Modèles mentaux, modèles de situation et compréhension de textes
Les travaux sur la compréhension des textes constituent deux groupes distincts, dont les auteurs appartiennent à deux « familles » différentes.
L’application du théorème de Pythagore
Le premier groupe de recherche est le fait de psycholinguistes qui prennent en compte les caractéristiques linguistiques des énoncés et des textes, et considèrent les différentes dimensions du langage : lexicale, syntaxique, sémantique et pragmatique. C’est dans ce groupe que doivent être situés les travaux de Johnson – Laird (1981), de Garnham et Oakhill.
L’objet privilégié de ces études est le traitement de la cohérence locale du texte. Les textes considérés sont très courts (suites de deux ou plusieurs phrases) ou courts (paragraphesd’une dizaine de lignes).
Les recherches du second groupe ont pour visée l’étude du contenu « conceptuel » des textes : seule est prise en compte leur composante sémantico-conceptuelle, vue comme indépendante de la syntaxe. Leurs auteurs ne se définissent pas comme des psycholinguistes. Plusieurs d’entre eux, notamment Rumelhart (1975, 1977 en collaboration avec Ortony) et Kintsch (1974) ont travaillé à l’élaboration de modèles de la mémoire et plus particulièrement de la mémoire dite sémantique, au sens de Tulving (1972) qui oppose mémoire épisodique et mémoire sémantique (voir Kintsch, 1972 ; Rumelhart, Lindsay & Norman, 1972 ; Rumelhart & Norman, 1975).
Au sein de ce second groupe, Kintsch occupe une position dominante. Après avoir considéré que les représentations cognitives mises en jeu dans la compréhension étaient de nature propositionnelle, il a proposé que ces représentations soient des modèles des situations décrites dans les textes. Selon Johnson-Laird (1980) une représentation propositionnelle est définie comme une suite de symboles dotée d’une structure syntaxique arbitraire et d’unlexique qui correspond étroitement à celui du langage naturel.
Dès 1980, Johnson-Laird souligne les insuffisances des représentations propositionnelles et distingue deux étapes dans la compréhension, deux niveaux de représentations. Il réaffirme cette position dans un autre article publié en 1980 (Johnson-Laird & Garnham, 1980), puis dans son ouvrage de 1983. Dans celui-ci, il considère que la compréhension d’un texte met en jeu trois niveaux de représentation : une représentation graphémique (ou phonémique), une représentation propositionnelle et un modèle mental. La représentation propositionnelle est réalisée à partir de la représentation de premier niveau, de manière automatique, rapide et non volontaire pour le lecteur (auditeur) maîtrisant bien la langue.
Elle est définie comme une suite de symboles dotée d’une structure syntaxique arbitraire et Construction d’un modèle mental au cours d’une activité de résolution de problème :
L’application du théorème de Pythagore d’un lexique qui correspond étroitement à celui du langage naturel. A partir de cette représentation propositionnelle, peut être construit un modèle mental, défini comme un modèle interne de « l’état de choses » (state of affairs) que décrit le texte, dont la structure est analogique à cet état de choses.
En 1983, Kintsch adopte une nouvelle approche qui le conduit à distinguer trois niveaux de représentation : une représentation des caractéristiques de surface du texte, une base de texte propositionnelle et une représentation du contenu du texte, le «modèle de situation».
Soulignant le caractère complexe et souvent confus de la notion de proposition chez les philosophes et les linguistes, « in part because of a lack of serious alternatives, the proposition has been taken as a fundamental unit in cognitive semantics (…) » (Van Dijk & Kintsch, 1983). Il substitue à la notion de proposition, celle de schéma propositionnel.
Chaque phrase du texte est traduite non plus en une liste de propositions, mais en un schéma propositionnel. Ce schéma prend en considération la structure interne de la phrase, en particulier la nature du prédicat, les rôles sémantiques des arguments, les modificateurs et les circonstances de lieu et de temps. Il organise, de façon hiérarchisée, non pas des concepts, mais des propositions atomiques, au sens logique du terme. Vu sous les deux aspects, intension et extension, le schéma propositionnel est une représentation d’un fait (action, état, événement…) dans un monde possible.
Un ensemble cohérent de schémas propositionnels constitue la microstructure de la base de texte ; à partir des schémas formant la microstructure il est possible de dériver les schémas formant la macrostructure.
Le modèle de situation est une forme de représentation plus élaborée que la base de texte propositionnelle, permettant de rendre compte de nombreux phénomènes de compréhension. Il intègre les connaissances, personnelles et générales, mises en œuvre par le sujet au cours de la lecture. (…) a situation model is an integrated structure of episodic information, collecting previousepisodic information about some situation as well as instantiated general information from semantic memory (Van Dijk & Kintsch, 1983).
