Au départ de notre réflexion, un constat : la métropole lyonnaise est le deuxième pôle économique de France, elle jouit d’une base productive et tertiaire relativement diversifiée et dynamique. Pourtant, les autorités publiques en charge de son administration déploient des actions économiques de plus en plus élaborées destinées à attirer les entreprises et à favoriser le développement des activités sur le territoire. Elles sont toutefois limitées dans leur volonté d’agir par le caractère encore neuf de leur compétence et de leur légitimité d’intervention dans le domaine économique, ainsi que par le strict bornage de cette compétence économique : aides indirectes, aménagement de l’espace et création d’infrastructures, animation territoriale et marketing urbain. L’Etat français garde en effet le monopole de l’action économique directe et du contrôle de la quasi totalité des formes institutionnelles permettant la régulation de l’économie, à l’exception cependant de celles qu’il a volontairement abandonnées au profit du niveau supranational (Union Européenne), comme la monnaie et l’organisation de la concurrence. Pourquoi cette politique économique locale ? Comment et par qui est-elle définie et mise en œuvre ? Quels sont ses contenus, ses modes de faire et ses cibles ? Quelles évolutions profondes de la régulation économique territoriale et du rôle des pouvoirs publics locaux révèle t-elle ? Pour répondre à ses questions, nous avons choisi de mobiliser les apports de la théorie de la régulation développée par les économistes, ainsi que les prolongements et adaptations à la sphère décisionnelle apportés à cette aproche théorique de la régulation économique par la science politique, pour tenter de comprendre l’émergence, l’organisation et les modalités de mise en œuvre des dynamiques d’intervention économique territorialisées à partir du cas lyonnais.
Le territoire local à la rencontre de l’Economie et de la Politique Cadrage théorique
L’Ecole de la Régulation, dans la continuité des travaux fondateurs de M. Aglietta puis de R. Boyer, est le principal courant des Sciences Economiques qui prend en considération à la fois l’espace (ou variable territoriale) et le temps dans ses analyses. La théorie de la régulation véhicule en effet un discours sur les politiques économiques très spécifique, en mettant l’accent d’une part sur les dynamiques temporelles longues et les « effets de structure », et d’autre part en prenant en considération l’existence et l’évolution des formes institutionnelles pour expliquer le fonctionnement de l’économie (Lordon, 2002). Elle propose ainsi une approche historique du phénomène économique, fondée sur l’identification de périodes, caractérisées chacune par des formes particulières de régularité dans l’accumulation capitaliste, ainsi que par un mode de régulation, c’est-àdire par un type spécifique d’association entre le mode de régulation et le régime d’accumulation, tels qu’ils ont été définis par R. Boyer (1986). Cette approche permet de concevoir l’évolution économique comme une succession de phases présentant une certaine unité et une relative stabilité des processus, en alternance avec des phases de crise, correspondant à une inadéquation entre le mode de régulation (formes institutionnelles) et l’évolution du régime d’accumulation. La théorie de la régulation offre en outre une approche de l’économie qui met non seulement en avant l’historicité des modes de développement et de régulation, mais aussi de manière plus récente leur inscription territoriale à différentes échelles, du local au supranational, en passant d’abord par le plan national. L’espace est ici considéré comme le résultat, la manifestation, la dimension matérielle et physique des rapports économiques et sociaux (Lipietz, 1977), et non pas comme un simple support de rapports et d’activités, voire un simple coût en relation avec la distance. Dans la lignée des travaux développés en géographie sociale, l’espace est envisagé comme une partie intégrante des logiques de régulation : c’est une composante de la société qu’il contribue à produire et à reproduire, et le cadre d’enjeux de pouvoirs autant que de pratiques individuelles et collectives socialement et économiquement construites. Grâce à son ouverture sur les formes et structures institutionnelles de la régulation, cette théorie offre enfin des possibilités de prise en compte des modalités organisationnelles et des relations entre acteurs dans l’analyse des politiques publiques et de l’action développées dans le champ de l’économie. Elle offre donc un cadre conceptuel pertinent pour aider à la compréhension de l’émergence de la politique économique locale dans l’agglomération lyonnaise. En partant des institutions au niveau macro-économique et non du niveau micro-économique des firmes, cette théorie présente une analyse des cohérences des économies politiques qui confère une place importante à la prise en compte de la dimension politique