La théorie platonicienne de la connaissance

La théorie platonicienne de la connaissance

La pensée platonicienne du temps s’inscrit dans le sillage de sa théorie de la connaissance. Celle-ci éclaire celle-là d’une lumière qui nous restera dérobée si nous n’exposons pas au préalable la théorie platonicienne des deux mondes que doit investir tout sujet de la connaissance.

La philosophie de Platon est un système, c’est-à-dire un ensemble cohérent d’éléments, de principes liés logiquement et considérés dans leur enchaînement. Cette pensée platonicienne s’est constituée sous l’influence de plusieurs doctrines antérieures. Du moment que Platon s’applique à appréhender les phénomènes, il rompt avec la tradition mytho-religieuse de la Grèce antique. Et même s’il se sert du mythe, c’est pour davantage soutenir une argumentation rationnelle. En effet, dans les premiers siècles de la culture grecque, l’esprit humain s’est occupé en grande partie du problème de la connaissance, en particulier de l’explication de la réalité immédiate du monde où vit l’homme et qu’il perçoit par ses sens. Devant cette réalité soumise à d’incessants mouvements et transformations, l’homme s’étonne et s’interroge : comment peut-on connaître une telle réalité ? A la place des réponses d’ordre mythique et religieux, Platon fait de sa philosophie un système de réflexion critique sur les questions relatives à la connaissance et à l’action. Cependant, il tient compte de toutes les valeurs spirituelles de son temps.

Mais, à bien scruter ses écrits, la philosophie platonicienne a comme une vocation politique. Elle est tentative de réponse à la déception politique du jeune Platon. Il affirme dans la Lettre VII que «la législation et la moralité étaient corrompues à un tel point que moi, d’abord plein d’ardeur pour travailler au bien public, considérant cette situation et voyant comment tout marchait à la dérive, je finis par en être étourdi. Je ne cessais pourtant d’épier les signes possibles d’une amélioration dans ces événements et spécialement dans le régime politique, mais j’attendais toujours, pour agir, le bon moment. ».  Cette déception est due, d’une part, à l’oligarchie des Trente tyrans dans laquelle il avait mis son espoir ; et, d’autre part, à la démocratie qui condamne injustement son maître Socrate. Platon se voit contraint à l’exil. Et c’est au cours de ses voyages qu’il trouva l’opportunité de fréquenter d’autres penseurs comme les pythagoriciens.

Dans son projet de refonder la politique, il revient à Athènes et ouvre sa propre Ecole: « l’Académie », où il ambitionne de former des hommes aptes à gouverner les cités, responsables autant politiques que philosophes et savants. La pratique philosophique qu’enseignait Platon dans son Ecole porte l’empreinte des différentes doctrines qu’il a fréquentées. Ce que confirme l’historien de la philosophie, Diogène Laërce lorsqu’il déclare : « Il fit une synthèse des théories de Pythagore, d’Héraclite et de Socrate, prenant à Héraclite sa théorie de la sensation, à Pythagore sa théorie de l’intelligence, à Socrate sa politique.» .

Ainsi, la théorie platonicienne des Idées trouve son principe d’élucidation dans la pensée de ses précurseurs. Aussi, nous proposons-nous d’exposer de manière sommaire les doctrines d’Héraclite, de Socrate et de Pythagore avant d’esquisser la théorie de la connaissance de Platon. Cette dernière permettra d’appréhender sa théorie du temps comme image de l’éternité.

Platon n’a pas connu Héraclite de son vivant mais il a reçu sa première influence philosophique de Cratyle, lui-même disciple d’Héraclite. Dans la philosophie héraclitéenne, le concept Devenir occupe la première place. Son principe est : tout coule. Pour lui, en effet, l’Être est éternellement en devenir. Rien n’est jamais achevé, mais tout se crée continuellement. Les choses se meuvent en permanence et sont sans consistance. Dès lors que tous les objets sensibles s’écoulent sans cesse, l’entreprise scientifique s’avère sinon impossible, du moins problématique. Rappelons ici, que la pensée d’Héraclite se situe bien dans ce courant qui remonte à Thalès et qui se présente comme quête d’un principe unifiant, au sein de la mutabilité universelle, toutes les choses.

