Léonard Rousseau, charpentier en Champagne-Ardenne.
Léonard est charpentier depuis une dizaine d’années. Il découvre l’équarrissage à la hache durant son apprentissage chez un charpentier en Bourgogne, Mourad Manesse. Aujourd’hui Léonard travaille seul et exclusivement à la main. Son atelier est installé dans une vieille grange non loin du village où il vit. Le bâtiment est ouvert au vent et à la lumière du jour. La grange se trouve au milieu d’un petit herbage en bord de Seine dans la plaine alluviale. Lorsque la plaine est inondée sa grange forme « comme une petite île ». Aux alentours les plantations de peupliers sont nombreuses et Léonard me montre les quelques peupliers grisards qui subsistent autour de l’atelier. C’est une essence qu’il apprécie particulièrement et dont sont faites la plupart des vieilles poutres de sa grange. À l’intérieur de son atelier il y a des pièces de bois équarries, des pièces sciées, une poutre de bois vert qu’il doit terminer d’équarrir dans la journée. Léonard amène sa caisse à outils remplie de haches, il ne laisse pas d’outils sur place, il n’y a pas de machines ou d’électroportatif, il n’a pas d’électricité. Durant cette première journée que je passe avec lui, la pluie tombe, plusieurs fois, par averses. Pendant qu’il équarrit, Léonard s’arrête et me dit en souriant qu’avec cette pluie son bois ne sèchera pas si vite. L’été dernier, la chaleur avait été forte et le bois avait séché plus rapidement. Léonard avait demandé de l’aide à l’un de ses amis pour équarrir plus vite le bois mais il arriva un moment où ça n’étai plus possible : Tu le sens quand le bois n’est plus vert, c’est pas agréable, la hache arrache les fibres et t’as mal aux mains (Léonard).
Comme chez Rémy et Loïc Desmonts, Léonard se réfère au bois vert comme étant ce qui permet d’équarrir à la hache sans trop de peine : le bois vert a une propension (Jullien, 1996) à l’équarrissage. La limite entre « c’est encore vert » et « ça n’est plus vert » n’est pas si nette, le changement se fait petit à petit et il arrive un moment où l’équarrisseur juge que cela fait trop mal aux mains, aux articulations, que ça fatigue trop, qu’il risque de se blesser, que les outils ne sont pas adaptés, « ça ne sert à rien de s’obstiner ». Pour ne pas « perdre » ce bois, Léonard a fait appel à un scieur mobile. Si le bois n’était plus vert pour l’équarrissage il devait l’être suffisamment pour la scie18.
Dans son atelier Léonard travaille également à un escalier. C’est un escalier spécial car les marches et les limons doivent être en bois équarri donc en bois vert. L’escalier sera en intérieur et sera donc rapidement exposé à une humidité ambiante plus sèche qu’en extérieur. Léonard m’explique alors toute la difficulté de ce défi. Il doit en effet anticiper et prendre en compte dans la réalisation de l’escalier le séchage et le « travail du bois ». Cela commence en amont, il m’explique qu’il a fendu chaque pièce car c’est en fendant le long des rayons médullaires qu’on limite les déformations. Cette prise en compte des déformations doit se faire dans la conception des assemblages de l’escalier. Pour cela il m’évoque une technique d’assemblage (sans vis, sans colle) qui permet d’ajuster chaque assemblage selon la déformation des marches. Il y a donc une stratégie d’accompagnement du bois dans son séchage. En cela dans le travail avec du bois vert, le séchage n’est pas qu’une étape, le séchage intervient de façon déterminante dans la conception de la structure. Une structure en bois vert n’est pas considérée comme figée, elle va subir des déformations qu’il faut prendre en compte (et qui peuvent être utilisées). Il y a ici une transformation radicale du travail en fonction de l’évolution du bois vert dans le temps. Les charpentiers s’obligent à travailler avec le bois tant qu’il est vert et adaptent leur charpente en sachant que ce bois est vert, donc des irrégularités à venir. Le bois vert est la condition de l’équarrissage : sans bois vert pas d’équarrissage possible. Pour travailler un bois tant qu’il est vert il faut être organisé : gérer son approvisionnement régulier, faire en fonction de ses capacités à équarrir, utiliser des machines pour accélérer certaines étapes, adapter son stockage. Travailler un bois en sachant qu’il est vert, nécessite d’anticiper et de prendre en compte les déformations du bois pour en tirer parti ou pour ne pas qu’elles viennent nuire à la bonne tenue de la charpente. Cela demande de s’ajuster à lui dans sa temporalité. Le charpentier qui travaille avec du bois vert, n’est pas simplement quelqu’un qui construit une charpente en bois vert, mais aussi quelqu’un qui pense la charpente en fonction de ce bois vert qui va changer dans le temps.
Il assure la bonne tenue d’un chantier et d’une charpente par cet accompagnement diphasé du bois vert : le bois vert en tant qu’il permet d’équarrir durant quelques semaines ou quelques mois et le bois vert en tant qu’il a une évolution propre dont il faut tenir compte. En cela le bois vert oblige ces charpentiers à adopter ce que F. Jullien (1996) appelle, dans son Traité de l’efficacité, un temps régulé, un temps stratégique ou « un déroulement avec lequel on cherche à être en continuelle adéquation, et dont on épouse chacun des stades : aussi bien en coïncidant, par scrutation, avec l’amorce des processus qu’en se conformant, dans sa conduite, avec la logique de leur évolution ».

