Des responsabilités et rôles clairement définis
Le Groupe de Travail Multisectoriel Permanent dépend du Ministère de l’Intérieur et se réunit une fois par mois. Il se compose de tous les Ministères et autres acteurs non étatiques ayant des responsabilités au regard de la législation péruvienne ou faisant preuve d’une expertise reconnue sur la thématique de la traite. Le Ministère de la Femme et des Populations Vulnérables (MIMP), le Ministère de l’Education (MINEDU), le Ministère de la Justice (MINJUS), le Ministère de la Santé (MINSA), le Ministère du Travail (MINTRA), le Ministère du Commerce Extérieur et du Tourisme (MINCETUR) y siègent. D’autres instances gouvernementales s’ajoutent à cette liste, tels que le Ministère Public, le Pouvoir Judiciaire, l’Institut National de Statistiques et Informatique (INEI) et la « Defensoría del Pueblo ». Parmi les autres acteurs non étatiques figurent des agences de coopération internationale telles que l’OIM, l’OIT, l’ONUDC, l’UNICEF et quatre ONG péruviennes, Capital Humano y Social Alternativo, Acción Por Los Niños, l’Institut d’Etudes pour l’Enfance et la Famille (IDEIF) et depuis le mois de mai 2014, le Groupe d’Initiative Nationale pour les droits de l’enfant (GIN).
C’est à cet organe de concertation multisectoriel que revient la responsabilité de coordonner les différentes actions des entités publiques et privées et de promouvoir l’établissement de systèmes statistiques pour le recueil de données sur la traite des personnes au niveau national.
Le GTMPTP est l’organe qui sert de lien avec les organisations internationales et les gouvernements étrangers et qui fournit notamment les chiffres officiels nationaux à l’Organisation des États Américains ou à l’Administration des États-Unis qui rédigent des rapports annuels sur la thématique. Le Trafficking in Person Report du Département d’État de la Maison Blanche rend compte chaque année de la situation de la traite dans le monde, élabore un classement des États en fonctions des efforts entrepris au cours de l’année et formule des recommandations à chacun des pays . Enfin le GTMPTP propose des normes internes et des lignes directrices, comme lors de la première réunion mensuelle à laquelle le GIN a pu assister comme membre officiel le jeudi 3 juillet dernier. Au cours de ce rassemblement, les parties présentes ont été sommées de s’accorder sur la campagne nationale de communication sur le point d’être lancée à l’occasion du mois international contre la traite en septembre. C’est enfin sous l’impulsion de ce même groupe de travail qu’a été approuvé l’actuel Plan National Contre la Traite des Personnes (PNAT) 2011-2016, initiative du Gouvernement péruvien datant de 2011, duquel sont inspirés les différents plans régionaux, et ordonnances politiques destinées à lutter contre la traite des personnes au niveau local et régional dans le cadre de la décentralisation.
L’engagement de toutes les instances gouvernementales compétentes est nécessaire pour lutter efficacement contre le fléau. Aussi toutes ces instances gouvernementales membres du Groupe de Travail Multisectoriel ont des responsabilités propres au regard de la loi.
Les mesures et initiatives concrètes prises par l’État
La formation, au niveau national, du GTMPTP a impulsé la création de seize commissions régionales et groupes de travail spécialisés sur la traite. Depuis l’adoption du Plan National contre la Traite des personnes (PNAT) en 2011, ils se sont multipliés. Il en existait alors quatre, ils sont aujourd’hui vingt, répartis sur tout le territoire. La multiplication de ces groupes de travail est un indicateur important car c’est précisément au niveau régional que tout se joue, que les mesures les plus rapides et concrètes peuvent être prises sur le terrain directement auprès des propriétaires d’établissements de nuit, et grâce à l’intervention d’équipes policières locales.