dans l’explication des crises du système économique capitaliste actuel. Elle s’appuie pour cela sur une approche pluridisciplinaire, mêlant entre autres l’histoire, les sciences économiques, la sociologie, les sciences politiques, la géographie, ce qui n’est pas sans trouver d’écho dans les démarches de recherche conduites dans notre le domaine de l’aménagement de l’espace et de l’urbanisme. Elle s’appuie également sur des notions de base générales qui sont adaptables et applicables aux évolutions dans le temps et dans l’espace du couple régime d’accumulation / mode de régulation, permettant ainsi le repérage de configurations institutionnelles selon une périodisation de la dynamique historique du capitalisme (Boyer, Saillard, 2002). Sur la base de ce positionnement théorique, notre cadre d’analyse s’organise à partir de deux entrées disciplinaires complémentaires, l’une économique et l’autre politique, permettant chacune d’aborder la question territoriale et l’action publique locale en regard des logiques de la régulation. L’approche par la théorie économique ouvre le questionnement sur l’identification de la dimension territoriale de la crise du mode de régulation de l’économie et sur l’émergence d’un nouveau modèle de développement, faisant la part belle au territoire. Elle permet également de présenter les atouts et les faiblesses de la base économique lyonnaise, qui constitue la cible et le référentiel premiers de la politique économique locale . L’approche par la politique favorise quant à elle la prise en compte des représentations collectives et des référentiels idéologiques, de l’évolution de l’action publique et du fonctionnement des systèmes d’acteurs locaux dans l’analyse du processus de territorialisation de la régulation économique dans l’agglomération lyonnaise. Elle ouvre notamment la réflexion sur la problématique de la gouvernance et sur ses implications en termes d’intégration par les pouvoirs publics locaux des logiques de compétition économique portées par les entreprises .
REGULATION, ECONOMIE ET TERRITOIRE
Il s’agit ainsi de mettre en évidence la relation existant entre le mode de régulation de l’économie capitaliste et le territoire, afin de caractériser la dimension territoriale de la crise que traverse l’économie mondiale depuis le début des années 1970. Celle-ci se traduit notamment par l’émergence du niveau local comme une forme d’adaptation possible de l’organisation de la régulation économique territoriale aux nouveaux enjeux de fonctionnement flexible et hyperconcurrentiel du régime d’accumulation. La caractérisation d’un nouveau modèle de développement économique centré sur le rôle du territoire, comme facteur agissant et comme source d’avantages comparatifs pour les entreprises, est très importante pour comprendre le profond changement de référentiel d’ensemble qui accompagne l’avènement des politiques économiques territorialisées. Celles-ci sont en effet de plus en plus placées sous la domination de l’impératif de compétitivité et de l’exacerbation des logiques de concurrence entre les territoires. Elle nous permet en outre de présenter une première approche descriptive du système productif de l’agglomération lyonnaise, qui tente de mettre en avant les atouts et les faiblesses de celui-ci face à ce changement de paradigme économique.
La caractérisation théorique de la régulation économique
L’action économique territoriale a pour vocation de prendre part aux tentatives de régulation publique de l’économie (Joye, 2002). Les notions d’interventionnisme économique et de régulation renvoient ainsi aux actions de la sphère publique dont l’objet est « d’influer sur le comportement des agents économiques privés et publics de manière à lutter contre les dysfonctionnements du système économique capitaliste. Elles illustrent la propension des collectivités publiques à intégrer le concert de l’économie. (…) L’interventionnisme économique (…) a pour objet de faciliter directement les conditions du développement de l’économie » (Joye, 2002, p.17). Si le terme «interventionnisme » renvoie à la fois à l’interposition des pouvoirs publics entre les composantes de la sphère économique et à la dimension dogmatique de ce positionnement intermédiaire de l’institution publique dans le cadre d’une économie dirigée par l’Etat, le terme « régulation » semble être plus consensuel et adapté à un contexte de crise économique et d’incertitude, dominé par le retour en force des thèses libérales. Pour autant, la régulation existe déjà durant la période d’économie dirigée, mais elle s’opère selon un registre d’encadrement de la croissance et des pratiques économiques, alors qu’elle relève plutôt d’un mouvement offensif et décentralisé en période de crise, destiné à favoriser la relance de la croissance économique. La régulation, en tant que notion et grille de lecture, permet ainsi de penser l’encadrement et le guidage de l’économie au sein d’une société, ou formation sociale.
