Le prรฉsent travail de recherche se propose dโรฉtudier la traduction en Mรฉsopotamie ร travers les textes littรฉraires bilingues sumรฉro-akkadiens du Ier millรฉnaire avant J.-C. La notion de traduction doit รชtre abordรฉe du point de vue de son processus, et des moyens mis en ลuvre par les scribes anciens pour passer de lโoriginal ร la traduction. Pour comprendre ces processus de traduction, il est nรฉcessaire de se tourner vers les recherches menรฉes dans des domaines tels que la traductologie, la linguistique ou encore lโhermรฉneutique, qui permettent de donner une image plus prรฉcise de ce que reprรฉsente la traduction en Mรฉsopotamie, tout en montrant comment elle sโinsรจre dans une pratique constante ร travers lโhistoire.
De nos jours, un traducteur doit connaรฎtre lโhistoire de la traduction, ou au moins lโhistoire des diffรฉrentes traductions des textes quโil entreprend de traduire ; la traduction en Mรฉsopotamie reprรฉsente certainement un des premiers tรฉmoignages historiques รฉcrits de traduction et de transmission du savoir, il est donc nรฉcessaire dโen avoir connaissance et de lโintรฉgrer ร lโรฉtude plus globale de la traduction. A. Berman รฉcrit quโil ยซ est impossible de sรฉparer cette histoire [de la traduction] de celle des langues, des cultures et des littรฉratures โ voire de celle des religions et des nations. Encore ne sโagit-il pas de tout mรฉlanger, mais de montrer comment, ร chaque รฉpoque, ou dans chaque espace historique donnรฉ, la pratique de la traduction sโarticule ร celle de la littรฉrature, des langues, des divers รฉchanges interculturels et interlinguistiques ยป . La traduction mรฉsopotamienne est abordรฉe ici suivant ces lignes ; il est nรฉcessaire de montrer en quoi une telle approche est importante.
La traduction, une pratique universelle
Une pratique plus ou moins acceptรฉe
La traduction est pratiquรฉe depuis toujours. Chaque รฉpoque historique reflรจte lโexistence de cette activitรฉ, de lโapparition des premiers textes mรฉsopotamiens au IVe millรฉnaire avant J.-C. et jusquโร nos jours, oรน malgrรฉ une expansion massive de lโanglais comme langue dite universelle, la traduction nโa jamais รฉtรฉ autant pratiquรฉe et enseignรฉe. Elle fait depuis quelques dรฉcennies lโobjet dโune rรฉflexion systรฉmatique, ayant donnรฉ naissance ร une discipline ร part entiรจre, la traductologie (Translation Studies), dans laquelle la traduction est abordรฉe du point de vue linguistique, mais รฉgalement historique, social, ou philosophique.
La traduction est plus ou moins visible et admise selon les cultures. Elle peut reprรฉsenter un tabou, notamment dans des cultures ayant adoptรฉ une religion basรฉe sur un livre sacrรฉ ; on pense par exemple ร lโislam, qui nโadmet, en thรฉorie, aucune traduction du Coran , une ลuvre incrรฉรฉe, non humaine, mais dictรฉe en arabe, et dont les adeptes sont thรฉoriquement obligรฉs dโapprendre lโarabe afin de pouvoir en lire le texte. Dโautres cultures acceptent et promeuvent au contraire lโactivitรฉ de traduction. Le christianisme, par exemple, prรดne une traduction de la Bible dans tous les vernaculaires ; elle est mรชme considรฉrรฉe comme une nรฉcessitรฉ inhรฉrente au christianisme, puisquโon estime que les idรฉes contenues dans le texte doivent รชtre distinguรฉes des langues ; la traduction participe ร lโuniversalisation de la Bible. Le texte biblique est donc a priori accessible ร toutes les langues et cultures, indรฉpendamment de la langue initiale et du contexte de rรฉdaction du texte.
