La territorialité des autochtones
En 2007, la fluctuation du niveau des eaux entraînait l’érosion des berges du réservoir Gouin en Haute-Mauricie et mettait à nue une partie du cimetière ancestral des Atikamekw à Kikendatch’. Anciennement dispersés en petits groupes de chasse seminomades aux sources de la rivière St-Maurice, les Atikamekw fréquentent le territoire depuis des temps immémoriaux. Pourtant, les ossements arrachés par les eaux du réservoir sont les rares témoins de leur présence ancestrale à cet endroit. Cette absence de marqueurs d’occupation suscite des questions. En fait, il semble qu’au cours du XXC siècle, l’industrialisation rapide de la région ait entraîné l’effacement de la présence des Atikamekw en Haute-Mauricie, alors que les allochtones ont profondément et durablement transformé leur milieu de vie, tant sur le plan matériel que symbolique.
Dans le cadre de cette étude, nous cherchons à retracer le processus de dépossession territoriale des Atikamekw en Haute-Mauricie entre 1900 et 1930. Il s’agit entre autres d’évaluer comment l’industrialisation bouleverse les pratiques territoriales des Atikamekw et comment, à plus ou moins long terme, ils perdent accès au territoire en raison de l’intensification des activités industrielles sur leurs terrains de chasse. Aussi, comme nous étudions les rapports entre les Atikamekw et les allochtones sous l’angle des territorialités, il nous faut définir les pratiques territoriales et l’imaginaire géographique des groupes en présence, puis déterminer en quoi ils se distinguent.
BILAN DE LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE
Pour étudier les rapports territoriaux des Atikamekw et des allochtones en HauteMauricie, nous empruntons des concepts et des termes à la géographie humaine. Nous recourons notamment au concept de la territorialité afin de mettre en lumière la spécificité de leur mode de représentation du territoire et déterminer comment ils entrent en confrontation pour l’occupation et l’usage d’un même espace. Selon le géographe Robert Sack, la territorialité consiste en une stratégie visant à contrôler l’espace géographique et à y établir différents accès. Il s’agit en fait d’un acte conscient par lequel un groupe dominant s’assure l’appropriation et le contrôle du territoire . De son côté, le géographe Claude Raffestin présente le territoire comme un espace sociae où se déploient des relations dissymétriques et des rapports de pouvoir. Comme tous les acteurs territoriaux n’ont pas la même incidence sur le territoire, ce déséquilibre des forces serait constitutif des rapports de territorialité .
Sack et Raffestin proposent également un cadre d’analyse à l’aide duquel nous sommes en mesure d’appréhender les stratégies d’appropriation territoriale des allochtones en Haute-Mauricie au cours des premières décennies du XXC siècle. D’abord, Raffestin nous éclaire sur le rôle des maillages dans l’espace, car selon le géographe, ceux-ci permettent d’organiser, de contrôler et de mettre en réseau le territoire. Il peut s’agir par exemple de voies de communication ou d’infrastructures permettant l’accès au territoire. Ensuite, Raffestin explique comment les processus de territorialisation, de déterritorialisation et de reterritorialisation font passer le territoire d’un état de configuration à un autre, de manière à faciliter le renouvellement des usages territoriaux. Dans cette perspective, si l’acte de territorialisation produit du territoire à partir d’un espace géographique de base, la déterritorialisation et la reterritorialisation servent à effacer les traces et les ,activités déjà existantes pour en créer de nouvelles5 . Dans un même ordre d’idées, Sack démontre que la territorialité assure une fonction d’effacement de l’espace (<< space-clearing function »). En définissant le territoire comme un espace vide, les décideurs facilitent le processus de recomposition territoriale afin d’y permettre de nouveaux usages . C’est avec ces notions que nous entendons définir’ la manière dont les allochtones reconfigurent le territoire, accélèrent le processus de dépossession territoriale des Atikamekw et imposent leur territorialité en Haute-Mauricie au début du XXC siècle.