Régulation et accumulation du capital
La régulation peut être définie comme « l’ajustement, conformément à quelques règles ou normes, d’une pluralité de mouvements ou d’actes et de leurs effets ou produits, que leur diversité ou leur succession rend d’abord étrangers les uns aux autres » (Canguilhem, Encyclopedia Universalis, Vol. 14, in Julla, 1991). Il s’agit d’un processus complexe, mêlant des mécanismes économiques, sociaux et politiques, par lequel un système économique et social parvient à se reproduire dans le temps en conservant l’essentiel de ses caractéristiques structurelles, par delà les crises qui l’affectent (Echaudemaison, 1998). L’approche régulationniste s’appuie sur la notion centrale de régime d’accumulation du capital, qui permet de caractériser les différentes formes revêtues par le système économique capitaliste au cours de l’histoire. Un régime d’accumulation peut être défini comme un ensemble de régularités dans l’accumulation du capital, propre à chaque économie et dans lequel il est possible d’isoler les stratégies des acteurs économiques. Il est caractérisé par un double jeu de structures et d’acteurs, perceptible à travers plusieurs formes de régularités, telles que l’organisation de la production, l’horizon temporel de valorisation du capital, les modalités de partage de la valeur au sein de la formation sociale et l’articulation des formes capitalistes avec les autres formes non capitalistes. De manière schématique, il est possible d’identifier différents régimes d’accumulation du capital successifs. Le régime d’accumulation extensif, qui prévaut de la révolution industrielle du 19ème siècle à la veille de la seconde guerre mondiale, est caractérisé par une croissance du capital s’effectuant par vagues successives dans un champ élargi, sans qu’il n’y ait de bouleversement majeur des conditions de production (peu ou pas de gains de productivité). Les espaces économiques sont définis par des unités actives simples (des petites ou moyennes entreprises majoritairement implantées en un seul lieu) et les plans des acteurs économiques génèrent essentiellement une concentration spatiale des activités selon la dynamique des économies d’agglomération, au sein de bassins industriels rassemblant les capitaux et la population active.
A Lyon, cette période correspond à la phase de développement du capital industriel local et à l’implantation de nombreuses activités économiques dans la ville ou dans sa périphérie immédiate, autour d’entreprises de taille importante comme Mérieux, Gillet, Berliet, les Films Lumière…, mais aussi d’une multitude de petites firmes familiales ou artisanales. La base économique lyonnaise se structure autour de plusieurs grands secteurs d’activité, comme la chimie, la pharmacie, la mécanique et le textile, acquérant un profil généraliste et largement diversifié. Le pôle économique lyonnais émerge comme un centre productif de premier rang dans le paysage économique français et européen. Le régime d’accumulation devient intensif durant la période de croissance qui suit la seconde guerre mondiale, les Trente Glorieuses. Ce régime peut être qualifié d’intensif, dans la mesure où il s’appuie sur une dynamique productive au sein de laquelle la croissance du capital s’accompagne d’une transformation rapide du processus de production, entraînant des gains de productivité importants induits par l’utilisation croissante des machines et du progrès technique, la rationalisation des procédés de fabrication selon la logique taylorienne puis des circuits de branches, ainsi que le recours à la concentration et au regroupement des unités productives. Ce système, généralement qualifié de fordiste, repose ainsi sur la domination d’unités actives complexes (les grands groupes capitalistes) et sur un espace économique associé défini au plan national, voire au plan international, selon une logique de diffusion spatiale des activités. L’intégration de Lyon dans ce nouveau système est réalisée au travers de la politique nationale d’expansion économique et d’aménagement du territoire déployée par l’Etat central .
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Table des matières
Introduction
Première partie : Le territoire local à la rencontre de l’Economie et de la Politique
Cadrage théorique
Section 1 : REGULATION, ECONOMIE ET TERRITOIRE
Section 2 : REGULATION, POLITIQUE ET TERRITOIRE
Conclusion de la 1ère Partie
Deuxième partie : La régulation économique sous domination étatique (1950-1980)
Section 1 : LA POLITIQUE ECONOMIQUE NATIONALE ET SES DECLINAISONS A LYON
Section 2 : LA PLACE DU SYSTEME D’ACTEURS LYONNAIS DANS LA CONDUITE DE LA POLITIQUE ECONOMIQUE
Section 3 : VERS LA TERRITORIALISATION DE LA REGULATION ECONOMIQUE SPATIALE
Conclusion de la 2ème Partie
Troisième partie : la territorialisation de la politique économique dans la métropole lyonnaise (1980-2005)
Section 1 : IMPERATIF ECONOMIQUE ET MONTEE EN PUISSANCE DES POUVOIRS PUBLICS LOCAUX DEPUIS 1980
Section 2 : LA STRATEGIE COMME MODALITE DE REGULATION ECONOMIQUE TERRITORIALE
Section 3 : CONFIGURATIONS ET LIMITES DE LA NOUVELLE GOUVERNANCE ECONOMIQUE LYONNAISE
Conclusion de la 3ème Partie
Conclusion
Bibliographie générale
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