Comme son maître, Cratyle soutenait que toutes les choses sensibles s’écoulent sans cesse et que l’entreprise scientifique était impossible mais il apparaît encore plus radical qu’Héraclite. Là où Héraclite affirmait qu’on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve, Cratyle soutenait qu’on ne peut même pas entrer une seule fois dans le fleuve. De cette idée, Platon tire la conséquence que des êtres en perpétuel devenir méritent à peine le nom d’êtres et qu’on ne peut former à leur sujet que des opinions confuses, incapables de se justifier elles-mêmes. Ils ne sauraient être l’objet d’une science véritable, car il n’y a de science que de ce qui est fixe et immuable. Cependant, quand on observe ces êtres changeants, on s’aperçoit qu’ils reproduisent des caractères constants en vertu desquels Platon pourra affirmer la possibilité de la connaissance. Il reprend, en outre, cette thèse héraclitéenne du flux perpétuel mais y ajoute sa théorie des Idées qui s’inspire en grande partie de son héritage socratique.

Comme l’exprime Grenet dans son œuvre, Histoire de la philosophie ancienne, « Socrate n’ayant rien écrit, force est de nous référer, pour reconstituer sa pensée, à l’influence qu’elle exerça et aux traces qu’elle a laissées dans les œuvres de ses disciples. » .

Des écrits de ses disciples, en particulier Platon, il ressort que Socrate croyait à la puissance du dialogue pour transformer les hommes et la cité. Il s’est détourné du problème de l’Un et du Multiple, de celui de l’explication de l’univers pour se préoccuper de la question de la morale et de la justice. La devise qui reflète la sagesse de Socrate est la suivante : Je ne sais qu’une chose : c’est que je ne sais rien. La conscience de sa propre ignorance ouvre l’homme à la connaissance et à sa libération, car, selon Socrate, l’ignorance est un aveuglement qui peut rendre l’homme esclave des opinions. Seule la connaissance rend l’homme libre et capable de se suffire à lui-même. C’est ce qui constitue la science morale.

Aussi, Socrate soutenait-il la conviction commune de son époque selon laquelle l’homme se compose d’une âme, d’un corps et d’un tout formé par leur union. Mais pour lui, ni le corps, ni le composé du corps et de l’âme ne sont quelque chose. Par conséquent, il faut s’occuper de l’âme qui est soi. Or on ne peut s’occuper de soi qu’en mettant en pratique la sentence écrite sur le temple d’Apollon à Delphes : «Connais-toi toi-même ». Socrate traduit cette expression par une connaissance intérieure. C’est à cette seule condition que l’âme peut se libérer. Il s’attache à l’âme et à son harmonie intérieure qui se traduit en justice dans l’ordre de la morale, en vérité dans l’ordre de la pensée et en bonheur dans l’ordre de l’action. Socrate est convaincu que l’âme humaine aspire naturellement au bonheur, et que nul n’est méchant, ni ne commet le mal volontairement, c’est plutôt par ignorance que la faute morale est commise. Mais ce bonheur est intérieur et ne peut être atteint qu’à l’intérieur de l’âme.

Pour ce faire, celle-ci doit se dégager de toutes les fausses valeurs extérieures et se connaître rationnellement. Socrate se propose dès lors d’apprendre à l’homme à posséder une vue claire de l’objet moral et à soumettre son âme à la raison. En somme, Socrate a un mépris voire une haine envers les sens qui, selon lui, importunent le penseur et l’homme moral en l’incitant à la passion, à la colère, au plaisir immédiat. C’est pourquoi il faut s’affranchir des sens autant que possible. C’est la condition première d’une connaissance et d’une véritable moralité. Cependant existe-t-il une connaissance non sensible, qui ne soit pas dans les sens mais immédiatement dans l’intellect ? Cette connaissance est celle des concepts. Selon Socrate, nous avons en nous les concepts eux-mêmes qui correspondent à des objets universels. Ils ne proviennent pas de l’expérience ; toutefois nous les appliquons a priori aux choses particulières qui présentent les mêmes caractéristiques que ces choses en soi .

Socrate est le premier à faire surgir la question capitale de l’origine des concepts. Ces derniers seront remplacés chez Platon par les Idées. Chez ce dernier, ces entités ne sont pas des représentations subjectives et vagues, mais sont bien des réalités immuables et éternelles. Il y a donc un monde autre que le monde connu par les sens : c’est le monde intelligible, celui des Idées. C’est sur cette notion d’Idée que Platon va élaborer toute sa théorie de la connaissance voire tout son système. Bref, c’est dans l’enseignement de Socrate que Platon a trouvé les éléments essentiels de sa doctrine. Toutefois, à ces éléments socratiques, Platon a ajouté ceux du pythagorisme.

