La synthèse organique biomimétique : la nature comme source d’inspiration
Si nous prenons la nature pour guide, nous ne nous égarerons jamais . Cicéron .
Le mot nature provient du latin natura qui signifie l’ensemble des êtres et des choses. Elle est une source d’inspiration universelle, notamment pour les physiciens en Grèce antique qui se sont attachés à ne plus expliquer les phénomènes naturels par le biais des mythes mais par l’observation de la nature elle-même (φύσις, nature). S’inspirer de la nature pour comprendre dans quel environnement l’homme évolue et améliorer son confort constitue un défi de taille pour la communauté scientifique.
Jamais la nature ne nous trompe ; c’est toujours nous qui nous trompons. Jean Jacques Rousseau .
La synthèse organique biomimétique ou biologiquement inspirée est une branche de la chimie organique, visant à synthétiser des produits naturels en utilisant les stratégies du vivant. Ces stratégies, intimement liées à la biochimie et à la synthèse totale, suscitent des questionnements et des hypothèses biosynthétiques en lien avec la stratégie de synthèse à employer. Le rôle et le fonctionnement exact de certaines enzymes étant parfois peu clair, la synthèse biomimétique est entreprise dans des conditions chimiquement contrôlées permettant de répondre aux hypothèses de génération de la complexité moléculaire. Historiquement, la première synthèse biomimétique a été rapportée par Robinson pour sa synthèse de l’alcaloïde tropinone. L’intérêt croissant pour cette stratégie au cours de ces dernières dizaines d’années confirme l’attrait et la pertinence du raisonnement que confère la synthèse totale bio-inspirée. Un exemple intéressant est la fonctionnalisation tardive par oxydations de produits naturels ou de précurseurs de biosynthèse peu fonctionnalisés. Cette logique, qui a amplement été développée par l’équipe de Baran, s’inspire de la biosynthèse des produits naturels et se décompose en deux phases. La première phase consiste en la formation du squelette carboné par l’intermédiaire de transformations enzymatiques. Par exemple, dans le cas des diterpénoïdes d’Euphorbia à l’origine de la biosynthèse de l’ingénol . et du phorbol . le diphosphate de diméthylallyle (DMAPP) (3) est transformé par les enzymes pyrophosphate de farnesyle synthase (FPPS) et pyrophosphate de géranylgéranyle synthase (GGPPS) en pyrophosphate de géranyle géranyle .Il s’en suit différentes phases de constructions de liaisons carbone-carbone, notamment celle du squelette des casbanes (5) par une casbène synthase, puis des transformations successives hypothétiques des squelettes lathyrane (6), tigliane (7) et ingénane .
Une fois ces squelettes carbonés biosynthétisés, la deuxième étape consiste en une fonctionnalisation dite tardive par oxygénations régio- et stéréosélectives de liaisons C-H (en rouge), fréquentes in vivo. Ainsi, dans le cas des squelettes tigliane (7) et ingénane (8), on peut imaginer la formation de l’ingénol (1) et du phorbol (2) au travers des oxygénations tardives. Cette stratégie ne s’applique pas uniquement aux diterpénoïdes mais peut s’étendre à toutes les familles de produits naturels ayant des fonctions oxygénées.
Le rôle du chimiste organicien biomimétique est de synthétiser par voie chimique les précurseurs hypothétiques de biosynthèse (les squelettes carbonés), pour ensuite étudier leurs comportements lors de transformations oxygénantes, de préférence en utilisant des conditions bio-inspirées. Ainsi, l’accès aux produits naturels par cette voie peut être qualifiée de biomimétique, et peut donner, en plus de l’accès à des structures inédites, une explication sur la biosynthèse de ces métabolites secondaires. En outre, l’opportunité de former de nouvelles liaisons chimiques et d’activer des sites supposés inertes, conduit à un panel de diversité moléculaire inégalable. Sommes-nous capables, en tant que chimistes organiciens, de comprendre comment la nature génère la chimio-diversité ? Pouvons-nous mimer la nature pour en comprendre son fonctionnement ?
Ce manuscrit développera et tentera d’expliquer la diversité associée aux phénomènes d’oxydations par fonctionnalisation tardive de produits naturels, à partir de deux plateformes d’études que sont les chalasines polycycliques (projet de thèse principal) et les diterpènes (projet de synthèse secondaire visant à soutenir méthodologiquement le précédent). La synthèse totale d’un précurseur potentiel de la biosynthèse des chalasines et le développement de méthodologies organiques d’oxygénations biomimétiques seront les outils pour répondre aux questions fondamentales liées à la chimio-diversité dans ces deux séries de produits naturels.
Les cibles de synthèse : la trichoderone A et la trichodermone
La trichoderone A (9) et la trichodermone (10) sont deux chalasines polycycliques récemment isolées du champignon endophyte Trichoderma gaamsi. Ce dernier est issu de la plante chinoise Panax notoginseng Burk., utilisée en médecine traditionnelle. Structurallement, la trichoderone A (9) est constituée d’un système pentacyclique 7/6/6/5/5 unique, biosynthétiquement issu de la L-leucine et de 8 unités acétates. La trichodermone (10) est quant à elle la première spirochalasine composée d’un squelette tétracyclique 7/5/6/5, ayant la même origine biosynthétique .
