La transition MSA / LSA : état de la question
Définitions et problématiques principales
La division tripartite de la préhistoire de l’Afrique sub-saharienne apparaît dans la seconde moitié des années 1920, et est d’abord définie à partir des données connues en Afrique du Sud. Alors que seules deux divisions, le Early et le Later Stone Age, avaient été présentées à la conférence de Prétoria en 1926, de la South African Association for the Advancement of Science (Shepherd, 2003), quelques années plus tard, Goodwin et Van Riet Lowe publient un volume spécial des Annals of the South African Museum, répertoriant les données qui ont permis de définir le Early Stone Age (ESA), le Later Stone Age (LSA) et une période « intermédiaire » le Middle Stone Age (MSA) (Goodwin et Van Riet Lowe, 1929). Ces trois « Stone Ages » représentent une vision schématique de la diversité culturelle présente tout le long de la Préhistoire sud-africaine (Goodwin, 1946). L’ESA est caractérisé par la manufacture de bifaces, le MSA par une dominance du Levallois et de pointes retouchées, et le LSA par une dominance de la production de supports allongés aux bords parallèles, ensuite transformés en microlithes (cf. fig.1.1). Cette division tripartite a ensuite été étendue aux aires géographiques adjacentes en Afrique sub saharienne. Bien qu’en partie construite d’après la nomenclature européenne et compatible avec elle, la nomenclature sud-africaine est présentée en opposition à celle en vigueur en Europe, afin d’asseoir sa légitimité et sa viabilité dans un contexte historique et politique particulier (Schlanger, 2005b). N. Schlanger (2005b) note que les trois Stone Ages reçoivent un accueil favorable parmi les chercheurs, en particulier français, qui contribuent à la diffusion dans le monde scientifique de l’emploi de cette nomenclature pour cette aire géographique .
Le Middle Stone Age
Le terme Middle Stone Age (MSA) a une valeur à la fois culturelle et chronologique. Ainsi, par sa nature ambigüe, une définition précise est difficile à donner (voir par exemple Douze, 2011, pour une des synthèses les plus récentes sur la définition du MSA en Afrique de l’Est). Le caractère schématique, à vocation de généralisation du terme est reconnu dès sa mise en place par Goodwin (1946) ainsi que, plus tard, par J.D. Clark par exemple : « Middle Stone Age »(MSA) (…) is an inadequately defined but still useful term which includes a variety of lithic industries that are also chronologically related. (Clark, 1988, p. 236) .
Le MSA s’étend sur une période d’environ 250 000 ans, entre environ 300ka et 30ka. La transition de l’Early au Middle Stone Age est relativement peu documentée, mais semble prendre place entre 300 et 250ka (Tryon, 2006). Le MSA est généralement divisé entre un Early MSA (de 300ka au début du Pléistocène supérieur, vers 130 ka) et un Late MSA (Pléistocène supérieur jusqu’à environ 30ka).
Le MSA est principalement défini par les caractéristiques des objets lithiques (vestiges les mieux conservés). Schématiquement, la période est dominée par la mise en œuvre du mode 3 de J.G.D. Clark (Clark, 1977), à « nucléus et éclats préparés » . Le MSA se caractérise donc par des assemblages lithiques dont l’intention dominante des tailleurs préhistoriques est l’obtention d’éclats par des méthodes diverses, dont le Levallois et le discoïde par exemple. Cependant, une grande variabilité régionale existe (Clark, 1954, 1965, 1982a, 1988; Barham et Mitchell, 2008; Mcbrearty et Brooks, 2000; Phillipson, 2005; Willoughby, 2007, pour ne citer que quelques synthèses montrant la variabilité du MSA en Afrique sub saharienne). En effet, si de nombreux assemblages « suivent la règle », d’autres montrent une dominance de production de supports allongés, laminaires, voire lamellaires, issus de nucléus Levallois ou prismatiques ; la manufacture de pointes retouchées est quasiment omniprésente mais montrent une très grande variabilité, parfois même intra-site (sur le site de Porc-Epic en Ethiopie, par exemple : Perlès, 1974; Pleurdeau, 2004). Une tendance générale semble se dégager cependant vers une production d’outils de plus petites dimensions (Clark, 1982a).
Au fur et à mesure des découvertes, la variabilité des cultures matérielles attribuées au MSA s’est étendue, si bien que les différences auparavant relativement nettes entre le ESA et le MSA d’une part, et le MSA et le LSA d’autre part, tendent à s’estomper.