Propriété de typicalité
La typicalité est une propriété des éléments d’une catégorie qui correspond à l’idée quecertains éléments constituent de meilleurs exemples que d’autres de par leur catégorie d’appartenance : on dit qu’ils sont très typiques pour cette catégorie. Dans le domaine des catégories naturelles, un moineau est ainsi un meilleur exemple d’oiseau qu’une poule ouune autruche. Ces « bons » exemples, obtenus à partir de consignes appropriées, se montrent d’une grande stabilité sur des échantillons important de sujets. Les normes de typicalité mises en évidence témoignent ainsi d’une organisation particulière des représentations en mémoire à long terme. Cette propriété va être appliquée dans les travaux de Françoise et Jean Cordier (1989) et montre dans un premier temps que les sujets ont une représentation géométrique typique pour l’application du théorème de Thalès. Puis, dans un second temps, on remarque lors de la résolution de problèmes qu’il existe bien une relation entre représentativité d’une situation et réussite. Les figures non typiques sont les lieux d’erreurs plus nombreuses et d’une résolution plus longue.
Ces résultats mettent en relief un problème dans la mesure où l’élève ne traite pas la catégorie comme une catégorie conceptuelle, c’est-à-dire ne se montre pas capable d’abstraire la ou les propriétés strictement nécessaires à l’application du théorème, mais fonde son raisonnement sur de multiples propriétés figuratives des figures géométriques,dont plusieurs sont évidemment superflues.
Problématique
Nous avons vu grâce aux précédentes recherches, tout d’abord le rôle bénéfique des illustrations liées à la lecture d’un te xte qui facilite la construction d’un modèle mental. Ensuite, nous avons découvert le rôle des situations typiques dans la conception des représentations des figures géométriques. A notre connaissance, on ne recense pas de travaux sur des exercices de géométrie qui analysent les effets de la construction d’un modèle mental en fonction des images, d’un énoncé texte et aussi de la typicité de la figure géométrique. Cette typicité de la figure géométrique fait référence à la théorie de la typicalité de Françoise et Jean Cordier (1989).
Expérience 1 : Théorie de la typicalité
L’objectif de cette expérience est de mettre en évidence le degré de représentativité des figures géométriques susceptibles d’être utilisées pour l’application du théorème de Pythagore. Dans ce but, nous avons mis en place une tâche de production de ces situations.
Il s’agit donc ici de la construction de normes de typicalité, autrement dit, d’étudier les représentations les plus typiques du théorème de Pythagore.
Méthode
Procédure : Dans un premier temps, nous avons réactivé en mémoire le théorème de Pythagore en l’inscrivant au tableau (« un triangle est rectangle alors le carré de la longueur de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés ») et on y ajoute un exemple (« ABC est un triangle rectangle en A alors BC² = AB² + AC² »).
Ensuite, nous avons demandé aux élèves de penser au maximum de figures géométriques pour lesquelles le théorème de Pythagore est applicable. Nous leur avons distribué des feuilles vierges. Les élèves ont eu 10 minutes pour dessiner ces figures.
Analyse
Nous avons ensuite catégorisé les différentes figures dessinées par les élèves, que nous avons classées en fonction de leur fréquence de production.
Nous nous sommes ensuite appuyés sur ces fréquences dans le choix du matériel expérimental pour l’Expérience 2.
Expérience 3 : Mémoire épisodique et mémoire de travail
Le but principal de l’expérience 3 est de mettre en évidence le lien entre la mémoire épisodique et la mémoire de travail où sont stockés les modèles mentaux (Denis & de Vega, 1993). On va essayer d’observer si les modèles mentaux créés dans l’expérience 2 sont réutilisés dans l‘expérience 3. On fait l’hypothèse qu’un modèle mental peut être stocké dans la mémoire épisodique et ainsi aider à la construction d’un modèle mental.
Méthode
Procédure : 2 mois plus tard revenir dans la même classe de collégiens et proposer à nouveau les exercices de l’expérience 1. C’est à dire redonner dans un premier temps la formule du théorème de Pythagore en l’inscrivant au tableau (« un triangle est rectangle alors le carré de la longueur de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés ») et on y ajoute un exemple (« ABC est un triangle rectangle en A alors BC² = AB² + AC² »).
Puis, nous avons demandé aux élèves de penser au maximum de figures géométriques pour lesquelles le théorème de Pythagore est applicable. Nous leur avons distribué des feuilles vierges. Les élèves ont eu 10 minutes pour dessiner ces figures.
Résultats
Le traitement statistique des données recueillies a été réalisé à l’aide du logiciel Statistica.