Le Gouvernement régional de Madre de Dios a été le premier au Pérou à élaborer et à approuver, en 2010 avant même que le Plan National n’existe, une stratégie régionale contre la traite des personnes, stratégie qui a, par la suite, été utilisée comme référence pour l’élaboration de mesures similaires dans d’autres régions. Ce sont justement les stratégie s et plans régionaux et les ordonnances locales qui prévoient l’allocation des fonds et détaillent, par le biais d’une matrice, les activités à mettre en place. Une Commission Régionale Multisectorielle Permanente, équivalent régional du GTMPTP a également été formée pour effectuer le suivi des activités menées dans le cadre du Plan Régional de lutte contre la traite des personnes à Madre de Dios. Ce dernier comprend une trentaine d’activités rassemblées autour de 18 objectifs parmi lesquels, la tenue de travaux d’investigation, l’organisation de campagnes de sensibilisation, d’ateliers de formation notamment aux agents de Police et opérateurs de justice, aux professionnels de santé, aux travailleurs sociaux, avocats et parents. Concernant la prise en charge des jeunes filles, étaient prévues la construction d’un foyer d’accueil, la fomentation d’un réseau d’assistance pour les victimes et la création d’un programme de réinsertion sociale. L’élaboration d’un protocole d’intervention, la création d’une division régionale policière spécialisée dans la traite (la DIVINTRAP) ainsi que le renforcement des postes de Police devraient s’accompagner de la création d’un système d’enregistrement unique pour le recensement des cas.
Il existe en effet au Pérou deux systèmes d’enregistrement des cas de traite des personnes. Le « Système de registre statistique du délit de traite des personnes et activités connexes », appelé RETA-PNP, administré par la Police Nationale, datant de 2006 et le « Système d’information stratégique sur la traite des personnes », SISTRA, élaboré et géré par le Ministère Public, datant de 2013. Les Autorités en charge affirment officiellement que, faute de budget, le système RETA n’est plus opérationnel depuis 2012. Cependant, le Directeur de l’ONG CHS Alternativo, Alberto ARENAS soutenait, lors de notre entretien du 30 juin dernier, que le système avait continué d’enregistrer des données qualitatives et quantitatives depuis cette date mais que, contrairement à ce qui avait été prévu dans la directive qui détaillait son fonctionnement à sa création, les chiffres n’ont pas pu être rendus publics sur le site du Ministère de l’Intérieur et de la Police Nationale depuis environ deux ans. Nous verrons plus en détails dans une seconde partie que ce doublon est à l’origine de nombreuses incohérences qui rendent impossible la quantification fiable des cas de traite ayant fait l’objet de plaintes dans le pays.
A la vue de ces quelques initiatives concrètes, nous en concluons que le Gouvernement régional de Madre de Dios (GRMD) a effectivement pris des mesures dans le but de combattre le phénomène par le biais de différentes approches, de la sensibilisation à l’attention aux victimes en passant par le renforcement des capacités policières. Cependant, au vu des prérogatives des acteurs politiques aux niveaux régionaux et locaux et de l’ampleur du phénomène, il est évident que beaucoup plus devrait être fait pour endiguer le phénomène. Le nombre d’interventions policières ayant eu lieu dans le seul but de « déloger », arrêter les trafiquants et secourir des victimes sont, de fait, très peu nombreuses depuis 2012. En effet, il semblerait que le fléau ne reçoive pas l’attention qui devrait lui être prêtée. En revanche, au mois d’avril, mai et juin 2014, plusieurs interventions de l’Armée et de la Police ont eu lieu à Madre de Dios dans le but d’interdire les activités d’extraction minière qui, comme nous l’avons vu, fomente grandement le phénomène de traite. Il faut cependant noter que rien n’avait été pensé ni prévu pour les victimes de traite lors de ces dernières interventions menées par le Ministère de l’Energie et des Mines, comme si le phénomène n’existait tout simplement pas. Suite à l’explosion à la dynamite du matériel d’extraction utilisé par les mineurs non-formels, – technique pour le moins discutable en pleine forêt amazonienne dans le cadre d’une action ministérielle destinée à faire disparaître la source d’activités nuisibles à l’environnement – , les médias et les représentants officiels de l’Ordre, en la personne de Daniel URRESTI , ont annoncé que des jeunes filles avaient été secourues et sorties de leur condition d’exploitation. Aucun chiffre n’a cependant été rendu public, ni aucune précision supplémentaire n’a été donnée. Ceci a été présenté non pas comme une réussite de l’opération mais plutôt comme un résultat parmi d’autres, sorte de « bonus » à l’intervention de l’Armée.