Le Later Stone Age
With the dawn of the Later Stone Age we arrive at a wider and better known field. We are in a position to give not only the lists of implements made and used, but also the foods, clothing, industries, arts, and physical characteristics of its people. We recognise a Neoanthropic group, and, definitely belonging to it, those « Bushman » our immediate forbears so sanctimoniously annihilated in a fit of righteous indignation that lasted well over a century. (Goodwin et Van Riet Lowe, 1929, p. 147) .
Ainsi, et comme le note J.D. Clark plus tard (1982a, p. 411), les San sont au cœur de la définition originelle du Later Stone Age. En effet, si le LSA apparaît comme un « domaine mieux connu », c’est grâce d’une part à une meilleure conservation des vestiges des cultures matérielles plus récentes que le MSA, mais aussi et peut-être surtout grâce à la possibilité de comparer ces vestiges archéologiques récents directement avec des observations ethnographiques de groupes de chasseurs-cueilleurs de la région (principalement Afrique austale).
De façon schématique, le LSA est caractérisé par un outillage lithique de taille réduite, une absence de pointes retouchées, la présence d’outils composites incluant des microlithes à dos abattu et un emmanchement plus ou moins complexe (Goodwin, 1946; Clark, 1982a; Phillipson, 2005), ce qui correspond au mode 5 de J.G.D. Clark (Clark, 1977). L’une des grandes particularités du LSA (en tout cas dans sa définition originelle) est qu’il dure jusqu’à l’époque moderne, jusqu’en 1870 (Goodwin, 1926, cité dans Schlanger, 2005b). L’émergence du LSA est une période peu documentée, et ce, en partie à cause du faible nombre de sites connus, comme le remarque P.R. Willoughby (et voir infra les données archéologiques) : The period proposed for the transformation of anatomically modern people into Later Stone Age behaviorally modern ones is the least represented in the African archaeological record. (Willoughby, 2007, p. 126) .
De plus, ce qui complexifie la reconnaissance des premières industries du LSA peut en partie être liée à la grande variabilité du MSA, déjà évoquée (cf. supra), incluant des cultures matérielles comprenant une production laminaire ou lamellaire, ou même parfois des microlithes, marqueurs du LSA (Clark, 1982a, p. 414). Réciproquement, des cultures matérielles pourtant attribuées au LSA peuvent présenter des caractéristiques MSA malgré des dates récentes (e.g. Ambrose, 1998a; Pleurdeau et al., accepté). D’une façon générale, il semblerait que les industries microlithiques du LSA aient leur origine dans les industries à production d’éclats (de type Levallois) MSA (Clark, 1982a, p. 477, Phillipson, 2005, p. 92), surtout en Afrique de l’Est (Barham et Mitchell, 2008, p.288). Les dates des origines du LSA sont sans cesse reculées, les premières industries attribuées au LSA étant datées d’avant 50ka BP (e.g. Ambrose, 1998a; Gliganic et al., 2012; Villa et al., 2012). Cependant, la transition entre le MSA et le LSA ne semble pas synchrone selon les régions et des industries de type MSA persistent jusque des périodes plus récentes (e.g. Clark, 1982a, Barham et Mitchell, 2008, ou le site de Rose Cottage Cave en Afrique du Sud avec un niveau MSA daté de 28000 ans (Clark, 1999)).
As research has progressed, it has become apparent that there was no sharp divide between these [« Middle Stone Age » and « Late Stone Age »], any more than there was between industries of the so-called Middle Stone Age and their predecessors ; the distinctions have become increasingly hard to define on other than arbitrary grounds. It is now recognised that there was a much stronger degree of continuity between them than was previously believed. (Phillipson, 2005, p. 91) .
Au fur et à mesure des recherches et des découvertes en Afrique sub-saharienne, les limites entre le MSA et le LSA deviennent donc de plus en plus diffuses, ce qui a fait récemment de ce passage du MSA au LSA un axe de recherche majeur.
Enjeux de la compréhension de la transition MSA / LSA
La période correspondant au passage d’industries de mode 3 vers des industries de mode 5 peut être située très généralement entre les MIS 4 et 2. Il s’agit d’une période-clé dans l’étude de la préhistoire sub-saharienne pour plusieurs raisons :
– une seule espèce d’hominidés est connue pour cette période en Afrique subsaharienne : Homo sapiens
– il s’agit d’une période de migrations de populations importantes
– dans un contexte environnemental et climatique instable : le « Big Dry » .