Théorie de la typicalité
Aucun participant n’est parvenu à donner plus de 4 situations (voir Graphique 1). Dans un premier temps, nous avons comptabilisé le nombre de figures géométriques différentes donnés par chacun des participants.
Construction d’un modèle mental
Effet du type d’énoncé…
Pour étudier l’effet du type d’énoncé proposé, nous avons tout d’abord réalisé une analyse de variance (ANOVA) à deux facteurs (groupe : énoncé texte+image et groupe : énoncé texte).
Un effet significatif du type d’énoncé est observé : le groupe de sujets énoncé texte + image commet moins d’erreurs que le groupe de sujets énoncé texte [F(1,21) = 5,20 ; p = .03). Les résultats indiquent un effet significatif du type d’exercice : les sujets commettent significativement plus d’erreurs à l’exercice 4 (voir moyennes) [F(4,84) = 8,78 ; p < .001]. En outre l’analyse statistique ne met pas en évidence d’interaction entre le type d’énoncé et le type d’exercice [F(4,84) = 1,47 ; p = 0,22], autrement dit, en termes d’erreurs commises, l’effet du type d’énoncé est le même quel que soit le type d’exercice.
Interaction
Dans cette partie, nous allons chercher à compléter l’analyse faite précédemment car nous n’avons pas recueilli d’interaction entre le type d’énoncé et le degré de typicalité. C’est pourquoi nous allons comparer les résultats de l’exercice le plus typique avec la situation de l’exercice 4 qui renvoie à la situation erronée, donc une situation non typique. Pour ce faire, nous réalisons des comparaisons de moyennes 2 à 2 à l’aide du test t de Student, entre les résultats à l’exercice 4 (situation non typique) et l’exercice 5 (situation la + typique).
Discussion
Notre recherche avait pour but d’étudier la construction d’un modèle mental lors de la résolution de problème, plus spécifiquement lors de la résolution d’exercices sur le théorème de Pythagore. Nous avons donc recherché les effets des images liées au texte (type d’énoncé) et le rôle de la typicité des figures géométriques.
Modèle mental : effet du degré de typicalité
Degré de représentativité des figures
L’objectif de l’Expérience 1 était de mettre en évidence le degré de représentativité des figures géométriques susceptibles d’être utilisées pour l’application du théorème de Pythagore. Le but était donc d’étudier les représentations les plus typiques du théorème de Pythagore pour ensuite catégoriser ces différentes figures dessinées par les élèves, afin de faire un classement en fonction de leur fréquence de production. Nous postulions que les figures les plus représentées par la majorité des élèves seraient les plus typiques de la situation.
Dans un premier temps, les résultats ont montré que les élèves ne représentaient que 4 figures géométriques (différentes) au maximum et une moyenne de 3 figures géométriques par personnes ce qui peut paraître peu sachant que le classement effectué comporte 10 figures où l’on peut appliquer le théorème de Pythagore. Ce faible score peut être expliqué par deux raisons. La première est sans doute la consigne qui a été donnée : « dessiner sur une feuille blanche le plus possible de figures géométriques pour lesquelles le théorème de Pythagore est applicable ». Le temps imparti était de 10 minutes. Les élèves se sont arrêtés aux représentations qu’ils connaissaient et n’ont pas cherché à construire et à imaginer d’autres représentations, au risque de se tromper. Il aurait été préférable de suivre la consigne de Françoise et Jean Cordier (1991), qui demandaient aux participants: « soit de produire de mémoire, soit d’imaginer des constructions géométriques caractéristiques de l’application de théorème (…) ». Dans ce but, ils distribuaient aux sujets un petit carnet d’une dizaine de pages blanches. Sur chacune d’elles, les sujets devaient tenter de tracer une situation nouvelle. Le temps imparti était de 30 minutes.
La deuxième cause que l’on peut invoquer s’explique au vu des résultats des erreurs : sur les 73 représentations des figures géométriques, très peu d’élèves se sont trompés. Seulement 7 erreurs ont été commises, nous pouvons donc en déduire que la plupart des élèves n’a finalement pas essayé d’autres situations, au risque de se tromper.
Toutefois, nous avons pu relever sans grande difficulté les situations les plus typiques ainsi que celles qui ne le sont pas. Puisque la totalité des élèves (sauf un) a représenté le triangle rectangle, et pour plus des 2/3 des élèves le carré avec une diagonale et le rectangle avec une diagonale, ces représentations sont donc considérées comme des situations typiques par les participants. Il existe deux autres types de représentations : les situations peu typiques et non typiques. Les situations peu typiques concernent les situations représentées par moins d’¼ des élèves tels que le losange, la pyramide ou encore le triangle inscrit dans un cercle et les situations non typiques concernent les situations qui n’ont pas été représentées comme le cône ou le cube.
