La démocratie et l’aristocratie ne sont point des Etats libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n’est pas toujours dans les États modérés. Elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir : mais c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XI, Chapitre IV.
C’est ainsi que Montesquieu cherche à convaincre son lecteur de la nécessité de la division des pouvoirs. Si une personne est dépositaire du pouvoir elle ne pourra qu’en abuser, il est donc nécessaire que d’autres pouvoirs servent de contrepoint. C’est notre faculté de raison qui nous permet de saisir cet argument ô combien important. Mais on aurait tout aussi bien pu choisir un exemple plus prosaïque. «C’est moi qui ai fait la vaisselle hier, c’est ton tour aujourd’hui. » De même qu’un roi, contraint par sa raison, doit céder aux arguments de Montesquieu, nous devons nous soumettre à la logique imparable de notre partenaire. Bien que nous utilisions tous, quotidiennement, nos capacités de raisonnement pour argumenter, on peut être tenté de penser qu’il ne s’agit là, pour ce sommet de notre intellect, que d’une tâche presque subalterne : le raisonnement ne nous permet-il pas aussi, et d’abord, de comprendre le monde, d’accéder à des vérités supérieures, d’appréhender la logique ou les mathématiques, et de résoudre des problèmes aussi divers que la preuve du théorème de Fermat et le mystère du meurtre de l’Orient Express ? Que le raisonnement nous permette de faire toutes ces choses est indéniable. Que ce soit là sa fonction est une autre question. Il ne faut pas se laisser abuser par l’importance ou la beauté des accomplissements rendus possibles par le raisonnement.
Considérations théoriques
Pour qui veut s’inscrire dans un cadre évolutionniste, la première tâche est de spéculer sur la fonction des mécanismes étudiés. Le premier chapitre sera donc consacré à l’élaboration d’un scénario plausible qui aurait pu mener à l’apparition de nos capacités de raisonnement, scénario qui donnera des éléments du contexte et des pressions de sélection ayant promu ces capacités. Il s’agira là d’une spéculation dont le rôle n’est pas de décrire un passé dont nous savons trop peu, mais est d’ouvrir une perspective nouvelle sur la psychologie du raisonnement en montrant qu’elle n’est pas sans plausibilité. Une fois que la plausibilité évolutionniste de la théorie argumentative aura été établie, la seconde étape consistera à mettre en évidence les prédictions sur le fonctionnement du raisonnement qui découleraient d’une telle théorie. Enfin, dans un troisième chapitre la théorie défendue ici sera comparée aux autres théories à processus duel existant dans le domaine du raisonnement. Cette première partie sera donc surtout constituée de considérations théoriques, considérations qui seront amplement corroborées dans la seconde partie. Cette division se justifie par le caractère partiellement post-hoc de la théorie présentée ici (ce qui s’applique également à la plupart des autres théories à processus duel). Les expériences qui seront citées en sa faveur n’ont pas été conduites afin de prouver tel ou tel aspect de la théorie et, dans de nombreux cas, ces expériences seront utilisées en soutien de plusieurs arguments. Il était dans ces conditions plus simple de rassembler la plupart des considérations théoriques dans une seule partie, avant de passer en revue les nombreux travaux fournissant un soutien à la théorie argumentative et à ses prédictions sur le fonctionnement du raisonnement.
Evolution du raisonnement
A quoi sert le raisonnement ? Comme son nom l’indique, la théorie argumentative défend l’idée que sa fonction principale est de produire et d’évaluer des arguments. Cependant, avant de pouvoir examiner les pressions de sélection ayant pu être conduire à l’évolution d’une telle capacité, par nature communicative, il est nécessaire de tracer, dans les grandes lignes, le cadre plus général de l’évolution de la communication.
L’évolution de la communication
L’évolution de la communication a commencé de poser problème dans les années 70, lorsque les biologistes de l’évolution (en particulier, Hamilton, 1964a, 1964b; Trivers, 1971; Williams, 1966) ont examiné les sources du mécanisme de sélection naturelle et ont rappelé qu’il agissait principalement au niveau des individus et non au niveau des groupes. Jusqu’alors les éthologues pouvaient prétendre que les systèmes de communication permettaient aux animaux de diffuser des informations et d’apporter des bénéfices au groupe ou à l’espèce. Ainsi, un écureuil poussant un cri d’alarme – au risque de sa vie – permettait aux autres membres du groupe de s’échapper. Le problème posé par cette interprétation fut tout d’abord soulevé par Richard Dawkins et John Krebs dans un chapitre de la première édition de Behavioural Ecology: An Evolutionary Approach (1978). Si on se place au niveau des individus, un signal tel qu’un cri d’alarme – qui met en danger son émetteur au profit du récepteur – devient une aberration : les individus qui les produisent devraient avoir moins de chance de se reproduire, et le trait devrait donc s’éteindre.