Le pythagorisme est essentiellement une philosophie de l’âme. Elle soutient la métempsycose, doctrine selon laquelle une âme peut animer successivement différents corps (humain, animal, végétal). L’âme migre d’un être vivant à un autre. Lorsque le corps périt, l’âme va s’installer dans un autre corps. Dans la conception pythagoricienne, l’âme, vraie substance immortelle et d’essence divine, se distingue du corps périssable. Elle est harmonie de nombres et épouse, par accident, le destin du corps. Pour Pythagore, maître de cette école, l’âme est liée au corps par châtiment ; elle se réincarne dans un corps pour subir le châtiment de ses fautes passées, punition des dieux. Et la migration est justement un moment de pénitence pour elle. L’âme a le pouvoir de se purifier  au cours de ses cycles de réincarnation. C’est par la pratique de la vertu qu’elle peut se purifier et échapper à ce cycle de naissance si elle le mérite. Cette pratique de la vertu est nommée par Pythagore la philosophie, au sommet de laquelle se trouve la connaissance de l’harmonie qui gouverne l’univers. Cette harmonie n’exclut pas le devenir. Pour Pythagore, c’est ce dernier qui entraîne l’homme dans la ronde des naissances.

Dans cette doctrine, l’homme est double puisqu’il appartient à deux mondes : l’âme est immortelle, elle a préexisté à la naissance de l’homme dans ce monde et survivra à sa mort. En s’incarnant dans un corps, elle s’attache au monde sensible. Pythagore souligne qu’il existe des hommes extraordinaires qui, dans leur transmigration, ont une mémoire exceptionnelle et une capacité de se souvenir de leur vie antérieure. Cette théorie pythagoricienne de la réminiscence se retrouvera chez Platon mais d’une manière quelque peu transformée. Pour Platon, en effet, l’âme ne se souvient pas de sa vie antérieure mais de la contemplation des Idées.

Dans le Phédon, il s’inscrit pleinement dans le pythagorisme quand il définit la philosophie comme une purification . Platon adopte dans son ensemble cette théorie pythagoricienne de l’immortalité de l’âme. Pour lui, l’âme immortelle est parente des Idées ; elle est tombée dans le sensible et est devenue prisonnière du corps. Mais elle doit être délivrée du corps, son tombeau, qui la retient captive.

A la question de savoir comment le savoir véritable est possible, c’est la théorie pythagoricienne de l’immortalité de l’âme et de la réminiscence qui en donne la réponse à Platon : savoir c’est se souvenir. La théorie platonicienne des Idées est ainsi étroitement liée à celle de la réminiscence et de l’immortalité de l’âme défendue par Pythagore.

Le mythe du Phèdre montre l’âme escaladant le ciel, à la suite du cortège des dieux pour aller contempler les Idées de l’autre côté de la voûte céleste. De retour, elle apporte et conserve un souvenir obscur des Idées que la philosophie doit s’efforcer d’éclaircir.

L’exigence philosophique est l’exigence d’un savoir véritable. Or, pour Platon, cette exigence ne sera satisfaite que si l’on postule l’immortalité d’une âme qui a jadis contemplé les Idées. C’est parce qu’elle est immortelle, qu’elle a déjà tout appris, qu’on peut résoudre le paradoxe du savoir. Bien que nous vivions dans le monde des sens, nous pouvons connaître les Idées parce que nous les avions contemplées. Selon Platon, tout homme sait en puissance, et apprendre c’est retrouver soi-même la connaissance des Idées qu’on a antérieurement contemplées.

