La théorie de la dissonance cognitive et ses paradigmes classiques
Selon la théorie de la dissonance cognitive (Festinger, 1957), l’inconsistance entre deux cognitions éveille chez la personne un état d’inconfort psychologique qui la motive ensuite à rétablir la consistance en vue de réduire cet inconfort.
Trois points fondamentaux de la théorie
Premièrement, un état de dissonance cognitive est éveillé chez une personne lorsqu’elle prend conscience de la présence dans son esprit d’au moins deux cognitions inconsistantes. Festinger introduit la notion de cognition, se référant à toute connaissance, opinion ou croyance d’une personne liée à l’environnement, à soi-même ou à un comportement (Festinger, 1957, p . 3). Selon lui, deux cognitions cohérentes entre-elles (i.e. l’une implique l’autre) sont en relation de consistance. Dans ce cas, tout va bien. En revanche, deux cognitions contradictoires (i.e. l’une impliquant le contraire de l’autre) entretiennent une relation d’inconsistance . Cette dernière induit l’état de dissonance cognitive qualifié de tension psychologique désagréable. Deuxièmement, cette dissonance ressentie est d’amplitude variable et est dépendante de deux facteurs : i) le nombre de cognitions consonantes et dissonantes impliquées dans la relation et ii) l’importance subjective de ces cognitions pour la personne. Rendre compte de cette amplitude de dissonance a son importance puisqu’elle va déterminer le travail de réduction de la dissonance. Plus la magnitude de la dissonance est grande, plus le travail de réduction est important. Troisièmement, la dissonance cognitive correspond à un état de « drive» (Beauvois & Joule, 1996). Autrement dit, il s’agit d’une motivation poussant la personne à mettre en place des procédures visant à rétablir l’équilibre cognitif. En effet, tout comme se nourrir est un besoin fondamental qui pousse les gens à s’alimenter lorsqu’ils ont faim, la consistance est selon Festinger un besoin fondamental qui les pousse à la restaurer lorsqu’elle est menacée. Différentes voies de réduction de la dissonance peuvent alors être empruntées. Le choix de la voie de réduction dépend de la résistance au changement des cognitions impliquées dans l’inconsistance (Festinger, 1957). La réduction de la dissonance s’opère sur la cognition la moins résistante au changement et dans la direction de la cognition la plus résistante.
Suite à ce travail initial, différents paradigmes dits « classiques » ont été élaborés pour tester les prédictions issues de la théorie (cf. Cooper, 2007 pour une revue). Il est intéressant de constater qu’ils mettent tous en jeu une inconsistance très largement étudiée (cf. Cooper, 2007; Gawronski & Brannon, 2019; Harmon-Jones & Mills, 1999) : l’inconsistance entre une attitude (i.e. l’évaluation favorable ou défavorable d’un comportement, Ajzen, 2020) et un comportement.
Les paradigmes classiques : une affaire d’inconsistance attitudecomportement
Les paradigmes du libre choix (Brehm, 1956), de justification de l’effort (Aronson & Mills, 1959) et de soumission forcée (tâche fastidieuse, Festinger & Carlsmith, 1959; plaidoyer contre-attitudinal, Janis & King, 1954) ont déjà fait l’objet de multiples présentations (e.g. Fointiat et al., 2013; Harmon-Jones & Harmon-Jones, 2007; HarmonJones & Mills, 1999). Nous faisons le choix de les décrire très rapidement au travers de quelques illustrations (cf. références susmentionnées pour une présentation académique).
Premièrement, le paradigme du libre-choix (Brehm, 1956) se réfère à des situations très courantes dans lesquelles nous devons faire un choix entre au minimum deux objets attrayants. Choisir entre un costume trois pièces (ou une robe bustier) et un costume deux pièces (ou une robe sirène à dentelles) pour son mariage est difficile car ils ont beaucoup d’avantages et très peu d’inconvénients. Le paradigme du libre-choix, en suivant trois étapes (i.e. évaluer/classer des objets, choisir un objet et évaluer les objets), crée une inconsistance entre une attitude (l’attrait pour le costume rejeté) et un comportement (i.e. le rejet du costume) amenant les gens à réduire leur dissonance en modifiant leurs attitudes envers les objets, par exemple en diminuant leur attrait du costume deux pièces dans le cas du choix du costume trois pièces (e.g. Festinger, 1964; Gilovich et al., 1995; Harmon-Jones, 1999).
