La théorie de la structuration comme modèle d’action

La théorie de la structuration comme modèle d’action

 Les concepts clés de la théorie de la structuration

La théorie de la structuration est principalement utilisée pour étudier les formes et dynamiques organisationnelles des systèmes sociaux. On la retrouve très souvent dans des domaines comme la comptabilité, les réseaux sociaux ou encore le contrôle de gestion (MacIntosh et Scapens, 1990 ; Scapens et Macintosh, 1996) ; les mêmes auteurs soulignent l’intérêt et la pertinence de cette théorie pour comprendre les relations, interactions ou autres rôles socio-organisationnels dans l’entreprise. Plus précisément, dans le cas de notre recherche, la théorie de la structuration permet d’appréhender le capital social comme un processus dynamique, fruit des multiples négociations entre les élèves et les acteurs associés à l’institution, tout en recentrant l’action sur les élèves qui sont placés au centre névralgique du processus. Pour comprendre le lien que cette théorisation opère entre l’acteur et la structure (entendu ici comme les dynamiques de structuration individuelles et les dynamiques de structuration collectives), je propose de présenter les principaux concepts qui vont permettre de comprendre cette articulation, à savoir : les actions et interactions humaines (2.2.2.1), la structure (2.2.2.1) et la dualité du structurel avec les modalités de la structuration (2.2.2.3).

Les actions et interactions des individus : la mobilisation du capital social par les élèves

Les sociologies de l’action comme la théorie de la structuration de Giddens (1987) sont variées, mais elles ont un point commun : elles rejettent d’une part l’analyse causale de type positiviste (Dubar, 2009) comme les sociologies dites traditionnelles et, d’autre part, se concentrent sur la place de l’acteur au sein du système. Ces théories se distancent ainsi d’un système où la subjectivité de l’individu se fond dans un système de normes qui déterminent l’action sociale, comme celui de Parsons (1964), ou à l’inverse d’un système qui place la rationalité de l’acteur au-dessus de toute contingence structurelle.

En appréhendant les systèmes sociaux comme « des relations entre acteurs ou collectivités, reproduites et organisées en tant que pratiques sociales particulières » (p.74), Giddens (1987) place d’emblée l’acteur social (« l’agent ») comme celui qui produit l’action et donc qui peut modifier la structure en continu. Ce sont les acteurs qui négocient les propriétés structurelles à travers leurs actions. Suivant les principes de cette théorie, les élèves communiquent, exercent leur pouvoir et valident leur propre conduite et celle des autres à travers leurs interactions ; trois éléments clés (communication, pouvoir et valeurs) qui sont au cœur de l’action humaine. Par conséquent, les actions des élèves fournissent une piste d’entrée privilégiée sur l’étude de la mobilisation du capital social. C’est à partir de leurs actions, qui s’inscrivent dans la structure et négociées en interactions, qu’ils mobilisent le capital social dans l’école.

Le fait de placer les individus au cœur du système de structuration a plusieurs implications. De cette manière, les acteurs sont perçus comme étant à la fois « compétents » (Giddens, 1987) et « réflexifs », deux caractéristiques liées dans la reproduction des conduites quotidiennes. Ainsi, ils sont compétents au sens où ils disposeraient d’une certaine marge de manœuvre et de ressources ; ils seraient donc capables de prendre des décisions et de mettre en place des actions qui peuvent entraîner un changement. Ils sont également appréhendés comme étant « réflexifs », c’est-à-dire qu’ils seraient capables de réfléchir, de rendre compte et d’objectiver leurs actions, quand ils sont sollicités à cet effet. C’est en ce sens que Morrissette (2010) estime que Giddens appréhende la compétence d’acteurs comme une « condition pour l’action » : elle explique que leurs actions reposeraient sur leur compréhension des circonstances qui les entourent.

Cela induit des conséquences dans l’appréhension de notre objet, tant au niveau conceptuel que méthodologique. En effet, dans le prolongement de cette logique, le fait de placer les élèves au cœur de la mobilisation du capital social permet de les voir comme étant capables d’agir sur cette mobilisation; ils seraient aptes à négocier et à créer leurs propres dynamiques sociales, mais également capables de rendre compte de leurs actions. Il devient alors particulièrement intéressant de considérer la voix et les motifs d’action de ces derniers.

Cette notion de réflexivité des acteurs sociaux, qui va de pair avec le sens que les acteurs accordent à leurs actions (Giddens, 1987), est primordiale dans la théorie de Giddens. On la retrouve notamment à travers l’idée de pratiques « discursives » (Giddens, 1984). Ce terme symbolise le fait que l’acteur puisse rendre compte des raisons de son action par le passage des « connaissances pratiques » vers les « connaissances discursives » ; les premières étant liées à tout ce que l’acteur connaît de façon tacite, les deuxièmes correspondant à ce que l’acteur comprend et exprime à propos du contexte et des causes de son action et de celle des autres acteurs en présence. L’auteur précise ainsi qu’« une personne est un agent qui se donne des buts, qui a des raisons de faire ce qu’il fait et qui est capable, si on lui demande, d’exprimer ces raisons de façon discursive (y compris de mentir) » (1987, p.51).