Le Directeur de l’ONG CHS Alternativo nous affirmait lors de notre entretien que désormais, « la prohibition des activités d’extraction minière sera l’excuse prise et dont il faudra profiter pour sauver les victimes de traite, car personne ne se mobilisera uniquement pour cela ». Ces événements très récents sont la preuve concrète que dans les faits, la prise en charge de la situation et des victimes n’est pas optimale, et qu’elle ne reçoit pas toute l’attention qu’elle devrait, au regard de ce que prévoit la législation péruvienne. Il semblerait qu’il reste encore du chemin à parcourir…
Les carences de l’État passées au crible : facteurs explicatifs
Les manquements, faux-pas et autres failles du Gouvernement dans la gestion et résolution de la situation sont parfois dus à des facteurs conjoncturels, propres à la situation et localisation complexes de Madre de Dios. Cependant, il est indéniable que cet exemple précis est également l’illustration parfaite de carences plus structurelles dont souffre la société péruvienne.
Vision conjoncturelle : Les obstacles intrinsèques à la situation de Madre de Dios
Au Pérou, les études montrent que les régions situées dans la forêt amazonienne sont sensiblement moins développées que les autres, autour de Lima ou le long de la côte Pacifique. Dans ce pays où près d’un tiers de la population vit dans la capitale et où tous les services de l’État y sont concentrés, la présence et les interventions de ce dernier sont plus rares dans les zones comme Madre de Dios, éloignées et moins peuplées.
L’accessibilité en Amazonie
Selon Jaris MUJICA, le principal obstacle à l’efficacité des mesures prises par l’État est le manque d’accessibilité à la zone. Madre de Dios est une région de forêt très dense. Alors que la majorité des « prostibars » et autres maisons closes s’installent le long de la Route Interocéanique, d’autres se situent au plus près des campements de mineurs, dans les profondeurs de la jungle, le long du fleuve d’où est extrait l’or, à plus de quatre heures de marche de la route dans la zone de la Pampa (ci-dessous représentée sous forme d’un schéma). Faute de moyens logistiques adaptés, les Autorités ne peuvent pas se rendre dans cette zone inaccessible en voiture et organiser des interventions policières de sauvetage. Des hélicoptères, motos et effectifs massifs de personnel seraient nécessaires pour organiser des descentes policières efficaces, autant de moyens dont ne dispose pas la Police de Madre de Dios. Une des autres difficultés à laquelle se heurtent les Autorités est la grande connaissance physique de la zone par les trafiquants et mineurs, habitués à vivre dans cet environnement coupé du reste de la civilisation. Il est en effet d’autant plus difficile pour les Autorités, et toute autre personne étrangère à la zone d’y accéder, que les mineurs rendent volontairement dangereux l’accès.
Proximité avec la frontière : mouvements de population et narcotrafic
Il y a plus de 8000 kilomètres de frontières au Pérou, dont près de 500 à Madre de Dios. Cette donnée n’est pas sans conséquence dans un pays où la politique migratoire et le contrôle aux frontières sont faibles. Bien que les cas transnationaux de traite, venus de Bolivie ou du Brésil soient très rares voire inexistants, les Autorités ont connaissance de la présence d’Haïtiens à Madre de Dios, en provenance directe des Caraïbes via l’Equateur et en transit vers le Brésil. Près de 4000 hommes, en recherche d’emploi, seraient actuellement stationnés à Madre de Dios, en attente de pouvoir franchir la frontière. Il est évident que l’objectif n’est pas ici d’interdire les migrations, car c’est un droit fondamental que de pouvoir migrer en toute liberté . Cependant il est de la responsabilité de l’État de veiller à ce que ces migrations se déroulent de manière légale, dans des conditions respectueuses du droit international, sans qu’elles n’induisent aucune violation des droits de l’homme ou ne génèrent un impact néfaste de tout type. Or dans ce cas précis, la présence et les déplacements de ces populations migrantes, bien que n’ayant pas de lien établi avec les cas de traite qui nous intéressent, sont à prendre en compte car elles participent à entretenir l’atmosphère de désordre et chaos qui règne dans la zone et qui rend plus difficile les interventions de l’État.