Il s’agit donc d’expliquer l’existence même des systèmes de communication observés dans la nature. Dans le cas des cris d’alarme, une piste souvent explorée est celle de la sélection de parentèle : si le cri permet de sauver plusieurs enfants, il devient intéressant pour un parent de le pousser. Dans certains groupes d’écureuils par exemple, les femelles sont des membres permanents alors que les mâles ne sont que de passage. Les premières ont donc plus intérêt à pousser des cris d’alarme car il y a plus de chance que leurs apparentés soient menacés, et c’est en effet ce qui a été observé (Sherman, 1977), confirmant ainsi une prédiction de la sélection de parentèle. Cette explication ne peut cependant pas rendre compte des systèmes de communication que l’on observe entre individus non apparentés. Dans ces cas, pour Dawkins et Krebs l’intérêt de la communication résiderait plutôt dans la possibilité qu’elle offre pour l’émetteur de manipuler le récepteur : l’émetteur pourrait influencer le récepteur – de par les informations qu’il lui transmet – à son propre avantage. C’est par exemple ce que font les papillons vice-rois. Leurs ailes portent des motifs similaires à ceux des papillons monarques, qui sont des papillons toxiques que les oiseaux évitent. Ces motifs permettent aux vice-rois d’être eux aussi évités par les oiseaux qui ont des difficultés à les différencier des monarques.
Il y a cependant une faille dans cet argument, faille que Krebs et Dawkins identifieront eux-mêmes dans la seconde édition de Behavioural Ecology (1984). Si le fait de recevoir des informations d’un autre individu est réellement dommageable aux membres d’une espèce, alors l’évolution les rendra rapidement ‘sourds’ à ces informations. Ils arrêteront de les percevoir ou d’y prêter attention. Etant donné que les individus qui envoient des signaux doivent eux aussi y trouver leur compte, il en résulte que la communication, pour être évolutionnairement stable, doit être majoritairement ‘honnête’. Cela ne signifie pas que tous les signaux doivent refléter parfaitement la réalité, mais simplement qu’en moyenne les bénéfices qu’ils apportent à la fois à l’émetteur et au récepteur doivent être plus importants que les risques et coûts encourus. Dans le cas des monarques et des vice-rois, il est préférable pour les oiseaux de s’abstenir de manger des vice-rois (qui pourtant ne sont pas toxiques) pour éviter d’ingurgiter un monarque. Si le nombre de vice-rois par rapport aux monarques augmentait trop, le système de communication s’écroulerait, les oiseaux ne prêteraient plus attention aux motifs sur les ailes des monarques ou des vice-rois car les vice-rois attrapés compenseraient le risque d’indigestion dû aux quelques monarques restant.
De nombreuses solutions ont depuis été proposées au problème du maintien de l’honnêteté de la communication. Parmi les premières figure la théorie du signal coûteux d’Amotz Zahavi (voir Zahavi & Zahavi, 1997, pour une revue). Cette théorie propose que certains signaux restent honnêtes car leur émission entraîne un coût, coût que ne sont en mesure de payer que ceux qui émettent le signal de façon honnête. Dans ce cas, les récepteurs peuvent se fier au signal pour indiquer que les émetteurs sont en mesure de payer le coût associé. Par exemple, les mâles d’une certaine espèce de mouche (Cyrtodiopsis dalmanni) ont les yeux très écartés, ce qui représente un coût certain (ne serait-ce que par l’énergie nécessaire au développement de ces appendices) et les femelles préfèrent les mâles ayant les yeux les plus écartés. Or il a été montré que seuls des mâles bien dotés génétiquement pouvaient maintenir un large écart entre leurs yeux, et ce même dans des conditions environnementales appauvries, et que cette qualité était héréditaire. Les yeux écartés représentent donc un signal honnête parce que coûteux : étant donné que seuls certains mâles peuvent en endurer les coûts, les femelles peuvent se fier à un large écart entre les yeux pour repérer les mâles ayant une bonne qualité génétique (voir Maynard Smith er Harper, 2003, pp.33ff.).