Toutefois, il est important de préciser que la réflexivité n’est jamais ici une pleine conscience de soi : Giddens la présente comme la façon dont l’individu contrôle son action, en fonction de sa compréhension des circonstances qui la produisent. Cependant, cette compétence et cette connaissance demeurent limitées par l’inconscient et par « les conséquences non intentionnelles de l’action », qui constituent (avec l’inconscient) les limites de la compétence des acteurs sociaux. En effet, des conséquences non désirées par les acteurs peuvent surgir en cours d’action. Ainsi, la notion de réflexivité de Giddens n’est pas un synonyme d’intentionnalité comme celle de Boudon, et on est bien loin de l’image d’individus pleinement rationnels comme c’est davantage le cas de l’individualisme méthodologique32. À travers la théorie de Giddens, l’individu n’est ni un simple « agent aveugle » ni entièrement « un esprit rationnel ».

Parmi les implications théoriques plus systémiques de cette conception des acteurs comme étant compétents et réflexifs, les causes de l’échec ne seraient pas seulement appréhendées comme extérieures et structurelles. Certes, certains élèves sont plus  favorisés que d’autres, mais c’est la manière dont les élèves vont mobiliser leurs ressources qui va favoriser leur réussite. Ainsi, leur action est-elle moins tributaire des contraintes structurelles, mais elle est également moins liée à leur identité, aux caractéristiques de leur expérience personnelle et plus ancrée dans une temporalité orientée vers l’action. La responsabilité de la réussite est ainsi partagée entre les élèves et les différents acteurs qui entrent en interaction avec les élèves.

La structure (virtuelle) : le capital social de l’école

Il importe d’emblée de préciser que Giddens a une acception toute personnelle de la structure, très distincte de l’acception traditionnelle, en ce sens que pour lui la structure n’est ni figée, ni statique. Elle découle d’une série d’actions, d’interactions et de transformations, que les individus (re)produisent dans l’espace et dans le temps, selon des principes de non-détermination de l’action (Giddens, 1984). En l’appliquant à la présente recherche, cette appréhension respecte la construction du capital social qui demande du temps et une certaine appropriation par l’élève. Selon cet éclairage, le capital social de l’école est ainsi appréhendé comme résultant des interactions sociales autour et par les élèves.D’ailleurs, Giddens préfère parler de « propriétés structurelles » plutôt que de structures. Celles-ci se manifestent à travers des règles et des ressources qui sont (re)produites dans l’interaction et se constituent selon trois dimensions : la signification, la domination et la légitimation. Giddens (1981) définit les règles comme étant des conventions sociales connues, et les ressources comme des « capabilities of making things happen of bringing about particular states of affairs » (p. 170). Ainsi, sous cet éclairage, le capital social est vu comme un ensemble de règles et de ressources que les élèves reproduisent dans leurs interactions. Enfin, ces trois dimensions rappellent d’ailleurs les dimensions du capital social, exposées précédemment.
La dimension de la signification (en résonance avec la dimension cognitive du capital social) se manifeste en un système de règles sociales qui influencent le processus de communication et favorisent une compréhension commune de la situation. Ces règles permettent aux acteurs de donner du sens à leurs actions et interactions à travers leurs représentations. Elles induisent des schèmes d’interprétations que Giddens (1987) définit comme « des modes de représentation et de classification qui sont inhérents au réservoir de connaissances des acteurs et que ceux-ci utilisent de façon réflexive dans leurs communications » (p. 79). Dans le cadre de cette recherche, la signification consiste en la compréhension et la signification commune autour de la mobilisation du capital social. Comme il est apparu en cours d’analyse cette dimension a pris une place primordiale dans le cadre de cette recherche puisqu’elle permet d’accéder aux représentations des élèves et aux différentes négociations de sens qui se jouent entre les élèves et les différents acteurs scolaires. Aussi, elle est donc très proches de l’idée de « projets » qui s’incarne de manière particulièrement fournie dans la perspective interactionniste (Morrissette, 2010).