Suite à ces situations, nous avons pu choisir les représentations les plus pertinentes pour nos problèmes de géométries dans l’Expérience 2 : une situation typique, deux situations peu typiques, une situation non typique et une situation erronée (situation où le théorème de Pythagore ne peut pas être appliqué).
Degré de typicalité de la situation
Nous avions prédit que les élèves mettraient plus de temps à résoudre les exercices les moins typiques et feraient plus d’erreurs dans les exercices où le degré de typicalité était le moins important. Cette hypothèse est validée. En effet, nous observons un effet significatif pour les erreurs commises par les participants en fonction des exercices et pour les temps mis par les participants en fonction des exercices.
En fonction des situations, nos résultats indiquent que le nombre d’erreurs varie.Une différence significative du nombre d’erreurs commises par les participants en fonction des exercices est observée. Cette variation est flagrante entre l’exercice 4 (situation erronée), là il y avait le plus d’erreurs et l’exercice 5 (situation typique), où les erreurs étaient peu nombreuses.
La situation erronée a été l’exercice qui a posé le plus problème aux participants puisque les erreurs ont été les plus nombreuses. Ces derniers ont fait abstraction des priorités de la figure géométrique, ici un parallélogramme, pour appliquer le théorème de Pythagore. Les élèves ont cru reconnaître un triangle rectangle dans le parallélogramme. Ils se sont donc rapportés à une figure typique ; le triangle rectangle, situation où il y a eu le moins d’err eurs, pour la rapporter à une figure non typiques où les propriétés du théorème de Pythagore nes’appliquent pas.
Ensuite, nous avons observé que le temps de résolution de la situation la plus typique est le plus court. Ce temps de résolution peut s’expliquer grâce à la théorie du double codage (Gyselinck, 1996 ; Paivio, 1971, 1986). La situation du triangle rectangle, un modèle mental, était déjà assimilée par tous les participants en mémoire épisodique, les sujets peuvent facilement récupérer cette figure en mémoire épisodique et ainsi ne pas surcharger la mémoire de travail. C’est donc peut-être pour cela qu’on observe des temps très courts que ce soit pour le groupe de participants texte+image et pour le groupe texte seulement. La situation est tellement typique que les participants n’ont plus besoin de se construire un modèle mental. Dans ce cas, les élèves récupèrent le modèle mental approprié et utilisent juste une image mentale de la figure (Denis et de Vega, 1993).
Il existe bien une relation entre représentativité d’une situation et résolution du problème. Mais cette relation est complexe, car si certaines figures non ou peu typiques sont sources d’erreurs plus nombreuses, ce n’est pas le cas pour toutes. La figure géométrique du losange est une figure peu typique mais est celle qui avait le moins d’erreurs commises. L’exemple du losange est particulier car c’est une figure peu typique comme vu précédemment. Grâce aux résultats, deux points sont à dégager : l’exercice 4 est la situation qui connaît le moins d’erreurs avec la situation de l’exercice 5 mais elle est aussi celle où la durée de résolution est la plus longue. Ce phénomène peut s’expliquer de par la position de celle-ci (c’est le premier exercice) et de par sa situation peu typique. Les participants sont donc plus attentifs et concentrés sur cet exercice, ils prennent leur temps pour ne pas se tromper.
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Table des matières
Contexte théorique
Introduction
I. La théorie des modèles mentaux selon Johnson-Laird
II. Modèles mentaux, Modèles de situation et Compréhension de textes
III. Modèles mentaux spatiaux et Imagerie mentale
IV. Propriété de typicalité
V. Problématique
Méthodologie
Introduction
1. Population
2. Méthode
I. Expérience 1 : Théorie de la Typicalité
1. Méthode
2. Analyse
II. Expérience 2 : Résolution de problèmes
1. Méthode
2. Hypothèses
III. Expérience 3 : Mémoire sémantique et mémoire de travail
1. Méthode
Résultats
I. Théorie de la typicalité
II Construction d’un modèle mental
A. Effet du type d’énoncé
1. …en termes d’erreurs
2. …en termes de temps
B. Effet du type du degré de typicalité de la situation
1. …en termes d’erreurs
2. …en termes de temps
C. Interaction
III. Modèle mental et mémoire épisodique
Discussion
I. Modèle mental : effet du degré de typicalité
A. Degré de représentativité des figures
B. Degré de typicalité de la situation
C. Mémoire épisodique et mémoire de travail
II. Modèle mental : effet du type d’énoncé
III. Degré de typicalité de la situation et type d’énoncé
Conclusion
Bibliographie
Annexes