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Table des matières

Introduction
D’un apprentissage aux questions
Problématisation & plan
Méthode
Partie I : Vers le bois vert
Chapitre 1) Le bois vert (et ses nœuds) en charpente
a) La présence de bois « encore vert » dans l’atelier Desmonts
Rencontre avec le bois du CAP de charpentier
Quelques mots sur le parcours de R. Desmonts vers le bois vert
b) Le bois vert, pour quelques pourcentages de plus
c) Des bois verts
Quand le bois continue à être vert
Une stabilité relative
Le bois sec (H%<22%) « impossible »
Conclusion 1
Chapitre 2) Les transformations du bois vert
a) Le bois vert et les mouvements de l’arbre
« La déformation ? c’est pas dérangeant ! »
La scierie industrielle : subir les défauts du vivant
Solutions mises en œuvre pour limiter les déformations
Utilisations de bois vert
b) Rechercher l’irrégularité des matériaux
Se détourner d’une plastification du matériau
c) Le bois vert et le temps stratégique
Conclusion 2
Partie II : « Je travaille avec du bois vert »
Chapitre 3) Ouvrer le bois, une première lecture du bois vers l’arbre
a) Dans le sens du bois
b) La main répond à l’hétérogénéité du bois
c) Le travail manuel en charpente : une reprise de l’équarrissage
D’un bucheron croate à Charpentiers sans Frontières
L’équarrissage en charpente, une pratique qui se décline entre haches et machines
d) Une autre économie du bois
Conclusion 3
Chapitre 4) Aller en forêt : Lorsque charpentiers et arbres se travaillent
a) La distance entre forêt et charpente en France
b) Le bois à équarrir oblige d’aller vers la forêt
La forêt, oui ! mais de préférence « privée, petite et peu gérée »
c) Du besoin en bois au besoin de ces arbres
Promenade en forêt, connaitre l’arbre de l’intérieur
d) La forêt est un lieu de transformations
Conclusion 4
Conclusion partie II
Partie III : Amener la forêt au-dedans
Chapitre 5) Prendre soin de l’existant : recevoir et transmettre en charpente et en forêt
a) La charpente, de la transmission d’un support
au support de transmission
b) La transmission en forêt à travers la gestion forestière
Transmettre un paysage « immuable »
Transmettre aux charpentiers bois vert
c) Pour restaurer il faut couper
La coupe des arbres et le travail des charpentiers bois vert
Conclusion 5
Chapitre 6) Suivre le fil : L’arbre dans la charpente bois vert
a) L’arbre est mort, vive l’arbre
Lutter contre la fragmentation de l’arbre
b) Les liens qui « redonnent vie à l’arbre »
Liens entre forestiers et charpentiers
La forêt dans la maison
c) La charpente bois vert : une forêt retrouvée
Conclusion 6
Conclusion partie III
Conclusion
Remerciements
Bibliographie

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