La dimension de la domination (en résonance avec la dimension structurelle du capital social) s’incarne dans la capacité des agents à exercer leur pouvoir et leur influence dans les systèmes d’interaction. Elle s’exprime dans le contrôle des ressources de l’action et dans l’élaboration des règles de conduite. Les ressources reposent sur les capacités des acteurs à agir de manière intentionnelle. Giddens y réfère sous le terme de « facility » et les distingue en deux types de ressources : les ressources d’autorité et les ressources d’allocation. Les premières renvoient aux moyens (« capacities ») qui vont donner du pouvoir aux individus entre eux. Les ressources d’allocation renvoient quant à elles au pouvoir des acteurs par et sur les choses.
La dimension de la légitimation (en résonance avec la dimension normative du capital social) repose sur le système de règles morales à travers lesquelles les acteurs valident (« sanctionnent ») leur conduite et la conduite des autres en interaction. Les normes incluent ainsi les droits et les obligations des acteurs en interaction, par exemple, les codes de conduite ; le respect de la règle devenant ainsi un moyen de légitimer l’action. La dimension de la légitimation permet de tenir compte de la réciprocité et des attentes et obligations communes entre les acteurs. Dans le cadre de cette recherche, il  s’agit donc des normes et valeurs qui encadrent, sans pour autant la déterminer, la mobilisation du capital social dans l’interaction

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Table des matières

Chapitre 1 : Problématique
1.1.Les inégalités sociales, la part de l’école
1.1.1. Portrait des inégalités au Québec
1.1.2. Les facteurs qui jouent sur les inégalités scolaires
1.1.3. Et l’école dans tout ça ?
1.2.La prise en compte du capital social dans la problématique des inégalités sociales et scolaires
1.2.1. La prise en compte du capital social
1.2.2. Le capital social comme outil des politiques publiques
1.2.3. Le capital social comme outil des politiques publiques éducatives
1.3. Synthèse critique : les conditions d’étude du capital social
1.4. L’objectif de recherche
Chapitre 2 : Le cadre théorique
2.1.Les dimensions constituantes comme porte d’entrée conceptuelle
2.1.1. La difficile appréhension du concept de capital social
2.1.2. Les principales dimensions du capital social
2.1.2.1. La dimension normative
2.1.2.2. La dimension structurelle
2.1.2.3. La dimension cognitive
2.2. La théorie de la structuration comme modèle d’action
2.2.1. Les concepts clés de la théorie de la structuration
2.2.2. Le rapprochement des dimensions du capital social et de la théorie de la structuration
2.3. La question principale de recherche
Chapitre 3 : Méthodologie
3.1.Le terrain de recherche investigué
3.2.La démarche d’investigation choisie : l’étude de cas ethnographique
3.2.1. Pertinence du recours à l’étude de cas ethnographique
3.2.2. La variété des méthodes de collecte de données
3.3.  L’analyse des données
3.3.1. Présentation de l’analyse
3.3.2. Déroulement de l’analyse
3.4 Les incidences méthodologiques
Chapitre 4 : Premier registre d’analyse
4.1.Le contexte de mobilisation du capital social
4.2. Le capital social accessible
4.2.1. Les ressources sociales accessibles
4.2.2. Les normes et valeurs en lien avec la mobilisation
4.3. Le capital social mobilisé
4.3.1. La perspective institutionnelle
4.3.2. Les multiples négociations des élèves
4.3.3. Les divergences avec le cadre normatif
4.4.  Les processus de mobilisation du capital social
4.4.1. Processus d’acceptation : quand la proximité relationnelle fait oublier l’autorité et favorise la confiance envers l’institution
4.4.2. Processus de soumission : un manque de cohérence marqué par la reconnaissance de l’autorité
4.4.3. Processus d’évitement : où l’aide venue d’ « ailleurs » n’est pas la bienvenue
4.4.4. Le processus de rejet : une menace pour le système de normes et valeurs de l’élève
4.4.5. Processus de fraternisation : la proximité relationnelle pour contourner les normes et valeurs institutionnelles
4.4.6. Processus de manipulation : une mobilisation pour le projet caché de l’élève et à l’encontre de la ressource
4.4.7. Processus d’appropriation : une mobilisation stratégique et instrumentale
4.4.8. Processus de contrôle : une mobilisation subjectivée en anticipation des futurs besoins des élèves
Synthèse du premier registre d’analyse et présentation des résultats émergents
4.5.1. Retour sur les principaux résultats
4.5.2. Représentation schématique de la mobilisation du capital social
4.5.3. Le matériel émergent : la médiation du capital social
Chapitre 5 : Deuxième registre d’analyse
5.1.  La forme scolaire comme nouvel éclairage théorique
5.1.1. Les spécificités de la forme scolaire
5.1.2. Forme scolaire et « ordre scolaire »
5.1.3. Forme scolaire, institution scolaire et culture scolaire
5.2. La (mise en) forme scolaire d’une école de milieu défavorisé et multiethnique
5.2.1. La mise en forme de l’excellence : un renforcement de la norme scolaire
5.2.2. La mise en forme de la difficulté : l’étanchéité de la forme scolaire
5.2.3. La mise en forme de la remédiation : une gestion compartimentée de la difficulté
Conclusion
6.1. Retour sur l’objectif de recherche
6.2. Les principaux apports et limites de cette thèse
6.2.1. Vers l’étude des espaces de médiation intermédiaires
6.2.2. Vers l’étude de la mobilisation des agents institutionnels
6.2.3 Le dernier mot de la fin…
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES

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