Transition due à une seule espèce humaine
S’il est possible que les premières cultures matérielles du MSA (OIS 7-8) puissent être associées à d’autres espèces d’hominidés qu’Homo sapiens, il semble qu’à partir de 160-135 ka BP (MIS 6), seul Homo sapiens soit présent sur le continent africain (Basell, 2008). Les hominidés à l’origine des cultures matérielles d’Afrique sub-saharienne étudiées ici (et regroupées dans le Late Middle Stone Age ou Later Stone Age) appartiendraient donc tous dans l’état actuel de nos connaissances à l’espère Homo sapiens. Ainsi, le passage de cultures matérielles dites MSA à des cultures matérielles dites LSA ne serait pas dû à un changement d’espèce. L’un des principaux enjeux de cette transition est donc d’identifier les différents facteurs, autres qu’une spéciation, ou l’arrivée de populations d’espèce différente, à l’origine de ce changement dans les comportements techniques, sociaux et de subsistance.
Migrations
Ce n’est que dans les années 1980 que l’ancienneté d’Homo sapiens a été reconnue, et le modèle d’une origine récente africaine appuyé par des études génétiques (Cann et al., 1987, étude pionnière reposant sur une analyse d’ADN mitochondrial). Il propose une origine unique d’Homo sapiens en Afrique (l’ »Eve mitochondriale ») entre 200 et 100ka, qui aurait ensuite remplacé toutes les espèces d’hominidés vivant sur les autres continents, sans hybridation ou mélange. Il est donc en opposition avec le modèle des origines multiples qui existait alors. Ce modèle a ensuite été nuancé (« weak Garden of Eden » Harpending et al., 1993), en proposant une succession de goulots d’étranglement de populations précédant la sortie d’Afrique. Les recherches génétiques se sont développées, que ce soit sur l’ADN mitochondrial (e.g. Campbell et Tishkoff, 2010) ou nucléaire (e.g. Tishkoff et al., 1998; Underhill et al., 2001). De nombreuses questions méthodologiques ont été soulevées. Si ce modèle reste cependant le plus communément accepté, d’autres modèles alternatifs ont été proposés (cf. synthèse dans Willoughby, 2007) :
– le modèle de remplacement avec hybridation, notamment entre Homo sapiens et Homo neandertalensis, quand le premier entra en Europe (e.g. Brauer, 2001).
– modèles de continuité ou multi-régional supposent que dans différentes régions, les hominidés plus anciens, à travers une adaptation graduelle, ont évolué en Homo sapiens, tout en gardant un flux génique entre les régions assez important pour que les homininés restent une seule espèce, Homo sapiens (Wolpoff et al. 2004). Ces modèles sont discutés et d’autres modèles sont parfois préférés :
– modèles intermédiaires vers lesquels se tournent de plus en plus les tenants du modèle multi-régional, selon C. Stringer : Several proponents of what I have called the ’classic’ model of Multiregional Evolution (…) have implicitly or explicitly shifted towards an Assimilation Model for modern human origins (Stringer, 2007, p. 15) .
Ces modèles concordent avec une origine africaine pour Homo sapiens, mais sont en désaccord avec l’hypothèse du « remplacement » et font l’hypothèse d’hybridations avec les hominidés présents dans les régions où « arrive » Homo sapiens, et donc d’une continuité régionale (e.g. Eswaran et al., 2005; Eswaran, 2002; Templeton, 2002; Relethford, 2001) .
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Table des matières
Introduction
1 Problématiques, état de la question et sites étudiés
1.1 La transition MSA / LSA : état de la question
1.1.1 Définitions et problématiques principales
a) Le Middle Stone Age
b) Le Later Stone Age
c) Enjeux de la compréhension de la transition MSA / LSA
1.1.2 La transition MSA / LSA en Afrique sub-saharienne
a) Des assemblages MSA avec des caractéristiques LSA
b) Diversité du LSA
c) Vers une disparition des entités Stone Age ?