Comme nous cherchons à comprendre comment les Atikamekw et les allochtones se rapportent au territoire, il nous faut aussi définir la notion d’imaginaire géographique. Plusieurs géographes se sont intéressés aux modes de représentations territoriales chez l’homme au cours des dernières décennies . Récemment, Mario Bédard a étudié cette question en signalant que « l’imaginaire est omniprésent dès lors qu’on évoque, conçoit ou aménage le territoire ». Il s’agit donc d’un mode de représentation et d’appropriation symbolique de l’espace, ainsi qu’une manière de concevoir et d’organiser le territoire dans le but de l’occuper et de l’utiliser. C’est cette définition que nous utiliserons dans le cadre de notre étude.
La territorialité des autochtones
Nous considérons la capacité d’adaptation fonctionnelle des communautés autochtones à leur milieu naturel comme l’un des fondements de leur territorialité. Il s’agit d’ailleurs d’un objet de recherche privilégié pour les anthropologues, ces derniers s’intéressant tout particulièrement au mode d’organisation socio-territoriale et aux pratiques culturelles des autochtones. Au tournant des années 1950, l’enthnobotaniste Jacques Rousseau a démontré que le type d’activités réalisées sur le territoire et la disponibilité de la faune déterminaient la répartition spatiale des autochtones et leur organisation sociale9 . De même, au milieu des années 1970, l’anthropologue Paul Charest a révélé que les communautés de chasseurs s’adaptaient à leur milieu en fonction des contraintes physiques imposées par le territoire. Selon Charest, « les effectifs démographiques, la technologie, les activités de subsistance, les groupes sociaux et les systèmes de connaIssance relèvent d’une étroite dépendance des ressources renouvelables que sont la faune terrestre et la faune aquatique lO ». En ce qui concerne les Atikamekw, l’anthropologue Claude Gélinas a souligné que le mode d’organisation communautaire et le cycle des activités saisonnières illustraient la manière dont les chasseurs parviennent à « conjuguer environnement, organisation sociale et économie de subsistance 1 1 ». Gélinas constate que les Atikamekw se répartissent en groupe de chasse familiaux pour accéder plus facilement aux ressources fauniques distribuées sur le territoire et ainsi améliorer l’efficacité de leurs activités de subsistance .
D’autres chercheurs ont documenté l’imaginaire géographique des autochtones en s’intéressant à leur cosmologie et à leur manière de se représenter et de concevoir le territoire. Dans son étude sur les communautés amazoniennes, l’anthropologue Philippe Descola souligne que chez les autochtones, le territoire forme un vaste continuum social dans lequel il n’existe pas de démarcations claires entre les entités humaines et nonhumaines. Les communautés autochtones développent des associations préférentielles avec les plantes et les animaux , et ce partenariat social que les chasseurs établissent avec les entités de la nature se trouve à la base de leur savoir technique, de leurs stratégies de subsistance et de leur capacité d’adaptation fonctionnelle . Comme chez bien d’autres communautés autochtones vivant de la chasse, les pratiques territoriales des Atikamekw vont de pair avec l’imaginaire géographique décrit par Descola. Il s’agit donc d’une manière de comprendre leur territorialité.
La territorialité des aUochtones dans la vallée du Saint-Maurice
Un certain nombre d’ouvrages en histoire industrielle et en géographie historique permettent de documenter le mode d’occupation territoriale des allochtones en Mauricie à partir de la seconde moitié du XIXc siècle. Dans Forêt et Société en Mauricie, René Hardy et Normand Séguin s’intéressent à l’exploitation du bois de sciage dans la vallée de la rivière St-Maurice au cours de la seconde moitié du XIXc siècle. Ces auteurs décrivent les travaux d’aménagement réalisés par les exploitants forestiers et l’État colonial puis provincial en vue de faciliter la coupe et le flottage du bois jusqu’à Trois- . Rivières. Ce faisant, ils mettent en évidence le rôle de la rivière St-Maurice comme axe d’intégration régionale et comme vecteur d’organisation territoriale . D’autres chercheurs se sont intéressés à l’émergence de l’hydroélectricité et à son incidence sur l’organisation de la région à partir du début du XXC siècle. En insistant sur le rôle des nouvelles industries de transformation dans la structuration de la vallée du St-Maurice , le géographe Normand Brouillette démontre que les innovations techniques comme l’hydroélectricité rendent possible le développement de nouvelles activités industrielles basées sur l’exploitation des ressources naturelles . De son côté, l’historien Claude Bellavance montre comment la Shawinigan Water and Power Company intervient dans l’établissement du territoire en aménageant des barrages hydroélectriques et en attirant des industries consommatrices d’énergie électrique . Il ressort donc de ces études que la rivière St-Maurice se trouve à la base du processus de structuration et d’intégration régionale au cours de notre période d’étude.