La traduction dans lโhistoire, un bref survolย
Les traductions marquent lโhistoire. La traduction de la Bible, par exemple, joue un rรดle fondamental dans lโexpansion du christianisme ร travers le monde. Sa traduction latine par Saint Jรฉrรดme, รฉtablie ร la fin du IVe siรจcle, la Vulgate, a eu une grande influence non seulement sur la traduction biblique aux รฉpoques ultรฉrieures, mais aussi sur la rรฉflexion sur les la traduction en gรฉnรฉral. La traduction de la Bible pose encore de nombreux problรจmes ร lโheure actuelle et occupe encore une place centrale dans la rรฉflexion sur la traduction . Il est impossible de donner ici une vision exhaustive de la traduction dans le temps, et de nombreuses rรฉgions du monde ont รฉtรฉ exclues de la prรฉsente introduction alors mรชme que la traduction y est pratiquรฉe dans des contextes plus ou moins multilingues depuis de nombreux siรจcles, mais les exemples suivants, abordรฉs chronologiquement et limitรฉs ร lโEurope et au bassin mรฉditerranรฉen, servent ร montrer lโimportance de cette activitรฉ, ร toutes les pรฉriodes et dans toutes les cultures.
La traduction ร lโรฉpoque romaine
Les รฉcrits de Cicรฉron et Horace sur la traduction ont eu une grande influence sur les gรฉnรฉrations suivantes de traducteurs ; tous deux rรฉflรฉchissent ร des notions telles que lโacquisition du savoir et sa transmission au moyen de la traduction. Lโactivitรฉ de traduction des Romains a รฉtรฉ opposรฉe ร la crรฉativitรฉ intellectuelle des Grecs afin de souligner le manque dโoriginalitรฉ de la littรฉrature romaine. Toutefois, les Romains se considรฉraient comme les hรฉritiers des Grecs, et se tournaient naturellement vers la traduction comme moyen de perpรฉtuer la tradition grecque . Horace comme Cicรฉron sont tous deux connus pour leurs remarques concernant la traduction mot pour mot et sens pour sens. Tous deux estiment que leur propre langue est enrichie par lโintermรฉdiaire de la traduction, et se focalisent plus sur la reddition esthรฉtique du texte dans la langue dโarrivรฉe que sur la notion de fidรฉlitรฉ servile. Dans son traitรฉ De optimo genere oratorum Cicรฉron mรจne une rรฉflexion sur lโรฉloquence dans le domaine politique, et sur le moyen de traduire les idรฉes du grec vers le latin. Saint Jรฉrรดme, reprenant quelques siรจcles plus tard les idรฉes de Cicรฉron, รฉcrit :
ยซ Oui, quant ร moi, non seulement je conviens, mais je viens librement reconnaรฎtre que dans lโinterprรฉtation des Grecs, sauf pour les รcritures Saintes oรน mรชme lโordre des mots est un mystรจre, je ne rends pas le mot pour le mot, mais le sens ร partir du sens ยป .ย
Le problรจme majeur qui occupera les traducteurs de la Bible durant les siรจcles suivants โ et jusquโร nos jours โ est celui de la frontiรจre entre licence stylistique et surinterprรฉtation, et donc, hรฉrรฉsie.
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Table des matiรจres
Introduction
A. La traduction, une pratique universelle
A.1 Une pratique plus ou moins acceptรฉe
A.2 La traduction dans lโhistoire, un bref survol
A.2.i La traduction ร lโรฉpoque romaine
A.2.ii La traduction au Moyen-รge : lโimportance du monde musulman
A.2.iii La traduction en Europe pendant la Renaissance
A.2.iv Lโรฉpoque moderne
A.2.v Une rรฉflexion systรฉmatique sur la traduction : lโEurope du XIXe siรจcle
A.2.vi La traduction au XXe siรจcle : une rรฉflexion systรฉmatique et pluridisciplinaire
A.3 La traduction en Mรฉsopotamie : une approche peu dรฉveloppรฉe
A.3.i Le multilinguisme en Mรฉsopotamie : รฉtudes antรฉrieures