1.1.3 La transition MSA / LSA dans la Corne de l’Afrique
a) Notes sur la terminologie
b) Le Late MSA de la Corne de l’Afrique
c) Le LSA de la Corne de l’Afrique
d) La transition MSA / LSA dans la Corne de l’Afrique : état de la question
1.2 Présentation des sites étudiés .
1.2.1 La région de Dire Dawa
1.2.2 Porc-Epic
a) Histoire des découvertes
b) Stratigraphie générale de la grotte
c) Matériel de la grotte du Porc-Epic
d) Matériel d’étude
1.2.3 Goda Buticha
a) Histoire des découvertes
b) Stratigraphie de Goda Buticha
c) Matériel de Goda Buticha
d) Matériel d’étude
1.3 Méthodologie
1.3.1 Chaînes opératoires et changements technologiques
a) Le concept de chaîne opératoire
b) Transition(s) et industries lithiques
1.3.2 Méthodologie appliquée à l’étude des assemblages lithiques de Porc-Epic et Goda Buticha
a) Nature des données : limites et possibilités d’exploitation
b) Critères choisis
c) Comparaisons et tests statistiques employés
2 La production laminaire
2.1 Place de la production laminaire dans la transition MSA/LSA
2.1.1 Importance théorique de la présence de lames dans les assemblages lithiques de la Préhistoire
2.1.2 La production laminaire et la transition MSA / LSA en Afrique de l’Est
a) La production laminaire au Pléistocène supérieur
b) La production laminaire et la transition MSA / LSA : discussion
2.2 Méthodologie
2.2.1 Présentation
2.2.2 Critères étudiés par étapes de la chaîne opératoire
a) Caractéristiques générales des produits allongés
b) Gestions de débitage
c) Préparation de la surface de plan de frappe
d) Exploitation du nucléus
e) Convexités et morphologie générale des produits allongés
2.3 Lames, lamelles et nucléus lamino-lamellaires
2.3.1 Les lames et lamelles
a) Dimensions
b) Matières premières
2.3.2 Nucléus et production lamino-lamellaire
a) Les nucléus et produits lamino-lamellaires de PorcEpic
b) Les nucléus et produits lamino-lamellaires de Goda Buticha
2.4 Etapes de la chaîne opératoire d’obtention des produits allongés
2.4.1 Appréhension du volume du nucléus dans la production laminaire
a) Porc-Epic
b) Goda Buticha
2.4.2 Gestions des surfaces de plan de frappe
a) Porc-Epic
b) Goda Buticha
2.4.3 Exploitation du nucléus : plage corticale et direction de débitage
a) Porc-Epic
b) Goda Buticha
2.4.4 Convexités de la surface dorsale
a) Porc-Epic
b) Goda Buticha
2.4.5 Aménagement des produits allongés par la retouche
a) Porc-Epic
b) Goda Buticha
c) Aménagement par la retouche : synthèse
2.5 Synthèse des schémas opératoires
2.5.1 Porc-Epic
2.5.2 Le niveau IID/IIF de Goda Buticha
2.5.3 Le niveau IIC de Goda Buticha
2.5.4 Les niveaux cendreux de Goda Buticha
2.6 Comparaisons
2.6.1 Caractéristiques générales
2.6.2 Gestions de débitage
2.6.3 Plans de frappe
2.6.4 Débitage
2.6.5 Caractéristiques des produits
2.7 Discussion
2.7.1 Changements dans la séquence de Porc-Epic et de Goda Buticha
2.7.2 Implications pour la transition MSA / LSA dans la région est-éthiopienne
3 Les pointes retouchées
3.1 Place des pointes retouchées dans la transition MSA / LSA
3.1.1 Définitions et typologies
3.1.2 Fonction(s) des pointes retouchées
3.1.3 Pointes retouchées au Late Middle et Later Stone Age dans la Corne de l’Afrique
a) Au Late Middle Stone Age
b) Au Later Stone Age
c) Pointes retouchées et transition MSA / LSA dans la Corne de l’Afrique
3.2 Méthodologie
3.2.1 Production de supports pointus
3.2.2 Les pointes retouchées
a) Typologie et caractéristiques générales
b) Caractéristiques techniques
c) Autour de la fonction des pointes retouchées
3.3 La production de supports pointus à Porc-Epic et Goda Buticha
3.3.1 Porc-Epic
a) Caractéristiques générales des pointes et nucléus à pointes
b) Caractéristiques technologiques
3.3.2 Goda Buticha
a) Le niveau IID/IIF
b) Le niveau IIC
c) Le niveau I
3.4 Pointes retouchées à Porc-Epic et Goda Buticha
3.4.1 Porc-Epic
a) Caractéristiques générales
b) Caractéristiques techniques
c) Synthèse des pointes retouchées de Porc-Epic
3.4.2 Le niveau IID/IIF de Goda Buticha
a) Caractéristiques générales
b) Caractéristiques techniques
c) Synthèse des pointes retouchées du niveau IID/IIF de Goda Buticha
3.4.3 Le niveau IIC de Goda Buticha
a) Caractéristiques générales
b) Caractéristiques techniques
c) Synthèse des pointes retouchées du niveau IIC de Goda Buticha
3.4.4 Quelle(s) fonction(s) pour les pointes retouchées de PorcEpic et Goda Buticha?
a) Amincissement et emmanchement
b) Fractures
c) TCSA et TCSP
Conclusion