Cependant la communication honnête peut également évoluer en étant à bas coût (‘cheap talk’). En s’en tenant aux primates (qui seront pour nous les points de comparaison les plus pertinents), Gouzoules et Gouzoules notent plusieurs autres solutions qui ont été empiriquement testées (Gouzoules & Gouzoules, 2002). Nous avons déjà évoqué une d’entre elle sous la forme de la sélection de parentèle : si émetteur et récepteur partagent suffisamment de gènes, il n’y a pas nécessairement de conflit d’intérêt. Il est également possible que la situation écologique demande une certaine coordination : les groupes ont par exemple intérêt à rester soudés lors des déplacements. Dans la mesure où les individus ont des intérêts en commun, la communication peut faciliter la coordination. C’est ce qui semble être le cas des groupes de tamarins-lion dorés : les cris poussés par leurs membres facilitent leur cohésion (Boinski, Moraes, Kleiman, Dietz, & Baker, 1994). Enfin, certains primates utilisent des stratégies plus sophistiquées pour ajuster leur confiance en différents émetteurs. Les singes vervets sont capables d’émettre plusieurs cris d’alarme en fonction des prédateurs rencontrés. Lorsqu’un de ces cris, enregistré, est diffusé à d’autres vervets dans des circonstances qui ne le justifient pas (en l’absence de prédateur), ces derniers apprennent qu’il ne faut pas s’y fier et arrêtent d’y prêter attention. Cet apprentissage est hautement spécifique : il ne concerne qu’un type de cri chez un individu (Cheney & Seyfarth, 1990; Gouzoules, Gouzoules, & Miller, 1996). Un individu qui voudrait utiliser ces cris à mauvais escient ne pourrait donc le faire qu’un nombre limité de fois, et en payant un prix : après cela, les autres ne se fient plus à lui, même dans des circonstances qui justifierait qu’ils le fassent. Les macaques rhésus, quant à eux, sont capables d’utiliser de manière appropriée le statut des autres individus et l’histoire des relations qu’ils ont eue avec eux afin d’ajuster leur communication de manière appropriée – à la fois en tant qu’émetteur et que récepteur (Silk, Kaldor, & Boyd, 2000).
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Table des matières
Introduction
Considérations théoriques
1 Evolution du raisonnement
1.1 L’évolution de la communication
1.2 Mécanismes de vigilance épistémique
Vérification de cohérence
Calibrer la confiance
1.3 L’argumentation comme moyen de surmonter les limitations des mécanismes de vigilance épistémique
2 Fonctionnement du raisonnement
2.1 Quelques éléments sur la recherche visuelle
2.2 Le cas du raisonnement
De la nécessité de mécanismes spécifiques
Inefficacité des mécanismes de prédiction dans le raisonnement
Avantages des mécanismes ‘générer et tester’
Résumé sur le fonctionnement du raisonnement
3 Comparaison avec les autres théories à processus duel
3.1 La théorie d’Evans
Les origines
La théorie d’Evans et Over, circa 1996
Version la plus récente de la théorie d’Evans
Pensée hypothétique
Principe de singularité
Principe de satisficing
Principe de pertinence
Les biais fondamentaux
L’interaction entre les deux systèmes
Hypothèses évolutionnistes
Conclusion : retour sur la notion de rationalité et sur le rôle des hypothèses évolutionnistes
3.2 La théorie de Sloman
La distinction entre systèmes associationiste et basé sur des règles
Réinterprétation des résultats
Le problème de conjonction des probabilités
Raisonnement inductif
Biais de croyance dans les syllogismes
Le raisonnement conditionnel et la tâche de sélection de Wason
Rôle des raisons dans les réponses ‘basées sur des règles’
Intégrer la théorie de Sloman dans le cadre présent
La fonction du système basé sur des règles
3.3 La théorie de Stanovich
Les conflits cognitifs
Un nouveau nom pour le système 1 : TASS
Le système analytique et le problème de l’homoncule
Le système analytique comme ‘machine virtuelle’
Le système analytique et la pensée hypothétique
Les interactions : inhibition du TASS par le système analytique
Sur la fonction du système analytique
3.4 Conclusion sur les théories à processus duel
Soutien empirique
Prédictions sur les contextes d’activation du raisonnement
Prédictions sur le fonctionnement du raisonnement
Prédictions sur les effets du raisonnement
4 La vérification de cohérence
4.1 Influence et persuasion subliminale
4.2 Repérer les énoncés incohérents avec nos croyances : le point de vue développemental
4.3 Le biais égocentrique
4.4 Objections et réponses
5 Raisonnement et argumentation
5.1 Le raisonnement dans son contexte le plus naturel : en groupe
5.1.1 Le raisonnement en groupe est efficace
Réplication de Moshman et Geil 1998
5.1.2 Explications alternatives
5.1.3 Pourquoi ça ne fonctionne pas tout le temps
Les améliorations sont-elles des anomalies ?
La polarisation des groupes
Bons conflits, mauvais conflits
5.2 L’argumentation
5.2.1 Compréhension et évaluation d’arguments
La psychologie sociale : persuasion et changement d’attitude
Psychologie du raisonnement
Tâches classiques en contexte argumentatif
Les paralogismes de l’argumentation
La structure globale des arguments
Une expérience sur l’évaluation d’arguments
5.2.2 Production d’arguments
Les études de Perkins et Kuhn : une vision pessimiste de nos capacités d’argumentation
Caractère artificiel des tâches utilisées
Les limites de la capacité critique, et comment les circonvenir
Explication et preuve
Analyse et effets de débats réels
Conclusion