L’historiographie révèle par ailleurs que seuls quelques intervenants participent de façon active à l’organisation du territoire à travers la vallée du St-Maurice au début du xxe siècle, à savoir l’État québécois et la grande entreprise. Les recherches en histoire industrielle démontrent comment les compagnies de pâtes et papiers et les compagnies hydroélectriques participent à l’extension et à la consolidation de l’aire d’activités des allochtones sur le territoire. Guy Gaudreau souligne qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l’assouplissement des règles de concession des terres de la couronne et l’accroissement des superficies concédées par l’État permettent aux entrepreneurs de contrôler de vastes étendues forestières 19. Avec l’émergence du secteur des pâtes et papiers à la fin du XIXe siècle, de nouvelles aires de coupe s’ajoutent à celles déjà exploitées, élargissant ainsi le domaine d’exploitation forestière dans la région20 . Du côté des pouvoirs d’eau, une seule compagnie hydroélectrique s’impose à terme le long de la vallée du St-Maurice au cours de la première moitié du XXC siècle. Comme le démontre Claude Bellavance, la Shawinigan Water and Power Company s’arroge les pouvoIrs d’eau et devient ainsi le principal gestionnaire de la rivière St-Maurice .
Le début du XXe siècle marque également l’émergence de l’État québécois comme intervenant actif sur le territoire. L’historien David Massel définit son rôle en tant que fiduciaire des ressources naturelles. Aussi, il démontre comment les industriels et l’État, avec leurs pouvoirs respectifs, leurs besoins, leurs visées et leurs actions spécifiques, interviennent et collaborent sur le territoire22 . Dans un article rédigé en complément de sa monographie sur la Shawinigan Water and Power Company, Bellavance s’intéresse au mode d’aliénation des pouvoirs d’eau au Québec durant la première moitié du XXe siècle. Il caractérise l’attitude de l’État québécois avant 1910 par un laissez-faire économique. Cette date marque néanmoins un tournant dans l’administration des cours d’eau de la province avec la création de la Commission des eaux courantes du Québec. Il s’agit d’un organisme gouvernemental chargé d’inventorier les ressources hydrauliques, de réaliser des études de terrain et de construire des barrages d’emmagasinement pour la régularisation du débit des eaux .
Si ces études nous permettent de définir le rôle de l’État en tant qu’acteur territorial et de connaître la manière dont il collabore avec la grande entreprise pour prendre en charge le territoire de la vallée du St-Maurice au cours des premières décennies du XXC siècle, il nous est plus difficile toutefois de cerner le rôle des élites régionales (le clergé et la petite bourgeoisie par exemple) dans ce processus de transformation territoriale. L’historien René Verrette indique que, faute de moyens techniques et financiers, les élites régionales de la vallée du St-Maurice n’ont eu que peu d’incidence sur l’organisation territoriale à partir du début XXC siècle. Elles ont dû s’en remettre aux industriels et à l’État pour mener à terme leurs projets de développements régionaux . Pour cette raison, nous nous en tiendrons essentiellement aux discours et aux visées de l’État québécois et des industriels, puisqu’il s’agit des seuls véritables acteurs territoriaux au cours de notre période d’étude.
La construction du territoire et la mise en ordre de l’espace, comme il en est question dans ces ouvrages, sous-tendent un ensemble de représentations spatiales et de discours de développement sur lesquels nous nous appuyons pour définir la territorialité des allochtones, leur imaginaire géographique et leurs pratiques territoriales.