La situation des migrants Haïtiens n’est pas un cas unique. En effet, Madre de Dios n’a jamais cessé, depuis les premières vagues massives d’immigration, de recevoir des nouveaux venus. Elle est aujourd’hui la région du pays qui a accueilli ces dix dernières années le plus de migrants et a enregistré le plus grand nombre de flux migratoires cumulés. Selon l’Institut National de Statistiques et Informatique (INEI), responsable du recensement de la population, au début de l’année 2014, plus de 21% des habitants de Madre de Dios affirmaient avoir vécu dans une autre région du pays cinq ans plus tôt. Entre 2012 et 2013, c’est à Madre de Dios qu’a été enregistré le plus fort taux de migrations. Sa population a augmenté de 2,54% (contre 1,13% pour le reste du pays), une preuve supplémentaire de l’attraction qu’exerce l’activité minière non-formelle. Parmi ces nouveaux arrivants, figurent de nouvelles victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle. Une donnée conséquente mais malheureusement impossible à chiffrer. Selon les statistiques et les derniers recensements de population, Madre de Dios serait la région la moins peuplée du pays avec moins de 131 000 habitants (pour comparaison, onze des vingt-quatre régions du pays ont une population supérieure à un million de personnes, auxquelles s’ajoute Lima où vivent 9,5 millions de gens) . Mais ces chiffres sont à relativiser. Alors que le Gouvernement affirme après les derniers recensements que seulement 1830 personnes vivraient dans la zone de La Pampa, les études les plus conservatrices, et plus approfondies faites par la Société Civile affirment qu’au minimum 14 000 personnes vivraient dans cette même zone (et ces chiffres atteignent 80 000 personnes en fonction des sources).
Un autre élément qui complique toute intervention de l’État est le caractère mobile de cette population dans la Pampa. Après avoir épuisé les ressources dans les sols et rivières, les mineurs ont l’habitude de se déplacer vers une autre zone non exploitée, et d’y installer de nouveaux campements . Avec eux, se déplacent les restaurants, bars, maisons closes et discothèques en tout genre dont les mineurs sont les seuls clients. Ces déplacements fréquents rendent toute intervention difficile pour les Autorités, puisque les jeunes victimes de traite ne cessent de changer de lieux de vie. La population de Madre de Dios, en plus d’être migrante et difficile à identifier, est itinérante et impossible à localiser avec précision. De cette incapacité à chiffrer et localiser la population présente dans la zone et à gérer l’arrivée constante de nouvelles personnes, résulte une incapacité évidente pour l’État à fournir aux populations les services basiques (accès à la santé notamment) et à déployer les moyens nécessaires pour intervenir efficacement ou organiser des interventions de sauvetage. Tant de déplacements posent également des problèmes pour la prévention du délit. Pour les organisations de la Société Civile ou le Gouvernement, il est particulièrement difficile de sensibiliser une population migrante, saisonnière, en mouvement constant, qui se sent d’autant peu concernée par le phénomène qu’elle ne reste dans la zone qu’un temps limité et ne considère donc pas participer à sa perduration.
Ayant ces éléments en tête, il apparait impossible de réfléchir en termes de postes de Police, postes de santé, ou encore d’écoles fixes. C’est pourtant ce que le Gouvernement Régional entend faire depuis 2010 dans le cadre du Plan Régional de lutte contre la Traite qui prévoyait la création et le renforcement de Postes de Police, et l’amélioration des services de santé procurés dans la zone. Cette approche est clairement inadaptée car c’est la dynamique même de cet ensemble de population qui rend compliquées toutes activités de prise en charge.