A.3.ii La traduction en Mรฉsopotamie : รฉtudes antรฉrieures
B. Le multilinguisme mรฉsopotamien
B.1 Dimensions orale et รฉcrite du multilinguisme mรฉsopotamien
B.2 Les manifestations du multilinguisme mรฉsopotamien
C. La traduction mรฉsopotamienne et la transmission du savoir
C.1 La traductologie comme angle dโapproche pour lโรฉtude des textes mรฉsopotamiens
C.2 Lโobjectif du prรฉsent travail
Chapitre 1 โ La traduction au premier millรฉnaire avant J.-C
1.1 Le contexte historique
1.1.1 Lโempire nรฉo-assyrien
1.1.1.1 Un contexte multiculturel
1.1.1.1.i La graphie nรฉo-assyrienne
1.1.1.1.ii La langue au service de lโidรฉologie politique et de lโidentitรฉ culturelle
1.1.1.1.iii Le degrรฉ dโaramaรฏsation de lโempire
1.1.1.1.iv Les supports de lโรฉcriture
1.1.1.2 Archives et bibliothรจques nรฉo-assyriennes
1.1.1.2.i Les bibliothรจques nรฉo-assyriennes
1.1.1.2.ii Les archives nรฉo-assyriennes
1.1.2 Lโempire nรฉo-babylonien
1.1.2.1 Le contexte linguistique
1.1.2.2 Les textes
1.1.3 Lโempire achรฉmรฉnide et la Babylonie hellรฉnistique
1.1.3.1 La Babylonie sous domination perse
1.1.3.2 Bรฉrose, un tรฉmoin de lโhellรฉnisation de la Babylonie
1.1.3.3 Un milieu isolรฉ mais encore actif
1.1.4 La fin de lโรจre cunรฉiforme et la postรฉritรฉ de la culture mรฉsopotamienne
1.1.4.1 Dater la fin de lโรจre cunรฉiforme
1.1.4.2 Lโhรฉritage mรฉsopotamien
1.1.4.2.i Les liens entre la Mรฉsopotamie et le monde anatolien
1.1.4.2.ii Les liens avec le monde grec
1.1.4.2.iii Lโinfluence mรฉsopotamienne sur les textes bibliques
1.1.4.2.iv Lโinfluence mรฉsopotamienne sur la mystique juive
1.2 La transmission du sumรฉrien et sa place dans la culture mรฉsopotamienne du Ier millรฉnaire avant J.-C
1.2.1 Lโรฉducation des scribes
1.2.1.1 Une รฉducation hรฉritรฉe de lโรฉpoque palรฉo-babylonienne
1.2.1.2 La spรฉcialisation des scribes
1.2.1.3 La langue des scribes du Ier millรฉnaire avant J.-C
1.2.2 Les bibliothรจques
1.2.2.1 Les bibliothรจques royales
1.2.2.2 Les bibliothรจques de temples
1.3 Les textes bilingues sumรฉro-akkadiens
1.3.1 Gรฉnรฉralitรฉs
1.3.1.1 Le prestige du sumรฉrien
1.3.1.2 Les langues de la littรฉrature au Ier millรฉnaire avant J.-C
1.3.2 Les listes lexicales
1.3.2.1 A-t-on crรฉรฉ de nouvelles listes au Ier millรฉnaire avant J.-C. ?
1.3.2.2 Les listes bilingues copiรฉes au Ier millรฉnaire avant J.-C
1.3.3 Les textes bilingues dans lโapprentissage et la formation des scribes
1.3.4 Les textes religieux en dialecte emesal
1.3.4.1 Lโutilisation des textes en dialecte emesal
1.3.4.2 La traduction des hymnes
1.3.4.3 Les caractรฉristiques des traductions dโhymnes
1.3.4.4 Les caractรฉristiques linguistiques
1.3.4.4.i Lโutilisation des logogrammes
1.3.4.4.ii Les archaรฏsmes
1.3.4.4.iii Les variantes dans la traduction dโun mรชme mot
1.3.4.4.iv La traduction des formes verbales
1.3.4.4.v Conclusion
1.3.4.5 Les caractรฉristiques idรฉologiques des hymnes
1.3.4.5.i Dโoรน proviennent les erreurs ?
1.3.4.5.ii La traduction comme adaptation idรฉologique du texte
1.3.4.5.iii Lโhomophonie et la polysรฉmie
1.3.4.5.iv Lโimagerie divine
1.3.4.5.v Traduire les noms propres
1.3.4.5.vi Lโajout et lโomission peuvent รชtre significatifs
1.3.4.5.vii Conclusion
1.3.4.6 Conclusion
1.3.5 Les textes littรฉraires bilingues
1.3.5.1 Les textes attestรฉs
1.3.5.1.i La finalitรฉ des traductions littรฉraires du Ier millรฉnaire avant J.-C
1.3.5.1.ii Un corpus limitรฉ
1.3.5.1.iii Un cas particulier : le Lugal-e
1.3.5.1.iv La traductologie appliquรฉe aux traductions mรฉsopotamiennes
1.3.5.1.v Pourquoi distinguer les textes littรฉraires des textes religieux ?