Les rapports de territorialités entre autochtones et allochtones
Depuis les années 1980, un nombre croissant de chercheurs documentent les effets de la seconde industrialisation sur les communautés autochtones du Canada, les bouleversements sociaux qui en découlent, la perte des moyens de production et des accès au territoire, la relocalisation des communautés, la disparition des référents identitaires et les problèmes de transmission culturelle entre les générations.
Les chercheurs s’intéressent entre autres à la manière dont les allochtones s’approprient les portions du territoire initialement occupées par les autochtones. C’est en accumulant des données sur le terrain et en changeant la manière de définir l’espace géographique que les allochtones parviennent à étendre leur contrôle sur le territoire. Dans son étude sur les communautés autochtones de la Colombie-Britannique, le géographe Cole Harris démontre le rôle de la cartographie dans leur dépossession territoriale. Selon lui, la collecte des données sur le terrain et la production cartographique permettent de conceptualiser des espaces peu familiers pour en faciliter l’appropriation subséquente25 . Aussi, il semble que c’est à partir du travail des scientifiques et des ingénieurs sur le terrain26 que les allochtones parviennent à imposer leur imaginaire géographique et leur manière de percevoir le territoire. À ce sujet, l’historienne Tina Loo affirme que les allochtones produisent une vision simplifiée du territoire, une vue à vol d’oiseau où seules les données concernant les ressources exploitables sont prises en compte27 . Le géographe Jonathan Pey ton ajoute que les scientifiques et les ingénieurs s’appuient sur des notions d’expertise et de calculs28 pour superposer leurs connaissances sur celles des autochtones29 . Il s’agit donc d’un rapport de pouvoir opposant deux groupes aux forces inégales, et où les premiers occupants en viennent à cesser d’être visibles sur le territoire.
Plusieurs études mettent en évidence la marginalisation territoriale des autochtones lors de la mise en place des infrastructures industrielles pour la collecte des ressources naturelles. Des anthropologues comme Paul Charest ont démontré que la reconfiguration de l’écosystème découlant de la mise en exploitation industrielle du territoire par les allochtones entrave les activités traditionnelles de chasse, de trappe et de pêche des autochtones3o . Les projets d’aménagement hydroélectrique ébranlent tout particulièrement le mode de vie traditionnel des autochtones en détruisant leur moyen de production. Aussi, ces développements n’offrent aucune alternative économique en retour, ce qui a pour effet de placer les autochtones dans un état de dépendance à l’égard des allochtones, affirme Martin Looney, en prenant l’exemple des Cris du Manitoba3 !. L’extension de l’aire d’activités industrielles est également synonyme de perte d’assises territoriales pour les autochtones. Dans son étude sur les Algonquins de l’AbitibiTémiscamingue, l’anthropologue Jacques Letoux illustre comment l’intrusion des allochtones entraîne le fractionnement des communautés autochtones et leur confinement dans des secteurs de plus en plus restreints sur le territoire .
Des anthropologues et des historiens ont traité du cas des Atikamekw et de l’invasion progressive de leur territoire ancestral par les allochtones à partir de la fin du XIXe siècle. Au tournant des années 1970, Norman Clermones a ouvert le champ de recherche sur le .mode de vie ancestral des Atikamekw, leur culture traditionnelle et leur mode d’organisation socio-territoriale. Durant les années 1980, plusieurs chercheurs ont ensuite suivi ses traces et commencé à s’intéresser aux contacts entre les Atikamekw et les allochtones. Parmi eux, Maurice Ratelle démontre qu’au cours du XXe siècle les allochtones imposent leurs impératifs politiques et économiques aux Atikamekw. Selon lui, lorsque le territoire passe d’une vocation traditionnelle à une vocation industrielle, les activités des allochtones menacent le mode de vie ancestral des Atikamekw36. De même, l’anthropologue Marie-France Labrecque a mis en évidence la marginalisation économique des Atikamekw en raison de la dégradation de leurs moyens de subsistance et de leur entrée dans l’économie capitaliste comme guides et travailleurs forestiers .