Deuxièmement, le paradigme de justification de l’effort (Aronson & Mills, 1959) correspond aux situations dans lesquelles une personne est engagée dans une activité désagréable pour obtenir un objet désiré. L’inconsistance réside ici dans le fait de ne pas vouloir s’exposer à des conditions désagréables et le fait de l’avoir fait. Par exemple, une personne qui attend 20 minutes sous la pluie pour pouvoir acheter un smartphone peut ressentir de la dissonance. A mesure que la personne s’engage dans l’activité (e.g. « ça ne fait plus dix, mais vingt minutes maintenantque j’attends pour entrer dans le magasin ») ou bien que cette activité devienne encore plus désagréable (e.g. « ce n’est plus seulement de la pluie, il y a de l’orage et il grêle maintenant »), la dissonance causée par la réalisation du comportement contre-attitudinal augmente. Ainsi, ce paradigme de justification de l’effort souligne, lui aussi, une inconsistance entre une attitude et un comportement conduisant les gens à changer d’attitude (i.e. renforcement de l’attitude envers l’objet souhaité, et dans le cas présent l’attrait du smartphone) pour réduire leur état de dissonance cognitive.
Troisièmement et enfin, la soumission forcée est un paradigme de dissonance cognitive dans lequel les gens sont amenés à réaliser un comportement contre-attitudinal. Ce paradigme a été opérationnalisé via la tâche fastidieuse (Festinger & Carlsmith, 1959) et le plaidoyer contre-attitudinal (Janis & King, 1954). Ce dernier est peut-être l’opérationnalisation la plus courante de ce paradigme. Nous l’illustrons à l’aide d’une situation familière aux personnes donnant des cours de statistiques aux étudiants de psychologie. Les statistiques semblent pour bon nombre d’entre eux inutiles. Dans le but d’amener les étudiants à être plus favorables aux statistiques, l’enseignant pourrait leur demander de prendre quelques minutes au début du TD pour noter toutes les raisons pour lesquelles les statistiques sont nécessaires en psychologie. Cette prise de note devrait engendrer un état de dissonance cognitive dû à l’inconsistance entre leur attitude à l’égard des statistiques et leur comportement. Cet état conduirait ainsi les étudiants à changer d’attitude envers les statistiques dans le but de retrouver un équilibre cognitif.
En résumé, les paradigmes classiques de dissonance cognitive ont pour caractéristiques communes de générer une inconsistance entre une attitude et un comportement dans le but de rendre cette attitude plus consistante avec le comportement problématique (i.e. contreattitudinal) réalisé. Ils conduisent alors au changement via l’induction d’un état de dissonance cognitive se situant au niveau intra-individuel (i.e. un conflit interne à la personne). Bien que les chercheurs de l’époque (et encore ceux d’aujourd’hui, cf. Cooper, 2007) se soient essentiellement focalisés sur ces processus de dissonance intra-individuel, Festinger (1957) n’envisageait pas uniquement la dissonance comme l’apanage de cette seule inconsistance attitude – comportement. Au contraire, il considérait également le groupe social comme une source d’éveil et de réduction de l’état de dissonance cognitive. Il envisageait par là-même une dissonance à un niveau interpersonnel, c’est-à-dire un conflit entre la personne et un groupe social. C’est alors qu’il décrivait ce cas bien particulier de dissonance : « Si, au cours d’un dîner formel, une personne mange du poulet avec ses doigts, la connaissance de ce qu’elle fait est en dissonance avec l’étiquette d’un dîner formel » (Festinger, 1957, p. 27). Cette situation particulière met en jeu une inconsistance entre un comportement (i.e. manger avec les doigts lors d’un diner officiel) et des « mœurs culturelles », ces dernières faisant référence au concept de « normes sociales » et plus particulièrement aux normes sociales injonctives (i.e. il est désapprouvé socialement de manger avec les doigts lors d’un diner officiel, Cialdini et al., 1990). Avant de voir si les chercheurs se sont intéressés à cette situation particulière d’inconsistance norme – comportement, éclaircissons tout d’abord le concept de « normes sociales ».
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Table des matières
Introduction générale
De l’histoire d’un rêve…
… à l’histoire d’une thèse
Chapitre 1 – Groupe, normes sociales et dissonance cognitive : à la recherche d’un paradigme
1. La théorie de la dissonance cognitive et ses paradigmes classiques
1.1. Trois points fondamentaux de la théorie
1.2. Les paradigmes classiques : une affaire d’inconsistance attitude-comportement
2. Quelques éléments fondamentaux sur le concept de norme sociale
2.1. Normes sociales descriptives versus injonctives
2.2. La saillance de la norme sociale en tant que condition nécessaire à l’influence
2.3. Deux motivations à la conformité aux normes sociales
2.4. Normes sociales versus normes personnelles
3. Les normes sociales dans le processus de dissonance cognitive
3.1. Inconsistance entre une attitude personnelle et la norme du groupe
3.2. Observer un membre de son groupe en dissonance intra-individuelle : le cas de la dissonance vicariante
3.3. Quand le support social permet de réduire la dissonance
4.Le paradigme de l’hypocrisie induite : une solution envisageable au désert paradigmatique autour de l’inconsistance norme – comportement ?