En plus de leurs structures originales, elles disposent toutes les deux d’activités inhibitrices modérées envers la lignée cellulaire cancéreuse HeLa (IC50 (9) = 40µM ; IC50 (10) = 5.72 µM). Leurs faibles rendements d’extraction (0.003% pour 9 et 0.004% pour 10) et leur structure complexe en font des candidats de choix pour la synthèse totale. Bien que plusieurs chalasines polycycliques aient déjà succombé à la synthèse totale, la trichoderone A (9) et la trichodermone (10), récemment isolées, n’ont encore jamais été synthétisées.
Les chalasines : une diversité chimique et biologique
Origine et structure des chalasines
Les chalasines sont des polycétides d’origine fongique biosynthétisées par la voie des polycétides synthases hybridées à des synthétases de peptides non ribosomiques (PKS-NRPS). Ces métabolites secondaires dérivés d’acides aminés sont caractérisés par leur structure de type isoindolone , fusionnée généralement avec un macrocycle de type carbocycle, lactone ou carbonate cyclique. La nomenclature des chalasines se réfère à leur acide aminé respectif. Par exemple, les cytochalasines, comme la cytochalasine A (11), sont substituées par un groupement benzyle provenant de l’acide aminé L-phénylalanine. De la même manière, les pyrichalasines comportent un groupement p-méthoxybenzyle issu de la L-tyrosine (scoparasine A (12)), les chaetoglobosines un (indol-3-yl)méthyle issu du L-tryptophane (pénochalasine C (13)), les aspochalasines un 2-méthylpropyle dérivé de la L-leucine (aspergilline PZ (14)) ou encore un méthyle pour les alachalasines issues de l’alanine.
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Table des matières
Introduction générale
CHAPITRE 1 : LES CHALASINES POLYCYCLIQUES, UN MODELE D’ETUDE DU FONCTIONNEMENT DU VIVANT
Etude bibliographique
1. Introduction générale
1.1. La synthèse organique biomimétique : la nature comme source d’inspiration
1.2. Les cibles de synthèse : la trichoderone A (9) et la trichodermone (10)
2. Les chalasines : une diversité chimique et biologique
2.1. Origine et structure des chalasines
2.2. Activités biologiques des chalasines
2.3. Stratégies de synthèses totales des chalasines
3. Processus d’oxygénations enzymatiques, spontanés et bioinspirés
3.1. Généralités sur les oxydations in vivo
3.2. Mécanisme des monooxygénases
3.3. Processus d’oxydation non-enzymatique par les dérivés réactifs de l’oxygène
3.4. Les photo-oxygénations : des réactions biomimétiques ?
4. Stratégie de fonctionnalisation tardive par oxygénation des chalasines
4.1. Origine de la diversité des chalasines oxygénées
4.2. Hypothèses d’oxydations tardives des chalasines
5. Biosynthèse des chalasines polycycliques : exemple du précurseur potentiel de
biosynthèse de la trichoderone A (9) et la trichodermone (10)
5.1. Biosynthèse hypothétique d’un précurseur commun
5.2. Stratégie de fonctionnalisation tardive vers la trichoderone A (9)
5.3. Stratégie de fonctionnalisation tardive vers la trichodermone (10)
CHAPITRE 2 : SYNTHESE TOTALE DU PRECURSEUR BIOMIMETIQUE DES CHALASINES POLYCYCLIQUES OXYGENEES
1. Stratégie bio-inspirée vers la synthèse de la trichoderone A (9) et de la trichodermone
2. Premiers essais vers la synthèse du fragment polyénique
3. Stratégies alternatives vers le précurseur biomimétique commun 150
3.1. Formation initiale de l’heptacycle : étude rétrosynthétique
3.2. Voie A : étude synthétique vers la formation du cyclo-aldéhyde 188
3.3. Voie B : étude rétrosynthétique vers le vinyl cyclo-alcène 187
3.4. Synthèse de la fonction triène
3.5. Synthèse du précuseur tétracyclique de biosynthèse 150 des chalasines polycycliques
3.6. Essais d’oxydations biomimétiques sur le squelette chalasine polycyclique
4. Vers une synthèse à grande échelle du précurseur 150 : voie C ?
5. Conclusion et perspectives
5.1. Conclusions
5.2. Perspectives
CHAPITRE 3 : PHOTOOXYGENATIONS BIOMIMETIQUES DE DITERPENES
1. Structures, origine naturelle et activités biologiques
2. Biosynthèse des acides résiniques
3. Fonctionnalisation tardive des diterpènes
4. Résultats et discussions
4.1. Mise au point du montage expérimental
4.2. Réactions de Schenk-ène sur les acides résiniques 95, 116, 296 et 301
4.3. Réactions de Schenck-ène couplés aux réarrangements de Kornblum-DeLaMare et de Hock
4.4. Lactonisation des cétones 315 et 317
4.5. Test d’activités biologiques
4.6. Conclusions et perspectives
Conclusion générale