Enfin, un autre élément, en lien avec la proximité de la frontière est à prendre en considération pour justifier la difficile et limitée intervention de l’État à Madre de Dios. Bien que n’étant pas à proprement parler un facteur qui fomente la traite des mineures à des fins d’exploitation sexuelle, il est indéniable que depuis 2010, date de l’inauguration de la Route Interocéanique, les flux transitant par Madre de Dios à destination du Brésil ont augmenté.
Désormais située à seulement huit heures de la ville très touristique de Cusco (contre une vingtaine d’heures auparavant), Puerto Maldonado est devenu un point de passage obligé pour les trafiquants en tout genre. L’ouverture de cette route entre le Pérou et le Brésil a constitué un grand facilitateur, non seulement pour le déplacement de jeunes victimes de traite depuis le sud du Pérou, mais également pour le transport de l’or et de la cocaïne vers l’extérieur du pays. Les narcotrafiquants ont fait de la Route Interocéanique leur « pré carré », jusqu’à la faire vulgairement devenir en moins de quatre ans d’existence la « Route InterCocaïnique ».
La proximité avec la frontière, les importants flux de populations locale ou migrante qu’elle implique et le passage fréquent de convois de drogues dans la zone, participent à générer un climat d’insécurité et de désordre social permanent que l’État devrait être en mesure de gérer.
Cependant, le fait même qu’il soit dans l’incapacité d’interdire l’accès et d’exiger la sortie du territoire des populations étrangères ayant immigré illégalement dans la région (et le pays) est le premier indice de sa faiblesse dans la région.
Faiblesse institutionnelle et zone de non-droit
De nouveaux concepts ont émergé dans la littérature des Relations Internationales après les attentats du 11 septembre 2001. D’États capables à États faibles (ou fragiles), d’États faillis à États voyous, ces nouvelles notions sont devenues des références pour identifier les États pouvant constituer une menace à la sécurité d’autres États (en particulier à la sécurité des États-Unis). Par ces termes, on entend qualifier la capacité des Gouvernements à répondre aux besoins de leur population et à assurer les fonctions traditionnelles wébériennes qui leur incombent. Beaucoup d’ouvrages ont été écrits sur le sujet ces dix dernières années et les classifications en tous genres, selon divers critères, se sont multipliées. Mickael MANN, déjà en 1984, définissait le « pouvoir infrastructurel » comme la capacité d’un État à exercer efficacement son autorité et à mettre en place des politiques sur l’ensemble de son territoire national . La capacité d’un État peut se mesurer en fonction de plusieurs indicateurs. Selon la typologie de Hillel D. SOIFER , elle repose sur trois fonctions clés à remplir. La première d’entre elles est la capacité à administrer, fournir à la population un ensemble de services basiques, tels que les services de santé et d’éducation. La capacité à garantir la sécurité des personnes sur l’ensemble du territoire, notamment à engager des poursuites judiciaires pour sanctionner les délits est la seconde des trois fonctions. Cette dernière prérogative incombe dans notre cas d’étude aux organes judiciaires (Ministère Public et Ministère de la Justice) et à la Police (Ministère de l’Intérieur) comme nous l’avons vu précédemment. Enfin, la capacité à exiger et prélever des impôts à la population, en d’autres termes, à extraire des revenus fiscaux de toutes les activités ayant lieu sur son territoire permet de juger de la capacité d’un État. Selon SOIFER, un État est considéré comme « capable » quand il développe effectivement et de manière efficace et uniforme ces trois fonctions sur l’ensemble de son territoire. Les États faillis sont ceux qui n’assument aucune de ces responsabilités, ou seulement de manière minimale, sur une zone limitée. Enfin les États fragiles sont ceux qui assument ces trois fonctions mais de manière inégale territorialement. Cette typologie simple nous amène à nous interroger sur la capacité de l’État péruvien, non seulement pour mettre en œuvre des politiques, mais aussi et surtout pour contrôler le territoire national dans son ensemble. Du fait de la difficile accessibilité à la zone et de la proximité avec la frontière, il est en effet aisé d’affirmer que le Gouvernement est complètement absent dudit couloir minier où se déroulent quotidiennement les violations de droits de l’Homme. Madre de Dios est en ce sens une zone de non-droit, ou comme les gens la nomme sur place, la « terre de personne » où règnent violence et insécurité. L’État à Madre de Dios est incontestablement un État faible.