Chapitre 2 – Des normes sociales présentes dans le paradigme de l’hypocrisie induite
1. La genèse d’un nouveau paradigme de dissonance cognitive
1.1. Susciter un « sentiment d’hypocrisie » pour conduire au changement comportemental : 3 études originelles
1.2. Un « sentiment d’hypocrisie » comparable à l’état de dissonance cognitive
2.Le paradigme de dissonance cognitive dédié au changement de comportements… normés socialement !
2.1. Une balance en faveur de la rationalisation en acte plutôt que cognitive
2.2. Application à divers domaines et comportements faisant l’objet d’une norme sociale
3._ Un décalage dans l’attention accordée aux deux phases de l’hypocrisie induite
3.1. Peu d’attention portée à la première phase de saillance normative…
3.2. … au profit d’une phase de saillance des transgressions maintenant bien circonscrite
4.Conclusion du chapitre : Des normes sociales présentes dans le paradigme mais pour autant impliquées dans l’inconsistance ?
Chapitre 3 – Des normes sociales longtemps tenues à l’écart de l’inconsistance sous-jacente à l’effet d’hypocrisie
1.Un paradigme pour une théorie : l’hypocrisie induite comme prototype de la théorie de la consistance du Soi
1.1. Aux origines théoriques de l’hypocrisie : Débats sur le rôle du soi dans le processus de dissonance
1.1.1. La théorie de la consistance du soi : le soi en tant qu’attentes
1.1.2. Deux concurrents : la théorie de l’affirmation de soi et le modèle du NewLook
1.1.3. De l’impasse théorique à la solution paradigmatique
1.2. Un effet d’hypocrisie explicable (uniquement) par la consistance du soi
1.3. Limites de la consistance du soi : mépris des rôles du soi et des normes sociales
2. Un modèle pour des théories et paradigmes : la réunification autour du modèle des standards du soi de la dissonance
2.1. Importance de l’information accessible dans la situation d’inconsistance
2.1.1. Rôle du soi dans l’éveil de la dissonance : fonction du type de standards utilisé pour évaluer le comportement inconsistant
2.1.2. Rôle du soi dans la réduction de la dissonance : fonction du type d’attributs personnels accessibles
2.2. Implications pour le paradigme de l’hypocrisie induite : un nouveau modèle explicatif qui laisse à désirer
3.Une nouvelle approche pour un paradigme : l’écart à la norme sociale comme modélisation de l’hypocrisie induite
3.1. Une approche qui prend appui sur la modélisation du processus d’inconsistance de Gawronski
3.2. Une approche qui voit la perception de s’écarter des normes sociales comme l’unique moteur de l’effet d’hypocrisie
3.3. Peu de tests expérimentaux directs de l’approche en termes d’écart à la norme sociale
4. Conclusion du chapitre : un rôle des normes sociales dans l’hypocrisie induite à la recherche de soutiens empiriques et théoriques
Chapitre 4 – La prévention des discriminations : un champ d’application pertinent pour tester le rôle de (l’écart à) la norme sociale sur l’effet d’hypocrisie
1. De nombreuses stratégies de prévention pour pallier à une réalité sociétale aux conséquences néfastes …
1.1. Discrimination et conséquences négatives
1.2. Des formes plus subtiles de discriminations en réponse à une norme sociale antidiscriminatoire
1.3. L’influence normative parmi les méthodes de prévention de la discrimination
2. Prévention par l’activation des normes antidiscriminatoires
2.1. Deux motivations à ne pas discriminer en lien direct avec les normes antidiscriminatoires
2.2. L’influence des normes sociales sur l’expression des préjugés et de la discrimination
2.3. L’influence de la norme personnelle sur l’expression des préjugés et de la discrimination
3. Prévention par la prise de conscience des comportements déviants les normes antidiscriminatoires
3.1. Modèle de l’auto-régulation des préjugés
3.2. Conséquences affectives et comportementales de la déviance à la norme personnelle antidiscriminatoire
3.3. Conséquences affectives et comportementales de la déviance à la norme sociale antidiscriminatoire
4. Conclusion du chapitre
Conclusion générale