Plus récemment, l’anthropologue Sylvie Poirier s’est intéressée au mode de représentation territoriale des Atikamekw et des allochtones en cherchant à définir comment leurs imaginaires géographiques diffèrent et tendent à se confronter. Sans tenir compte de la présence ancestrale des Atikamekw sur le territoire, les allochtones ont instauré un nouveau système d’exploitation, de gestion, de juridiction et de représentation territoriale en Haute-Mauricie à compter du début du XXe siècle. Poirier indique que cet imaginaire géographique tend à s’imposer sur celui des Atikamekw, ce qui a pour effet de bouleverser leurs connaissances, leur système d’identification et leurs pratiques territoriales .
L’anthropologue Claude Gélinas a défini pour sa part les répercussions des activités industrielles sur les pratiques territoriales des Atikamekw. Dans sa thèse de doctorat, il a décrit leurs pratiques ancestrales en tenant compte de l’intrusion progressive des allochtones en Haute-Mauricie39. En s’intéressant aux transitions culturelles des Atikamekw au XIXe et au XXC siècles, Gélinas révèle ensuite que la montée des activités industrielles vers le nord limite leur aire de chasse et de trappe, modifie leurs relations à l’environnement et cause des changements dans leur mode d’organisation socio territoriale et dans leur mode de subsistance4o. En offrant ainsi une vue d’ensemble de la vie des Atikamekw sur le territoire à compter de la fin du XVIIIc siècle41 , les travaux de Gélinas nous permettent de définir la territorialité des Atikamekw et de déterminer en quoi l’intrusion des allochtones en Haute-Mauricie ébranle leur mode de vie et leurs pratiques territoriales.
Les sources de seconde main
En l’absencè de sources écrites laissées par les Atikamekw, nous nous appuyons sur les écrits des témoins oculaires présents en Haute-Mauricie au cours de notre période d’étude pour retracer les bouleversements territoriaux auxquels sont confrontés les Atikamekw. Ce «regard sur l’autre» permet de pallier les zones gnses de l’historiographie traditionnelle en restituant le discours et les représentations territoriales des Atikamekw dans le contexte industriel du début du XXC siècle. Nous recourons entre autres aux écrits du missionnaire Joseph-Étienne Guinard, oblat Marie-Immaculée (o.m.i,), qui relate les événements marquants de cette époque dans un journal conservé au centre d’archives des o.m.i. à Ottawa (fonds Deschâtelets). En 1980, l’anthropologue Serge Bouchard a procédé à l’édition des mémoires du père Guinard4s . L’ouvrage présente l’avantage d’être mieux organisé et plus facile d’accès que sa version manuscrite. Si ce journal nous éclaire sur la situation des Atikamewk au début du siècle, il faut toutefois tenir compte du parti pris de Guinard pour les Atikamekw, qu’il considère comme ses protégés. Les annotations critiques de Bouchard nous sont donc utiles pour compléter ou mettre en perspective le témoignage du missionnaire.
Au témoignage de Guinard, s’ajoutent les travaux réalisés par les anthropologues John Montgomery Cooper, Daniel Sutherland Davidson et Frank Gouldsmith Speck dans le moyen-nord québécois entre les années 1910 et 1940. Ce sont les premiers chercheurs à avoir documenté de façon systématique46 les pratiques territoriales et le mode de vie traditionnel des communautés autochtones du Québec. S’inquiétant de la désintégration rapide et de l’homogénéisation accélérée des culttIres dites « primitives » à partir du début du XXC siècle, ils cherchent à recenser et à préserver le mode de vie des autochtones du nord-est de l’Amérique, menacé par l’industrialisation et la modernisation occidentale. Les articles issus de leurs études de terrain apparaissent dans les principales revues d’anthropologie aux États-Unis au cours des années 1920 et 1930.
Les variations hydrologiques de la rivière St-Maurice incitent néanmoins les allochtones à réaliser des aménagements de plus grande envergure sur le territoire à compter de la fin de la première décennie du XXC siècle. En effet, les périodes d’étiage saisonnières réduisent la capacité de production des usines hydroélectriques en plus d’entraver le flottage du bois jusqu’aux usines de transformation2o . Vers le début des années 1910, la Laurentide flotte trois millions de billots par année sur la rivière SaintMaurice. Avec les variations du niveau des eaux, la compagnie de pâtes et papiers perd néanmoins l’équivalent de deux millions de billots sur les rives du St-Maurice à chaque saison de flottage. À certaines occasions, la compagnie doit même suspendre ses activités parce que les hautes eaux du printemps menacent son usine de production à Grand-Mère .