1.3.5.2 Les caractรฉristiques des traductions
1.3.5.2.i Aspects de la traduction mรฉsopotamienne
1.3.5.2.ii Lโemploi des signes
1.3.5.2.iii La conjugaison
1.3.5.2.iv Les graphies explicatives
1.3.5.2.v La traduction analytique (ou paraphrase)
1.3.5.2.vi La traduction multiple
1.3.5.2.vii Les ajouts et les omissions
1.3.5.2.viii Les assyrianismes
1.3.5.2.ix Les hapax
1.3.5.2.x Les erreurs
1.3.5.2.xi Conclusion
1.3.5.3 Les outils et le vocabulaire de la traduction
1.3.5.3.i La perception du texte par le traducteur lui-mรชme
1.3.5.3.ii Le texte de dรฉpart comme outil de travail
1.3.5.3.iii Les manuscrits de lโรฉpoque moyenne
1.3.5.3.iv Les textes littรฉraires : un genre indรฉpendant ?
1.3.5.3.v Existait-il un texte akkadien autonome ?
1.3.5.3.vi Conclusion
1.3.5.4 La portรฉe idรฉologique de la traduction
1.3.5.4.i Le caractรจre sacrรฉ de lโรฉcrit
1.3.5.4.ii La nature polysรฉmique de la langue
1.3.5.4.iii Lโadaptation idรฉologique du texte
1.3.5.4.iv Lโinversion de sens
1.3.5.4.v La traduction comme reflet de la pensรฉe mรฉsopotamienne
1.4 La tablette XII de lโรฉpopรฉe de Gilgameลก : une traduction dโun autre genre
1.5 Conclusion
Chapitre 2 Bilinguisme et textes bilingues (de lโapparition de lโรฉcriture ร la fin du IIe millรฉnaire avant J.-C.)
2.1 Introduction
2.2 Les premiers textes bilingues
2.2.1 Le IVe millรฉnaire avant J.-C
2.2.1.1 Les tรฉmoignages des premiers textes
2.2.1.2 La langue des textes du IVe millรฉnaire avant J.-C
2.2.2 Le IIIe millรฉnaire avant J.-C
2.2.2.1 Fara et Abลซ แนขalฤbฤซh
2.2.2.1.i Le contexte linguistique : des รฉlรฉments sรฉmitiques dans les textes sumรฉriens
2.2.2.1.ii La mise en place dโune tradition littรฉraire sumรฉrienne
2.2.2.2 Ebla
2.2.2.3 Lโempire dโAkkad
2.2.2.3.i Le problรจme des inscriptions royales bilingues
2.2.2.3.ii Les traducteurs et interprรจtes professionnels
2.2.2.4 Conclusion
2.3 La fin du IIIe millรฉnaire โ Le cas particulier de la pรฉriode dโUr III (XXIe siรจcle avant J.- C.)
2.3.1 Le contexte historique
2.3.1.1 Les langues parlรฉes dans lโempire
2.3.1.2 La mise en place dโune รฉducation centralisรฉe : lโedubba
2.3.1.3 Conclusion
2.3.2 Lโextinction du sumรฉrien
2.3.2.1 Les textes reflรจtent-t-ils la rรฉalitรฉ linguistique mรฉsopotamienne ?
2.3.2.2 Comment dรฉterminer la date de lโextinction du sumรฉrien ?
2.3.2.3 Lโhypothรจse dโun sumรฉrien vivant ร lโรฉpoque dโUr III
2.3.2.4 Le cas particulier des archives de Garลกana
2.3.3 Comment une langue sโรฉteint-elle ?
2.3.3.1 La conversion linguistique (Language shift)
2.3.3.2 Le cadre linguistique : un bilinguisme inรฉgal
2.3.3.3 Les signes du dรฉclin de la langue
2.4 La pรฉriode palรฉo-babylonienne
2.4.1 Lโemploi du sumรฉrien dans le cadre scolaire et lโapparition de nouveaux textes
2.4.2 La place du sumรฉrien dans lโenseignement
2.4.3 Lโintรฉrรชt mรฉsopotamien pour le langage ร travers les textes scolaires palรฉo-babyloniens
2.4.3.1 Les proverbes
2.4.3.1.i Datation et description des proverbes
2.4.3.1.ii Le scribe et la place du sumรฉrien dans les proverbes palรฉo-babyloniens
2.4.3.2 Les dialogues littรฉraires
2.4.3.3 Un dialogue bilingue, rare tรฉmoin de lโenseignement de lโakkadien
Conclusion