Cette faiblesse institutionnelle criante combinée à l’échec et l’inadéquation de nombreuses actions étatiques mises en place, ont participé à générer un climat d’hostilité envers les Autorités dans la région, accusées de se cantonner à leur travail de bureau à Puerto Maldonado, sans se soucier du sort des milliers de personnes dans la zone de la Pampa. Une certaine conflictualité ambiante a toujours été palpable dans la région et elle s’est cristallisée au début de l’année 2014. A cette même période, une série de normes fût imposée aux mineurs par le Haut-Commissariat aux affaires de formalisation de l’extraction minière, à l’interdiction de l’extraction minière illégale et à la réhabilitation environnemental , dans le but de poursuivre un processus de formalisation des activités minières, lancé en 2012 au niveau national. Après des semaines de démarches administratives lourdes entreprises par les mineurs informels de Madre de Dios pour formaliser leurs activités, et près de deux ans après le début du processus national de formalisation, le Haut-Commissaire, Daniel URRESTI, clôturait officiellement le 19 avril dernier le processus de formalisation dans tout le pays. A cette date, de violents conflits sociaux avaient déjà lieu dans la région, alors que les premiers chiffres officiels publiés révélaient qu’aucun des 4000 mineurs de Madre de Dios ayant soumis une demande de formalisation aux Autorités ne se l’était vue accorder. Dans un climat déjà hostile aux Autorités, la défiance envers ces dernières n’a cessé de croitre et les manifestations et grèves se sont multipliées, conduisant à la mort d’un mineur lors d’affrontements violents contre la Police. Après l’échec du processus de formalisation, non seulement à Madre de Dios mais à l’échelle nationale , des activités destinées à interdire l’activité minière illégale ont eu lieu à Madre de Dios, toujours sous les ordres du Commandant URRESTI. Plus de vingt millions de dollars de matériel utilisé par les mineurs, supposément des mineurs illégaux, a été explosé à la dynamite le 29 avril, soit dix jours après la fin du processus officiel de formalisation. Plus de 1500 policiers et militaires ont été mobilisés pour l’occasion. L’entrée de l’Armée et des forces de Police dans la zone et la destruction in situ des moyens d’extraction ont été loué par le Gouvernement, mais critiqué virulemment par les médias et les organisations de la Société Civile qui ont mis en lumière des cas de violations des droits de l’Homme pendant l’opération. Après plusieurs mois de mobilisation, les conflits sociaux ont pris fin. Les mineurs, résignés et déçus après tant de promesses se sont remis à leurs activités illégales et ceux dont le matériel a été détruit ont dû quitter la zone, sans doute pour mieux revenir. La tension sociale a connu un regain à la fin du mois de juin de cette année, alors qu’était annoncée officiellement la nomination de Daniel URRESTI au poste de Ministre de l’Intérieur et ce, malgré la tourmente politique au cœur de laquelle il a été plongé lors des événements à Madre de Dios, lorsqu’il s’est vu tenu pour responsable de la mort du mineur en avril 2014. Suite à sa nomination, aucun débordement social majeur n’a cependant été rapporté. La présence du contingent militaire, toujours stationné dans la zone y est sûrement pour quelque chose. Madre de Dios est devenue ces derniers mois une zone militarisée, où près de 5000 policiers et militaires ont été déployés jusqu’à nouvel ordre… Au lieu de chercher à s’attaquer aux causes profondes de l’activité minière illégale et à en limiter durablement les conséquences néfastes – parmi lesquelles figurent la traite -, le Gouvernement a choisi de maintenir une pression militaire dans la zone afin de réprimer la contestation minière. Ceci illustre une fois encore la mauvaise approche de l’État qui utilise désormais l’Armée comme un instrument de pouvoir dans l’objectif final d’éradiquer, et non de formaliser, les activités minières illégales, sans pour autant en profiter pour charger une brigade militaire du sauvetage des victimes de traite, toujours en situation d’abandon total.