L’aménagement de la rivière Manouane marque une première étape dans la mise en place du système de régularisation des eaux dans la région et pave la voie à des projets de plus grande envergure en Haute-Mauricie. Les barrages-réservoirs de la Manouane servent ainsi de projets d’essai à la St. Maurice Hydraulic. Il s’agit également d’une stratégie pour convaincre les industriels et l’État québécois du bien-fondé de la régularisation des eaux, et par le fait même, obtenir leur appui pour réaliser l’aménagement de nouveaux réservoirs en Haute-Mauricie. À l’aide des barrages de la Manouane, la St. Maurice Hydraulic conduit une série d’expérimentations pour démontrer l’étendue des possibilités offertes par les tributaires du St-Maurice en termes de régularisation des eaux. Durant l’été 1911 , par exemple, la St. Maurice Hydraulic ouvre les vannes des barrages de la rivière Manouane pour dégager les billes de bois de la St Maurice Driving and Improvement Association, échouées sur les rives du StMaurice. Impressionnées par l’efficacité avec laquelle les réservoirs permettent de déloger le bois, plusieurs compagnies (la Grès Falls Co., la Laurentide Co. et la StMaurice Boom and Driving Co. Ltd.) écrivent à la St. Maurice Hydraulic pour souligner les résultats profitables de la régularisation des eaux sur le St-Maurice . Considérant concluants les essais de la St. Maurice Hydraulic, les industriels de la vallée du StMaurice réclament davantage d’infrastructures de ce genre dans le Haut-St-Maurice.
CONCLUSION
Ce mémoire de maîtrise avait pour objet d’étude le processus de dépossession territoriale des Atikamekw en Haute-Mauricie au début du XXC siècle. C’est au moyen de la notion de territorialité que nous nous sommes intéressés aux contacts entre les Atikamekw et les allochtones. Comme leurs activités sont difficilement conciliables et que leurs imaginaires géographiques divergent, les Atikamekw et les allochtones entrent en confrontation pour l’occupation d’un même espace. C’est ce que nous avons souhaité faire ressortir dans cette étude.
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Table des matières
INTRODUCTION
Bilan de la littérature scientifique
Les rapports de territorialités: des notions de géographie humaine
La territorialité des autochtones
La territorialité des allochtones dans la vallée du SaintMaurice
Les rapports de territorialités entre autochtones et
allochtones
Questions de recherche
Corpus documentaire
Les sources de seconde main
Les archives et les imprimés gouvernementaux
Les archives industrielles
Les revues d’ingénierie
La presse régionale
Plan de l’étude
CHAPITRE 1 – LA TERRITORIALITÉ ATIKAMEKW: MODE DE VIE ET PRATIQUES ANCESTRALES
1.1 Nitaskinan (notre territoire) : occupation de la Haute-Mauricie par les
Atikamekw
1.2 Rapports au territoire chez les
Atikamekw
1.3 La transition des pratiques territoriales: contact avec les allochtones
et transformations environnementales
CHAPITRE 2 – L’APPROPRIATION DE LA HAUTE-MAURICIE PAR LES ALLOCHTONES ENTRE 1900-1930
2.1 La mise . en place d’une région industrielle dans la vallée du StMaurice
2.2 La régularisation des eaux de la rivière St-Maurice: une nouvelle
phase d’organisation et de structuration du territoire
2.3 L’aménagement du réservoir Gouin: extension et consolidation de la
vallée du St-Maurice
CHAPITRE 3 – LES RAPPORTS DE TERRITORIALITÉS EN HAUTEMAURICIE
3.1 L’appropriation symbolique du territoire par les allochtones:
accumulation des connaissances territoriales et production d’un
imaginaire géographique
3.2 L’appropriation physique du territoire par les allochtones: maillage
et mise en réseau de la vallée du St-Maurice
3.3 Dégradations environnementales et bouleversements sociaux chez les
Atikamekw : les effets de la déterritorialisation en HauteMauricie
CONCLUSION
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