Le pythagorisme est aussi une confrérie basée sur l’intérêt pour les mathématiques. Il établit un lien étroit entre religion et mathématiques et une interprétation mythique du Nombre. Ces philosophes veulent expliquer le monde par les mathématiques et le nombre. Ils établissent une correspondance entre le nombre et les mécanismes de la nature. Selon leur conception, les nombres sont les principes des choses, de l’harmonie universelle. Dans cette spéculation mathématique, l’harmonie qui gouverne l’univers est exprimée par le nombre qui rend toutes choses intelligibles. Chaque chose a sa propre figure et chaque figure est un nombre ; ce dernier est symbolisé par des assemblages de points, de triangles, de carrés, de pentagones. Bref, Pythagore ramène toute réalité au nombre. Aussi, Platon a-t-il fait plusieurs fois recours aux mathématiques pour expliquer les mystères physiques. Pour lui, la structure ultime du réel mathématique. Tout porte à croire que Platon a été influencé par le pythagorisme dans ce domaine. Luc Brisson n’hésite pas à affirmer que « Platon aurait emprunté à Pythagore des éléments fondamentaux de sa doctrine de l’intelligible ». A titre d’illustration, la cosmologie platonicienne s’exprime dans un langage mathématique qui caractérisait les pythagoriciens. Platon auraitil récupéré à son compte la doctrine de Pythagore ? Pour Heisenberg, tout le laisse croire puisque dans son ouvrage Physique et Philosophie, il soutient que : « Platon connaît la découverte des solides réguliers par les pythagoriciens ainsi que la possibilité de les combiner avec des éléments d’Empédocle ».

Dans le récit cosmologique du Timée, Platon propose un modèle de l’univers physique. Les rapports mathématiques et les formes géométriques sont supposés pour l’astronome expliquer les mouvements des astres, des corps et des âmes. Pour la première fois dans l’histoire de la science, Platon fait des mathématiques l’instrument lui permettant d’exprimer certaines des conséquences qui découlent des axiomes qu’il a posés. Chez Platon, les mathématiques fournissent un modèle au raisonnement et à l’argumentation philosophique. Elles sont le principe explicatif parfaitement original. Cette mathématisation du monde rattache, une fois de plus, Platon au pythagorisme. Cette communauté savante soutenait, en effet, une conception réaliste des nombres entiers naturels assimilés à des ensembles de particules ; par association, toutes choses en dérivent. Les mathématiques jouent dans la constitution de l’univers et de l’âme un rôle capital. Platon admet que l’intellect humain participe à la divinité uniquement parce qu’il comprenait la nature des nombres. C’est ce qui fait de l’âme une réalité intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. Dans le Timée, l’âme du monde s’explique à partir de rapports arithmétiques, géométriques. Le corps du monde lui, est constitué de quatre éléments : terre, eau, feu, air, associés à quatre polyèdres réguliers : tétraèdre, octaèdre, icosaèdre et cube .

Les mathématiques jouent un rôle subalterne entre les Formes intelligibles et le sensible ; elles sont la trace de l’intelligible dans le sensible et rendent possible la connaissance de ce dernier. En somme, chez Platon, les éléments mathématiques représentent les Formes intelligibles. Elles permettent, d’une part, de décrire ce qui ne change pas dans le devenir, la stabilité ; et, d’autre part, ces réalités mathématiques ne sont pas perçues par les sens mais par l’intellect.

L’existence des Formes intelligibles est une des idées majeures qui caractérisent la doctrine platonicienne de la théorie des Idées. Elle lui permet de fonder à la fois une éthique, une ontologie et une théorie de la connaissance. Pour définir les normes de l’éthique, il faut se référer à une faculté distincte de l’opinion : l’instinct qui seul est susceptible de percevoir l’être des choses. L’opinion a pour domaine le sensible tandis que l’intellect saisit les réalités immuables. Or, si le sensible se réduit à un devenir perpétuel, aucune connaissance, même éthique ne sera possible. Pour qu’on puisse établir un système de valeurs, il faut une certaine stabilité, une réalité susceptible de rendre compte des phénomènes sensibles. C’est par l’hypothèse de l’existence des Formes qui assurent aux sensibles la stabilité qu’on peut les connaître et en parler. Ces Idées garantissent également l’existence de normes servant à orienter la conduite humaine, individuelle et collective. Cette hypothèse a permis à Platon de faire face à la situation de sa cité plongée dans la confusion semée par les sophistes. Il cherche à rétablir un ordre politique se fondant sur des principes moraux qui ne peuvent être remis en cause. Ces normes ainsi établies permettent de mesurer la rectitude de la conduite humaine.

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LE TEMPS CHEZ PLATON
I. La théorie platonicienne de la connaissance
II. L’éternité
III. Le temps, image mobile de l’éternité
DEUXIEME PARTIE : BERGSON, CRITIQUE DE PLATON
I. L’intuition bergsonienne
II. Le temps comme durée réelle
III. Bergson et la science moderne
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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