De cette situation résulte un cercle vicieux. Les institutions étatiques faibles n’ont pas assez de crédit auprès de la population et sont incapables de garantir la sécurité et le bien-être des habitants qui ne lui accordent aucune confiance. C’est précisément cette méfiance envers les Autorités qui rend les interventions policières difficiles pour le sauvetage des victimes de traite dans la zone car il est dorénavant d’autant plus impossible de pénétrer dans la Pampa avec des représentants de l’Ordre. La présence d’une quelconque forme d’Autorité dans la zone est perçue, par les mineurs, comme une menace, susceptible de mettre le feu aux poudres et déclencher des émeutes.
C’est dans ce climat d’insécurité, de violence, de masculinité que des milliers de jeunes filles sont quotidiennement victimes de violations, au sens littéral du terme. Même si le manque de capacité logistique et physique peut participer à expliquer les carences de l’État dans la gestion de la situation de crise que vivent les victimes de traite, le manque de volonté politique peut également être une des raisons qui expliquent les limites des mesures prises par l’État. C’est ici la mise en abyme d’un des maux plus profonds dont souffre la société péruvienne qui lui empêche d’être un État « capable » et fort sur la totalité de son territoire.
Failles dans le système
Manque de coordination entre les institutions étatiques et les niveaux décentralisés de l’État Alberto ARENAS, Directeur de l’ONG CHS Alternativo, Claudio BONATTO, responsable du projet de lutte contre la traite à Madre de Dios de Save The Children et Ana Cecilia ROMERO, coordinatrice de projet au GIN ont tous les trois cité, via différents termes, le manque de coordination comme étant le principal obstacle à l’efficacité des actions de l’État. « Absence d’un leader », « ego institutionnel », « manque d’articulation » sont précisément les termes qu’ils ont utilisés.
Il est vrai qu’au-delà de la volonté politique, un autre défi pour les institutions publiques s’attelant à gérer un problème aussi complexe que la traite à Madre de Dios est de réussir à coordonner leurs efforts, et à se concerter pour orienter toutes leurs actions dans une seule et même direction. Comme nous l’avons vu, les fonctions et responsabilités de chaque institution sont clairement définies dans le Plan National, tout comme le sont les prérogatives de chaque niveau de Gouvernement dans le cadre de la décentralisation. Des efforts et des progrès ont été faits depuis l’approbation de la loi en 2007. Cependant, à la fois au niveau national entre les différents Ministères tout comme entre les différents niveaux décentralisés de Gouvernements, un manque criant d’articulation entrave l’efficacité des mesures prises et des actions implémentées.
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Table des matières
Sommaire
Introduction
I. La traite des personnes à Madre de Dios, un phénomène complexe puni par la loi
1. Madre de Dios: approche socio-culturelle d’un cas régional complexe
2. Pendant juridique du phénomène : une conceptualisation et une prise des mesures récentes
II. Les carences de l’État passées au crible : facteurs explicatifs
1. Vision conjoncturelle : Les obstacles intrinsèques à la situation de Madre de Dios
2. Vision structurelle : la mise en abyme de maux profonds dont souffre la société péruvienne
III. La Société Civile : agent articulateur des institutions étatiques
1. La Société Civile comme vecteur de connaissance : de la sensibilisation à la dénonciation
2. La Société Civile comme auditeur citoyen : surveiller et exiger
3. La Société Civile comme appui institutionnel : renforcement des capacités de l’État
Conclusion
Table des Annexes
Références
Table des matières
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